Le « coeur simple » de Marie-Hélène Lafon
Il y a des textes dont la modestie touche au sublime. Histoires (Buchet-Chastel) de Marie Hélène Lafon, qui vient d’être couronné du Goncourt de la nouvelle, appartient à cette bibliothèque-là, une bibliothèque qui affiche comme trésors principaux Un cœur simple de Flaubert ou Vies minuscules de Pierre Michon. Pourquoi parler de modestie ? Ses personnages demeurent des humbles et son écriture, suivant la grande règle selon laquelle le fond commande la forme, n’attire pas l’attention sur elle. Récit et phrases procurent au lecteur une jouissance savoureuse, ininterrompue, mais ni les héros de Marie-Hélène Lafon ni son style ne « font l’intéressant ».
Ses dix-neuf nouvelles racontent la vie de ceux dont on ne parle plus guère aujourd’hui, les paysans, parce qu’ils sont moins nombreux que les citadins, parce qu’ils diffèrent davantage qu’autrefois des citadins, non parce qu’ils ont changé, mais parce que les citadins, eux, ont changé. Pourquoi changeraient-ils, d’ailleurs, les gens de la terre ? Les saisons continuent leur ronde, les bêtes appellent au travail, on gagne durement sa croute, la vie ne fait pas de cadeaux. À l’évidence, ces paysans ne flattent pas notre narcissisme, notre illusion de progrès, notre vanité de modernes.
Or Marie Hélène Lafon se passionne et nous passionne pour eux. Histoires raconte l’histoire de gens sans histoire. Histoires racontent l’histoire de gens qui ne font pas d’histoires. La tragédie n’a pas forcément besoin de palais ou de rois, comme chez Racine ou Corneille. Ici, la tragédie vient d’un corset qui emballe le gros corps mou d’une pensionnaire, le drame nait d’une montre offerte pour une première communion. L’anodin cesse de l’être, l’infime s’enfle aux dimensions de l’univers, le vacarme sourd du silence. Les mots de Marie-Hélène Lafon décrivent un monde où les mots manquent, où les sentiments ne sont pas vécus comme des sentiments mais comme des actes, un monde âpre.
Elle dote ses textes d’une étrange caractéristique : ils se montrent hilarants dans le détail et s’avèrent tristes dans l’ensemble. Au gré des phrases, les images, les notations, les adjectifs témoignent d’une fine cruauté observatrice qui nous amuse mais, ultimement, la moquerie est poignardée par la douleur. On croyait se moquer et l’on compatit. La satire cachait une tragédie. Le rire se noie dans les pleurs. Cet étonnant retournement procure un plaisir tout particulier au lecteur.
Ses personnages hantent la mémoire longtemps après, et nous qui, ici, lisons beaucoup, nous savons que ce n’est pas courant. À quoi cela tient-il ? À leur opacité plus qu’à leur clarté. Au fait qu’ils ne sont pas présentés par des concepts, en termes psychologiques, mais abordés, cernés, attaqués, piqués par des notations brèves, toujours concrètes, qui suggèrent davantage qu’elles ne décrivent. Le lecteur est appelé à participer, le texte ne s’écrit pas sans lui, exigeant un travail d’imagination. Donc le livre de Marie-Hélène Lafon, une fois fermé, demeure en nous. Normal, nous l’avons en partie écrit avec elle.
Marie Hélène Lafont va droit à l’essentiel, droit à l’épure, avec économie de moyens parcimonieux, pesés. Contrairement à ces auteurs dits « du terroir » qui débitent le cliché au kilomètre comme leurs cultivateurs épandent le fumier dans les champs, elle se livre à un travail précis, concentré, elle cuisine les plats de la langue. Si certains écrivent avec des outils, d’autres écrivent avec des matériaux. Marie-Hélène Lafon fait partie de des derniers. Tout est mantière pour constituer la pâte du texte qu’elle malaxe avec ses mains, avec son corps, avec sa bouche.
J’ai tellement aimé ses nouvelles que je les ai lues à mes proches à voix haute. C’est là le plus grand risque pour un texte : ce fut un triomphe ! Tout tombe juste, rien ne traîne, ça ralentit, ça accélère, ça gicle, ça devient sourd, ça soupire, ça se tait. J’ai compris alors que tout avait été passé au gueuloir, que les phrases avaient résonné dans le corps. Et là, j’ai eu la conviction de rencontrer un grand écrivain.
