Le dernier homme
Je voudrais vous parler de l’homme augmenté. De l’homme égaré, effacé. Ce n’est pas la réalité qu’il faut augmenter, ou amplifier, à coups de logiciels, d’ions et d’octets. C’est l’homme qu’il faut amplifier, l’humain en nous qu’il faut bichonner. Lui redonner, à ce bourge, l’ivresse du soleil lorsqu’il monte de la terre au ciel, et qu’il glapit de joie. Lui refaire goûter la lumière qui prend à la gorge, qui fait vaciller comme un alcool, te laboure le gosier jusqu’à la glotte, te patouille, te fripouille.
Les données se sont emparées de nous, avec gloutonnerie. C’est la grande bouffe, le bal des bouffons. On allume déjà les torches pour faire brûler, pour embraser les bûchers. Il suffit de les regarder avec leurs gros cigares, avec leurs houppes, avec leurs perruques de nouveaux ducs. Il faut remettre l’homme debout, l’aider à devenir ce qu’il est, l’aider à retrouver retrouver sa mélodie, le bleu vert de la mer, la cerise lorsqu’elle brille dans la pupille.
Le réel n’a rien à faire avec les binômes. Aucun algorithme ne pourra jamais voir, sentir, la nage. Aucun ne pourra se retrouver sous le soleil, croquer à même la peau, sentir ses bras être vernis par l’eau. Aucun ne pourra savoir ce que sont deux corps qui tombent en apesanteur, l’un dans l’autre, comme des astronautes, comme des plongeurs en apnée, des corps pris dans leurs coulées, dans leurs poussées, aucune machine jamais ne pourra.
La gloire est dans la naissance. Créer de la naissance. Que ce soit avec les mots, avec les couleurs, avec les pierres, avec les corps. Les femmes ont une brassée d’avance, mais tous, les hommes aussi s’échinent. Écrire, peindre, sculpter, aimer, de temps en temps ils plongent. Mais aussi créer des entreprises. Écraser la misère, braquer la maladie, refaire vibrer l’ozone, vidanger les artères, redonner du blason à nos corps fatigués, lessivés. Remettre le monde à l’endroit. Habiter nos vies pour de vrai. Naître chaque jour, et ne mourir que sur la fin, lorsqu’on a épuisé tous les canevas, qu’il n’y a plus rien à redire. Mourir d’avoir tout donné, de n’avoir rien lâché.
Mais ne nous leurrons pas. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, ou d’homme, serrer dans ses bras cette joie de vivre, qui descend du ciel vers la mer, et y remonte d’un coup de palme pour retourner à la lumière. Le reste c’est faire des pompes, plier le genoux, courbettes, risettes, pour que le selfie soit bien cadré, et que les trophées soient bien à leur place, sur les étagères que le vent déboulonnera.
Le progrès est ce monde du binaire, du linéaire, qui cavale en ligne droite. Peut-être qu’il faudrait davantage lui préférer le sentier qui bifurque à la Borges, ou alors celui délaissé à la Frost, plus herbeux, avec moins de passants. « J’ai pris des deux le moins fréquenté / et c’était sans doute le plus important ». Penser c’est faire ce mouvement latéral, faire un pas de côté, pour mieux voir, pour regarder passer. C’est ce à quoi invite la poésie, la philosophie.
C’est à ce quoi invite l’écriture lorsqu’elle vient des tripes, lorsqu’elle éclabousse hors du ventre, comme un métal hurlant. Penser de travers, en biais, pas en ligne droit. Non pas aller à rebours, mais faire un détour. Ne pas se laisser conter fleurette, ne pas se laisser berner, qu’on t’esbrouffe avec des lucioles ou de la silice.
Qu’on nous fasse prendre des vessies pour des lanternes. Qu’on nous promette les voitures volantes pour ne récolter, au final, que des oisillons tout bleutés, tellement ils s’étranglent. Ne récolter au final que des babioles qui périment, qu’on programme pour péricliter au quart de seconde, et devenir aussitôt un bibelot de plus.
Certes, la révolution est là. Encore un saut. Quantique celui-là, un de plus, peut-être l’ultime. Hier c’étaient les chevaux qui ont été relégués par les voitures, qui sont retournés à leurs étables. Terminé les canassons, fini les carrosses qui s’évaporent lorsque sonnent les douze coups du minuit. Seulement voilà les chevaux, cette fois, c’est nous. On aura beau donner du collier, vouloir désarçonner le cavalier, s’énerver, un jour on ne pourra plus.
L’intelligence artificielle nous prendra aux mamelles, elle nous sucera jusqu’à l’épine dorsale, nous siphonnera jusqu’à la moelle. Alors il nous faudra non pas seulement agir, mais aussi et surtout réfléchir. « Chaque génération, sans doute, se croit être vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ». Sans doute nous faut-il aller moins vite, comme l’invite Albert, comme le dit Camus. Sans doute au lieu de vouloir dépasser le réel, nous faudrait-il davantage le réparer, câliner, cajoler un peu plus la terre, et surtout ne pas laisser l’humain fermenter en nous, qu’il se défasse lui-aussi dans ces solitudes de plus en plus acides, des vies sans récits, toutes rétrécies, à pianoter à longueur de journée, à tirer sur le boulier.
