La vie, quand même
Le récit du combat contre la maladie ou l’infirmité est devenu un genre en soi. Les uns constituent de brillantes réussites littéraires, d’autres sont émouvants sans susciter l’émotion esthétique. On me dira que seule l’émotion transmise compte, mais seule la qualité de l’écriture peut transformer le témoignage en œuvre et assurer une transfiguration, pliant les accidents de la vie à la rectitude de l’art pour que la flèche frappe en vibrant au centre de la cible. Nous en avons un exemple avec le livre unique d’Ariel Crozon – hapax imprévisible – qui doit sa consécration littéraire à Daniel Pennac sous un titre intimidant: L’Affreuse (éditions Autrement, 121 pages, 14,90€).
En effet, sous l’anonymat du sigle SLA (qu’est-ce qu’un sigle, sinon l’escamotage d’un nom?), derrière l’ésotérisme de la dénomination médicale – Sclérose latérale amyotrophique ou maladie de Charcot – Ariel Crozon a trouvé ce mot qui, devenu titre, sonne comme une insulte. L’Affreuse est bien le mot qui convient à cette maladie – elle grimace sa charge mortifère sous un masque luciférien. Elle épouvante parce qu’elle est fatale, sans espoir ni recours. Son annonce provoque la sidération.
Ariel a reçu la nouvelle comme une balle en plein cœur pour tuer l’espérance. Elle avait quarante-neuf ans. Elle a su tout de suite que l’Affreuse fixait elle-même le temps de sa survie : au mieux – au pire ? – trois à cinq ans. Comment vivre cette survie ? Très vite, elle s’est mise à écrire sur le conseil de Luc, son mari. Pour la première fois, elle tient la plume autrement que pour rédiger notes et rapports à destination de sa direction au sein de l’IRD (Institut de recherche pour le développement). Dès les quatre ou cinq premiers feuillets, elle a trouvé l’essentiel : non seulement un style – ce qui est déjà beaucoup – mais un ton de voix, la clé de sol qui convenait exactement à son registre.
La lire, c’est l’entendre, même pour le lecteur inconnu qui ne sait rien d’elle. Ariel Crozon s’est découverte comme écrivain à l’annonce de sa fin prochaine. Au début, il s’agit de faire face à l’Affreuse, d’en décrire les effets et les évolutions, de laisser libre cours à l’incompréhension et à la révolte – un exutoire. Puis est venu le temps de la rétrospective, le retour sur son passé, son mari, ses enfants, sa famille, ses proches, dans un mouvement de tendresse et d’affection sans complaisance ni pathos. Simplement ça. Mais cette plongée dans la mémoire s’est muée en un regard introspectif – économe de ses moyens, bref dans ses formulations, refusant l’éclat et la couleur sans virer au drame et au noir – c’est injuste, c’est douloureux, mais c’est ainsi – avec une distance qui n’exclut pas l’émotion mais la contient, fraîche et nette, et donne au lecteur un sentiment contradictoire, inexplicable, d’intensité dans la douleur et de légèreté d’esprit. Sans concession, sans gesticulation violente, sans combat qu’elle sait perdu d’avance, elle affirme son écriture à mesure que son corps se dégrade, elle tente d’apprivoiser la maladie en disant simplement ses symptômes et ses pensées. Plus ses muscles s’amoindrissent, plus son esprit coule intact dans les lignes qui s’inscrivent sur l’écran.
C’est d’abord l’écriture de l’expérience : se regarder soi vivante et voir que, si la vie du corps s’amenuise, celle de l’esprit suit son cours. Témoigner pour les siens. Puis très vite c’est l’expérience de l’écriture, vive, alerte, qui lui procure visiblement un plaisir sans mélange, même quand le récit se hérisse d’épines qui font mal. Pour ne pas souffrir, Ariel Crozon choisit – ou cela s’impose à elle – de rendre bref le paragraphe, titré d’un mot (Daniel Pennac écrit : «Ces titres sont comme des allumettes qui proposent la petite flambée qui suit.»), qui arrête net l’émotion de l’écrivain mais la transmet intégralement au lecteur. Le paragraphe se referme souvent sur une phrase courte, coupante, qui claque comme un volet au vent mauvais.
L’expression est belle, et poignante. Encouragée par les quelques lecteurs qu’elle a élus, par prémonition sans doute, Ariel songe bientôt à publier. Ultime grande joie : ce sera un livre. Elle a pris conscience du fait tangible qu’un écrivain est né en elle pour faire de sa maladie la dernière étape d’une vie pleinement vécue et non une mort anticipée. C’est pourquoi elle pousse l’écriture à ses dernières limites. À mesure que la maladie avance, les mains faiblissent, les gestes se contrôlent de moins en moins, il faut renoncer à écrire soi-même et dicter : c’est plus difficile. Les logiciels manifestent très vite leurs insuffisances, il n’y a bientôt plus que la voix à l’oreille de l’amie ou de l’assistante attentive, jusqu’à ce que, vers la fin, le nasonnement progressif la rende difficile à comprendre.
Entretemps, le projet de publication fait son chemin, les proches explorent les voies possibles, mais le texte dérange, sa nudité indispose. Jusqu’à ce qu’il atteigne Daniel Pennac. L’auteur du Journal d’un corps réagit immédiatement, passionnément – il s’engage à trouver un éditeur et préface le livre d’un texte éloquent et senti comme il en a le secret. Il faut imaginer le visage illuminé d’Ariel Crozon relisant le message de Pennac avec le ravissement, la joie du jeune auteur qui voit son premier roman retenu – sa dernière vie prenait les couleurs d’un commencement.
«J’étais fière comme Artaban. Une lettre si élogieuse, une lettre du père de Malaussène, une lettre de l’inventeur du bouc émissaire! (…) Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas été aussi heureuse».
Quand les éditions Autrement lui ont fait parvenir leur accord, quelques jours avant sa disparition, elle a su que la dernière étape de son existence avait trouvé sa consécration. Il est rare d’assister à la naissance d’un authentique écrivain, plus rare encore qu’il naisse à la veille de sa mort. Mais cette œuvre, modeste en son format et puissante par les résonances qu’elle fait surgir des profondeurs de la sensibilité, nous adresse un message bruissant de vie – de vie quand même.
DANIEL LEFORT
(« Daniel Lefort », photo D.R. ; « New York 1949 » photo Richard Avedon)
3 Réponses pour La vie, quand même
« Le récit du combat contre la maladie ou l’infirmité est devenu un genre en soi ».
Oui hélas…, mais il est honnête de l’avoir précisé en liminaire… Cela dit, respect pour votre hommage à la jeune romancière, et peut-être un peu trop d’insistance sur daniel pennac… : « Muco vis, si t’oses »… disait arnaud, pour s’en moquer.
Maousse costaud, monsieur Lefort !
C’est excellent
3
commentaires