Marie-Hélène Lafon, professeur agrégé, a avoué qu’elle n’est pas « sortie de l’école ni de la grammaire ». Peut-être, mais je sais, moi, d’où elle sort : de Flaubert.
Finalement, le bon Gustave a su faire un enfant ! Et c’est une fille. Ça tombe bien, il adorait les filles.
Eric-Emmanuel Schmitt
(« Eric-Emmanuel Schmitt » photo D.R. ; « Marie-Hélène Lafon » photo Olivier Roller)
5 Réponses pour Le « coeur simple » de Marie-Hélène Lafon
J’ai trouvé vos efforts méritoires pour dire les émotions de lecture que procure généralement cette grande dame qui creuse en effet un sillon secret ou délaissé pour compte. Je les partage, elle a réussi à s’émanciper de la lourdeur de la glaise pour évoquer les gens de peu, les taiseux, ce que peu savent faire aujourd’hui, avec une méticulosité et une simplicité sublimes d’où sourd souvent un sourire sur un fond des tristesse (souvenez-vous du métayer Joseph observer dîner ses patrons le soir avant de partir). Mais pourquoi vous a-t-il fallu détruire l’ensemble de l’effet de votre papier par l’usage de cette malheureuse métaphore qui en a instantanément détruit la rêverie induite ? Comment peut-on se laisser aller à sortir un cliché aussi lamentable que celui dont vous souhaitez vous exonérer vous-même ?… ces auteurs dits « du terroir » qui débitent le cliché au kilomètre comme leurs cultivateurs épandent le fumier dans les champs.
«…la nécessité de donner des mythes en pâture aux masses…»
Voilà un énoncé qui nous ramène à la question primordiale, voire la seule: comment oublier, ne serait-ce qu’un moment, que l’Homme, créé à l’image de Dieu, soit si imparfait.
Pas lu, mais voyons…
Je ne vous comprends vraiment pas quand vous dites que rien ne change chez les paysans; je crois surtout que l’image d’Epinal colle à la peau pour ne pas regarder ce qui se passe en vrai et qui est simplement le symptôme de la degradation d’une humanité dont le mode d’approche du vivant est la reification de plus en plus petrifiée d’un vivant vu comme simple objet de rentabilité. L’animal dit de rente est par la recherche deformé pour nous offrir plus de ce qui se vend bien comme des cuisses de porc, plus de pis pour avoir beaucoup de lait, plus de brechets etc et dont le mode de vie et de mort par assassinat toujours est on ne peut plus scandaleux et déshonorant pour notre espece. Mais en effet, ce qui reste identique chez ces industriels du VOL(viande, oeufs, lait) est que l’animal est toujours consideré comme simple materiel, même si c’est de plus en plus. J’ai mal de devoir payer des subventions pour ces gens sans scrupules qui sont, eu final des tortionnaires! EN effet, il ne suffit pas d’être passé comme moi à la conclusion logique du vegetalisme pour ne pas etre utilisé soi-même comme vache à lait des paysans, exploité sans qu’on nous demande notre avis. Envers les « bêtes » et les antispécistes, c’est la tyrannie.
Ne vous plaignez pas ensuite d’avoir pondu des psychopathes. Le monde n’a pas engendré des monstres par generation spontanée.
@comment oublier, ne serait-ce qu’un moment, que l’Homme, créé à l’image de Dieu, soit si imparfait
Je pense que vous avez voulu dire le contraire, héron cendré : « que Dieu, créé à l’image de l’Homme, soit si imparfait » et… ça n’est plus une question, mais une évidence qu a toujours été là. C’est bien l’homme, espèce supérieure dans l’ordre de la création qui a inventé l’histoire de ce Dieu ayant mis les bêtes, êtres inférieurs, à la portée de sa bouche carnivore, non ?
quant à « la nécessité de donner des mites 🙂 en pâture aux masses »…
pour ma part, je sais que les masses de notre espèce seront rapidement condamnées à manger des insectes & personnellement, j’y suis prêt !
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