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Des mondes à l’agonie

Des mondes à l’agonie

Par Philippe Godoy

godoyL’été 1893, dans un superbe palais vénitien, au bord de la lagune, séjourne le compositeur Tchaïkovski. Il est reçu par le propriétaire du palais, le docteur Barparoz. Ce dernier reste invisible, son mécénat semble mystérieux. Certes il reçoit généreusement des artistes ; il leur laisse une liberté totale pour se concentrer sur leur création. Mais le célèbre compositeur russe et les autres invités ignorent que le contenu des poubelles du palais est  soigneusement  conservé et permet au docteur de se constituer une inestimable collection d’inédits. Ainsi Tchaïkovski jette l’argument  et la partition d’un projet de ballet ‘Le mannequin d’or’ sans penser qu’il sera sauvé, à son insu.

Autres invités : une cantatrice qui chante les œuvres du grand compositeur, escortée de sa meilleure amie et d’un aventurier qui se fait passer pour un baron. L’amie de la chanteuse se réfugie souvent dans une pièce meublée de casiers pour déposer le courrier ; son passe temps favori est d’ouvrir les lettres envoyées par les personnes présentes ; courrier lui-même surveillé par un espion du docteur. Tout le monde a découvert le jeu et en joue, sous l’œil d’un valet Luigi. Son  comportement  est ambigüe, surtout  à l’égard de Tchaïkovski dont il semble avoir perçu le désarroi intérieur.

Le moment culminant de la vie sociale du palais- et du roman de Jean-Maurice de Montremy Le collectionneur des lagunes (20 euros, éditions Pierre-Guillaume de Roux) – est le bal de la Saint-Jean ; nous sommes à Venise à la fin du XIXe siècle, c’est un bal costumé mais sans masque. Le maitre de maison, toujours invisible, a mis à la disposition de ses invités, sa collection de costumes, tous aussi somptueux les uns que les autres. Le compositeur russe a choisi celui d’un maitre de chapelle (présent dans un tableau de Longhi), mais il ne participe pas à l’allégresse générale.

Il est en proie à des tourments que Venise ne parvient pas à calmer. D’une part, il achève dans la douleur ‘la symphonie pathétique’ ; d’autre part, il est hanté par le souvenir de son neveu pour lequel il éprouve des sentiments platoniques et inavouables, obsédé par un sentiment d’échec, à l’approche de la mort.

Cette évocation est  conduite, à la fin du XXe siècle, par le frère du nouveau propriétaire du palais, Arnaud Bauer. Ce jeune homme qui s’ennuie dans la vie, découvre une malle ayant appartenu, un siècle plus tôt, à l’ancien propriétaire du palais Barparoz : il découvre les documents ramassés dans les corbeilles des invités du palais. Ainsi, il récupère les lettres et partitions jetées par le grand compositeur russe. Son récit alterne l’évocation du séjour de ce dernier avec les états d’âme du narrateur qui n’arrive pas à se faire accepter par les femmes qu’il aime : il se sent un ‘raté’ dans tous les domaines.

Il en résulte, dans la structure du roman, une mise en écho de deux tragédies, toutes aussi douloureuses : celle du compositeur débouche sur une création reconnue et universelle. Ce séjour à Venise pendant  lequel il a été intérieurement si malheureux, lui a permis d’achever la ‘symphonie pathétique’. Par contre la souffrance  d’Arnaud Bauer se reflète dans un vide désespérant dont il a conscience: ‘Je me surprends d’avoir eu une vie si pleine, en réalité si terne, où rien n’est advenu, où nulle grâce ne me touche ni ne m’a touché’ (p. 256).

La force de ce roman est d’être construit comme une enquête dont l’aboutissement est le récit des mystères qui entourent la mort du compositeur. Cette enquête trouve son rythme dans l’habile équilibre entre l’érudition, les descriptions visuelles d’un quotidien ‘décalé et décadent’ à l’intérieur du palais vénitien et l’invention romanesque. Cette fresque, nourrie par une culture éblouissante, est constamment réchauffée par le souffle émotionnel des états d’âme des deux victimes du destin, un musicien génial et un raté de bonne famille.

Cet univers, parfois burlesque, souvent baroque et toujours émouvant, entre dans la lignée des atmosphères, évoquées par Lampedusa et Visconti : la peinture de mondes qui vont disparaitre mais qui s’offrent une agonie somptueuse avec des accents esthétiques qui leur survivront, comme ceux de la  ‘Symphonie Pathétique’.

PHILIPPE GODOY

(« Venise » photo Passou)

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Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature de langue française.

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commentaires

3 Réponses pour Des mondes à l’agonie

superbe ! dit: à

j’en bégaierai, presque …
transpose-nous dans cette musique
hors du commun !
(mes comment’ passent « mâle » : erreur de manip, hein … être cool : accepter « THAT »

JC..... dit: à

Si vous êtes content de vous, Philippe Godoy, c’est l’essentiel.

Clés vénitiennes dit: à

« Il est reçu par le propriétaire du palais, le docteur Barparoz. (…) Cette évocation est conduite, à la fin du XXe siècle, par le frère du nouveau propriétaire du palais, Arnaud Bauer. »

« La famille Barozzi, présente dans la paroisse de San Moisé depuis le xiie siècle, avait plusieurs palais à Venise. Le fait que plusieurs rues, cours et ponts des environs portent le nom de cette famille prouve que son établissement dans cette partie de la ville remonte à une époque très ancienne.

L’actuel palais, appelé aujourd’hui palais Barozzi Emo Treves de Bonfili, se dresse en un lieu où existait la Ca’ Grande (la Grande Maison) qui fut construite en 1164 pour Domenico Barozzi. Ce premier palais était en face d’un autre édifice, appartenant également aux Barozzi et qui fut rasé en 1310 suite à la participation de deux membres de la famille dans la conspiration de Tiepolo, voulant assassiner le doge Pietro Gradenigo alors en guerre contre le pape. Les Barozzi conservèrent ce palais dans leur descendance jusqu’en 1827, date à laquelle il fut vendu à la famille Treves.

Le palais Bauer Grünwald, aujourd’hui transformé en hôtel de luxe, appartenait également aux Barozzi. »

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