Les nouvelles technologies envahissent tout, même nos yeux, les laminent tous nos jours. Pire, elles tuent nos nuits à coups d’éblouis. On en sort tout dénuqués, les yeux rouges comme ceux des lapins avant qu’on les torde. Elles font pencher la balance du côté de l’oubli. Ce que les faux archanges de la vallée nomment la réalité augmentée est en fait une réalité injuriée, blessée, une réalité appauvrie, avec moins à toucher, avec moins à humer.
Certes l’intelligence fait feu de tout bois, elle crépite. Elle est ce bouquet d’artifices qui permet de décupler nos capacités cognitives, mais aussi de hacher. Il a trop de néons, trop de neutrons, trop d’apnées. Parfois ça suffoque aux entournures. On sabre dans le réel, et c’est toujours ainsi moins de temps, et d’espace, les uns pour les autres. Toujours moins de mémoires, toujours moins de souvenirs. D’ailleurs à quoi bon retenir puisqu’on peut tout emmagasiner dans le boitier.
Mais voilà, on manque d’air, on manque de cabanes, de prés. « L’homme n’est pas plus mauvais hier qu’aujourd’hui, il est simplement plus perdu », écrit Christian Bobin, dans Le plâtrier siffleur. On a demandé aux portables de regarder pour nous, de nous dire quoi aimer, quoi choisir à notre place. On a remplacé les battements du cœur par les pulsations de l’algorithme. Or croire c’est avant tout, et surtout, donner son cœur, donner sans retenue, en lâchant tous les rouges.
C’est ce qu’on est en train de faire. Donner son cœur aux choses, abdiquer. Parce que plus fiables, parce que trop faibles. On pérore, acclame, l’artiste qui est influenceur, comme si le nombre de suiveurs était un gage, une manière d’estampiller le talent, d’y apposer l’écusson. Pourtant Rimbaud n’a publié que quelques dizaines d’exemplaires qui ont ensuite péri, mangés par l’humidité et l’humus. Ils ont pourri dans la cave d’un imprimeur belge.
Kafka n’a presque rien publié de son vivant, aucun best-seller, pas même le Nobel. Quant à Van Gogh il aura vendu à peine deux broutilles avant de passer la frontière et de devenir, plus tard, l’artiste infini que l’on connait aujourd’hui. Le Caravage aura passé en un éclair de la lumière à l’obscurité, de la foudre à l’oubli. Il lui faudra des siècles pour sortir du cachot, pour revenir d’entre les morts. La postérité n’a rien à voir, n’a rien à faire avec les jetons de présence, rien à faire avec ceux qui plient genoux.
Il faut juste regarder. En grand. En large. Lever la tête, la baisser, la rebaisser. Ouvrir encore, toujours les yeux. Regarder de tout son sang. Regarder ces rues du matin, ces rues mal rasées, qui à peine tiennent debout. Marcher, s’éloigner des grands boulevards, des grands magasins avec leurs fanfaronnades, avec leurs devantures criardes, assourdissantes, et passer sa lame sur le crépi d’une ruelle, couper à ras du cou, bien sentir ce vent qui te cajole la glotte, peut à tout instant te la trancher la vie.
Parfois un simple quignon de soleil suffit. Un rien suffit pour s’ouvrir à nous, aller au-dedans. Peu importe. L’essentiel est de ne pas se rétracter. De ne pas terminer en vestiges. D’être ce vieillard avant l’heure, de vivre une vie finissante, qui s’est arrêtée à l’allumage, une vie de souterrains, où « tout autour c’est le flot des emmerdés, prenant des billets, chargés de bagages, éternellement là où il ne faut pas à l’heure qu’il ne faut pas », comme l’écrit Beckett dans son sublime, son infini, Malone meurt.
Rager, gronder, avant de claquer comme des fougères, avant de finir comme les rizières, empêtrés jusqu’au cou. Se demander toujours si l’on n’est pas mort à son insu ou né à nouveau quelque part. Être toujours sur le qui-vive, toujours aux abois. Les vêtements ne comptent guère. Peu importe qu’on soit bien boutonné, avec du tronc, avec du bassin, qu’on soit avec une robe de la haute ou de la basse, qu’on défile, avec ou sans tapis rouge.
Peu importe qu’il y ai des cassures, des hachures dans le corps, que ça déglingue aux entournures, qu’on n’est plus trop la fourche. Peu importe, du moment que les fils, que les follets, batifolent, que ça volute, que les plis continuent de danser, de faire leur féerie, que la vie fasse sa ballerine. Peu importe du moment que les fûts ne restent pas vides, et que l’eau se transforme en vin, que les ciels s’enfièvrent, deviennent canailles, tout rougeauds.
