de Pierre Assouline

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La République des livres
Le Nobel de littérature fait-il lire ?

Le Nobel de littérature fait-il lire ?

Un grand prix littéraire n’est pas toujours un cadeau. Même s’il s’agit du plus fameux d’entre eux. Surtout pour un éditeur. L’auteur, lui, s’en tire mieux parce que le chèque de 10 millions de couronnes (soit 940 000 euros) qui accompagne la consécration échappe à l’impôt, ce qui en fait la prix littéraire le mieux doté au monde. Mais pour l’éditeur, la note est souvent plus salée : outre que le montant des droits augmente bizarrement au lendemain de l’annonce du prix, il doit ensuite accompagner la promotion pas seulement de l’ouvrage mais de l’ensemble de l’œuvre durant toute l’année : campagne de publicité, tournées de signatures, conférences etc Ce qui attend Abdulrazak Gurnah, le dernier lauréat de l’Académie suédoise distingué pour sa vision « empathique et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents ». On saura bientôt si le fait d’être en parfaite harmonie avec l’air du temps se traduit par une curiosité durable des lecteurs et un succès de librairie. La « beauté austère » de l’œuvre de la poétesse américaine Louise Glück, lauréate 2020, n’a pas vraiment bousculé les listes des meilleures ventes.

Le plus souvent, l’écrivain élu est déjà célèbre. Son Nobel a fait lire plus encore l’œuvre de Beckett mais elle a carrément révélé celle de Isaac Bashevis Singer au-delà des microcosmes newyorkais et yiddish à travers le monde, ou celle du turc Orhan Pamuk et du hongrois Imre Kertzesz au-delà de leurs cercle de fidèles déjà acquis pour ne rien dire du saint-lucien Derek Walcott et de la polonaise Wislawa Szymborska alors ignorés hors de leur pays. Le cas de Claude Simon est un contre-exemple. Je me souviens des soupirs de Jérôme Lindon, le pdg des éditions de Minuit, lorsqu’il en parlait :

« Vous parlez d’une récompense ! Elle n’a pas fait vendre le moindre de ses livres ! ».

En fait, c’était surtout vrai en France où le frémissement des ventes consécutif au prix n’a duré qu’un instant, comme s’il avait déjà fait le plein de ses lecteurs potentiels et ne pouvait de toute façon en atteindre de nouveaux. Mais à l’étranger, il eut plus d’écho, ce qui se matérialisa par des traductions au Japon, en Chine, aux Etats-Unis ; même un pays comme l’Allemagne, qui l’avait un peu publié mais avait dû pilonner ses invendus, s’est mis à acheter à nouveau ses droits.

Le romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah (Zanzibar, 1948), dont le kiswahili est la langue maternelle, a écrit son œuvre en anglais et vit depuis l’âge de 18 ans en Grande-Bretagne. Mais il n’était pas lu par ses compatriotes. Il était même inconnu au bataillon dans un pays où la culture orale l’emporte largement sur la lecture. Retraité depuis peu, il a longtemps enseigné la littérature anglaise et post-coloniale à l’université du Kent (Canterbury). Juste avant le Nobel, son dixième roman Au-delà paru chez Bloomsbury à Londres, peinait à crever le plafond de verre malgré ses qualités reconnues par la critique et sa sélection sur les listes de plusieurs prix. Son agent ne parvenait même pas à le faire publier aux Etats-Unis.

Depuis l’annonce du Nobel, six éditeurs américains se sont disputé les droits tandis qu’une trentaine de pays se mettaient sur les rangs. Les lecteurs n’en ont pas moins été frustrés car même chez les éditeurs qui le suivaient depuis des années, la plupart de ses titres étaient épuisés ; et la crise aidant, les problèmes de logistique et d’approvisionnement en papier n’ont pas arrangé les choses. C’est peu dire qu’ils ont été pris au dépourvu d’autant que certains sites de bookmakers ignoraient jusqu’à son nom.

Et en France ? Denoël avait publié Paradis (1995) repris en poche par le Serpent à plumes, et Galaade Près de la mer (2006) suivi de Désertion (2009) à l’initiative d’Emmanuelle Colas, dont le flair africain s’est confirmé par la suite avec Les Impatientes (Goncourt des lycéens, 2020) de la camerounaise Djaïdi Amadou Amal. Denoël rééditera le 1er décembre Paradis et Près de la mer, puis fera paraître Adieu Zanzibar en 2022 et Afterlives (titre anglais) en 2023.

Le Nobel attribué à Patrick Modiano n’a pas seulement profité aux ventes de son roman qui venait alors de paraitre (Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier), il a également stimulé celles de l’ensemble de ses romans en format de poche. De toute façon, les Français n’avaient pas attendu le prix pour le lire… L’effet fut plus spectaculaire à l’étranger : aux Etats-Unis par exemple, il n’était plus traduit depuis des années… De toute façon, au-delà de la récompense et de ce qu’elle peut rapporter, le Nobel de littérature est aussi un paratonnerre. Ce que, dans un bilan, on appelle le capital immatériel. Comme disait André Gide lorsqu’on évoquait ses rapports avec les petits garçons : « Ne craignez rien, mon Nobel me protège ! ». Et cela n’a pas de prix.

(« Tanzanian writer Abdulrazak Gurnah arrives back at his home in Canterbury. AP)

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