
Le problème avec Martin Amis
On va finir par croire que Martin Amis cherche les ennuis. Que ce soit par ses livres, le plus souvent de cruelles satires, par ses articles, par ses déclarations et mêmes par ses tweets, le trublion de la vie littéraire britannique ne perd jamais une occasion de se faire des ennemis. Il en faut moins pour y gagner une réputation de provocateur, quitte à passer pour un écrivain connu pour sa notoriété. La dernière fois, c’était à cause des prises de position contre le fondamentalisme musulman et, partant, le lien qu’il établissait entre Islam et terrorisme. Ce fut explosif. Ce qui n’était pas pour déplaire à l’enfant terrible du milieu éditorial, qui ne déteste pas cultiver son côté « Mick Jagger de la littérature ». Puis il s’en prit aux lauréats « solennels, sinistres et bientôt complétement oubliés » du prix Nobel de littérature, José Saramago et JMG Le Clézio. Cette fois encore, les risques de dérapage ne sont pas exclure de part et d’autre, mais pas avec les mêmes.
Reprenons : Gallimard, éditeur de la plupart de ses livres en français avec Christian Bourgois, a refusé en avril dernier d’acheter les droits de son nouveau roman The Zone of Interest. La décision, difficile à prendre eu égard à l’importance de cet auteur-maison, a été prise par Antoine Gallimard après différents rapports de lecture. On croit savoir que c’est autant pour des « raisons déontologiques », du malaise ressenti à la lecture qu’à cause de contre-vérités historiques que recélerait son manuscrit. Son éditeur allemand Hanser a réagi de même, et d’autres également, sans se concerter ; mais à Londres (Jonathan Cape) et à New York (Alfred Knopf), on a tenu bon, ainsi qu’à Madrid. Son agent, l’américain Andrew Wylie, l’a aussitôt proposé à d’autres éditeurs français. Calmann-Lévy l’a emporté pour ce livre-ci et pour les suivants du même auteur. A ce stade-là, l’incident est assez banal, les divorces entre auteur et éditeur étant money courante. Sauf que cette fois il s’agit de toute autre chose.
Zone of Interest, qui a aussi un tout autre sens en droit américain, était l’euphémisme (Interessengebiet ou la zone d’intérêt au sens économique et marchand du terme) par lequel, pendant la guerre, les Allemands désignaient une partie du complexe d’Auschwitz, en l’espèce 40 km2 aux mains du SS. Auschwitz n’est pas nommé mais l’histoire d’amour sombre et violente que raconte Amis se passe dans un camp d’extermination nazi. Tout est vu à travers trois narrateurs : le commandant du camp, son neveu qui est un officier hostile au régime et amoureux de la femme de ce dernier et un déporté juif requis au Sonderkommando. Le but avoué du romancier est de démonter l’insensé et l’absurde au cœur du génocide en action. Soucieux de ridiculiser les nazis, il revendique le droit de se servir des armes de la comédie et de la satire, avec ce qu’il faut de cynisme, de grotesque et d’humour, pour y parvenir. Autant dire, comme il nous en prévient déjà, que ce ne sera pas du Elie Wiesel.
On y trouve des personnages caricaturaux et des archétypes, comme dans la plupart de ses romans ; le genre relève également de la fable avec la référence à un miroir magique qui reflèterait l’âme d’un roi mais pas son visage ; enfin, le ton de la comédie n’en est pas absent. Ce qui fait penser à La vie est belle, le fim de Roberto Benigni, référence qui n’est pas venue à l’esprit de Deborah Kaufmann, qui dirige la littérature étrangère chez Calmann-Lévy :
« Vraiment pas. C’est avant tout un grand livre qui invite de bout à bout à une réflexion sur le langage et la capacité de l’humain à supporter les situations abjectes ».
Par le passé, Amis, (né en 1949) s’était déjà intéressé à l’univers concentrationnaire nazi (Time’ Arrow : on the nature of the offense/ La flèche du temps, 1991). Il présentait même Lionel Asbo ou l’état de l’Angleterre (2013) comme « un roman nazi » ; il est vrai que le commandant d’Auschwitz était l’un des narrateurs. Autant dire que, de son propre aveu, le sujet l’obsède depuis un certain temps. Il a donc replongé dedans malgré les injonctions de George Steiner et de Cynthia Ozick : « N’y allez pas ! » Il est vrai aussi que la littérature sur la shoah a été écrite par des victimes ou des témoins, ou par des contemporains tel Robert Merle (La mort est mon métier) et que rares sont ceux qui s’y sont risqués dans la génération d’écrivains nés après la guerre. A quoi Amis répond imperturbablement que le roman étant le lieu de la liberté de l’esprit, il peut tout se permettre. En ce sens, selon lui, cela ne peut rien avoir d‘ »obscène » d’essayer de comprendre le mal à l’oeuvre en cet endroit-là à ce moment-là, comme l’assure Claude Lanzmann. Ni de méditer sur la conscience de son innocence dans un univers aux valeurs inversées.
L’auteur, qui s’est beaucoup documenté (en s’appuyant notamment sur les travaux de Martin Gilbert et sur les souvenirs de survivants réunis dans The Journey Back From Hell d’Anton Gill), publie une bibliographie à la fin de The Zone of Interest, comme Philip Roth (Le complot contre l’Amérique) et contrairement à Jonathan Littell (Les Bienveillantes). Comme pour l’instant, seuls des éditeurs ont pu lire le manuscrit, il est difficile de juger sur pièces. Mais Martin Amis n’étant jamais avare de confidences, on peut en savoir plus en le suivant à la trace. Et puis un blurb signé Richard Ford, c’est une caution rêvée, Amazon ne se l’est pas fait dire deux fois :
“The Zone of Interest is a tour de force of sheer verbal virtuosity, and a brilliant, celestially upsetting novel inspired by no less than a profound moral curiosity about human beings. It’s stunning.” —Richard Ford
On jugera donc sur pièce en anglais septembre 2014 et en français un an après. On imagine que l’éditeur historique du Journal d’Anne Frank et de la collection « Mémorial de la Shoah » ne manquera pas d’arguments pour défendre le livre, le cas échéant. Et on ne doute pas qu’il y en aura aussi pour se souvenir qu’il y a huit ans, Calmann-Lévy, par la voix de son directeur éditorial Ronald Blunden, avait publiquement explicité son refus de publier le roman controversé de Jonathan Littell au motif que l’empathie du lecteur risquait d’aller au bourreau et non aux victimes, lequel lecteur aurait eu à assumer l’abjection au nom d’une appartenance commune à l’humanité. Il s’agissait des Bienveillantes publié par… Gallimard.
(Photo D.R.)