Dans les rues les troupeaux se disloquent. Les uns se hâtent, les autres s’obstruent. Bientôt on retournera à nos boxes, et on attendra là, calés dans nos écuries, qu’on revienne nous bourrer le foin. L’important dans la vie c’est qu’on vous ravitaille. Car, tôt ou tard on reste à court de vivres. On s’ennuie dans le box. On va ailleurs plutôt que nulle part. L’important c’est donc de ne pas sécher. C’est de couver son bleu du ciel, même si on te met les œillères.
On sait qu’on a toute la vieillesse devant soi, qu’après ce sera épilogue sur épilogue. On capitule, terminés les catapultes. On sait, qu’afin de ne pas mourir, il nous faudra aller et venir. Il nous faudra davantage que la douce soudaineté des chairs. Davantage que les spasmes. Davantage que les clics et les déclics. Beaucoup plus que le fracas des crécelles, ou le cliquetis des claviers.
Se croire vivant de la vie. Chialer sur les charniers. Ne pas s’aplatir, ne pas se ratatiner, humer, caresser. Attendre s’il le faut sur la lisière du désert pour guetter les Tartares. Ne pas désespérer d’espérer, et s’il le faut aller conter fleurette, traîner, bourlinguer. La source est là, lorsqu’on s’y attend le moins. Elle jaillit, même d’entre les creux, au cœur du granit, même lorsque la vie est devenue sèche, et que les corps ont cessé d’être humides, rapides, qu’ils ne sont plus que des poutres, à peine bon pour l’urne.
La nouvelle la plus émouvante de Dino Buzzati, parce que celle qui te gicle, te foutre d’espérance, c’est bel et bien Les sept messagers. Elle raconte un roi qui décide d’envoyer ses cavaliers explorer les confins du royaume, et de s’en retourner que pour lui raconter combien il est grand, et vaste, combien c’est puissant un roi. Les uns après les autres, ils partent, et reviennent. Mais arrive un jour, où le septième se rebiffe. Il ne revient pas.
Il fait son hirsute. Aujourd’hui on dirait qu’il pivote. Il change de braquet, fait son disruptif. Il décide de repartir non pas vers l’arrière, de retourner vers le palais, mais de se lancer vers l’avant, de prendre son élan et pousser vers l’avenir, vers l’improbable. Et le voilà qui va, qui fonce, heureux, empli de joie, vers ce qui se découd sur la ligne d’horizon. Le progrès c’est ça, c’est cet élan. C’est ce mouvement vers l’avant. C’est partir vers le non-retour.
En sachant qu’on ne reviendra plus vers l’hier, qu’il n’y a plus de retour possible. En sachant que chaque cavale, chaque embardée, est un matin du monde sans retour, que la vie n’est pas un brouillon que l’on peut répéter, et raffistoler, comme un rafiot. Le progrès c’est donc soigner la lenteur, soigner le frêle. C’est s’assurer que chaque pas est bien le bon, que le sol est ferme, qu’on a de la prise.
L’hier et le demain sont les deux extrémités de notre monde. Déjà on explore les confins. On a fait reculer la préhistoire. On repousse les limites de l’avenir. Déjà on taquine, ça nous démange, de tuer la mort. Aller de l’avant, en mouvement, être une femme, être un homme joie, avec de la poupe, avec de la proue. Se jouer de la vie, déjouer l’autre, un peu, beaucoup, passionnément, semer celle qui déjà aiguise sa faux, qui nous aura au tournant, celle qui nous crèvera la pulpe et fera de nous le dernier homme.
JAVIER SANTISO
(Ecrivain, romancier, éditeur, traducteur de l’œuvre de Christian Bobin en Espagne. Auteur de Un pas de deux (Gallimard, 2023. Il écrit également en espagnol et a créé la maison d’édition d’art et littérature www.lacamasol.com)
(« Javier Santiso » photo D.R.; « Samuel Beckett » photo Dmitri Kasterine)
4 Réponses pour Le dernier homme
Voilà un prêche pour les gens de peu.
Homo Minusculus , » frère mineur » de l’ordre des mendiants vs l’androïde.
Choc de culture.
On ne sait en quel sens il fait entendre ce « preche pour les gens de peu », et la Marie ne nous éclaire pas. Au rebours, on peut aimer ce texte poétique, qui a ses fulgurances malgré une certaine exagération. (Non l’ I.A n’est pas si au point que cela !) . MC
‘Les nouvelles technologies envahissent tout, même nos yeux, les laminent tous nos jours.’
Bof, il suffit de débrancher.
Ce plaidoyer anti-progres a comme corollaire une idéologie mortifere qui ne plaide pas pour l’intelligence, celle pas artificielle s’entend.
Un prêche pour gens de peu, donc.
« Plaidoyer anti-progrès, « ou incitation à ce que l’Homme demeure la mesure de toutes choses ? Ce n’est pas le même camp. Je pense que Seneque ou Bernanos auraient refusé la prothèse de l’ IA. Ceci n’engage que moi…. MC
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