de Pierre Assouline

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La République des livres

Le traducteur amoureux d’un roman d’amour

 

(Le grand traducteur et germaniste Bernard Lortholary vient de nous quitter à 89 ans. En hommage à sa personne et à son oeuvre, nous publions à nouveau sa contribution à la République des livres parue en 2013)

Faut-il aimer un livre pour bien le traduire ? J’ai plus d’une fois pensé que non. Qu’un peu de distance rendait plus lucide, plus exact, plus précis. Qu’à trop s’identifier l’on risquait au contraire de s’aveugler, de s’emballer en suivant la pente, et de finir par trébucher. I would prefer not to. Plutôt être un traducteur brechtien, distancié, qui joue le rôle (de l’auteur) sans se prendre pour lui, qui le mime en l’ayant à l’œil, toujours prêt à s’en méfier tout en l’admirant souvent. J’ai traduit bien des romans ainsi, sans que les auteurs en prennent ombrage. Certains (rarement, j’en conviens) ont même corrigé leur texte après telle de mes remarques de traducteur ! Ce roman de Daniela Krien, c’est une autre affaire. Cette fois le traducteur est tombé sous le charme du texte. Redoublant en somme l’effet du livre, puisque en peu de pages c’est l’histoire d’un grand amour. J’ai découvert ce livre dans le précieux catalogue de mon amie Tanja Graf , éditrice à Munich. J’ai aussitôt désiré l’éditer en français, j’ai aussitôt voulu le traduire moi-même. Il ne m’appartient donc pas d’en faire l’éloge, d’autres déjà s’en sont chargés avec talent, comme Pierre Deshusses dans Le Monde des livres. En revanche, j’aimerais dire par quelles particularités et difficultés mon plaisir de traducteur a été encore aiguillonné.

Mais de quoi s’agit-il ? Maria est élève de seconde au lycée d’une petite ville (de RDA, au moment où cet État est absorbé par la RFA),  proche du village où elle vivait jusque là chez ses grands-parents et sa mère divorcée. Son copain Johannes Brendel vient de la persuader de les quitter pour venir vivre dans sa ferme familiale, non loin du même village. Elle y est accueillie gentiment, avec un peu de méfiance d’abord, mais avec indulgence aussi pour son ignorance de la vie rurale, à laquelle assez vite elle s’adapte pourtant. Dans ce coin de campagne que, par un petit miracle assez rare, ni la guerre ni la RDA n’ont beaucoup transformé, on sent maintenant que les temps changent : la réunification fait peur et réjouit à la fois. Un fils aîné enfui à l’Ouest et resté vingt ans sans donner de nouvelles revient en visite avec femme et enfants. Joie, stupeur, perplexité devant tant de différences insoupçonnées. De même lorsque Johannes et Maria font à l’Ouest leur première incursion d’une journée et découvrent comment sont là-bas, si près, les vitrines, les rues, les gens. De tout cela Maria est un témoin sincère, lucide, vrai. Et aussi de son récent passé d’enfant du socialisme : soupçonnée par ses hôtes d’y avoir été trop docile, elle leur raconte si bien ce qu’elle a subi dans un camp de jeunesse qu’ils crient à la barbarie, alors qu’un moment auparavant ils entonnaient encore avec ferveur des chants… socialistes – parce que c’étaient ceux de leur jeunesse ! Ce passé compliqué a fait des ravages dans la famille de Maria comme chez les Brendel, ou encore chez Henner, le propriétaire solitaire de la ferme la plus proche.

C’est pour lui, ce sauvage retranché dans sa ferme vétuste avec ses chevaux et ses chiens (du moins quand il ne va pas se débaucher en ville), que la jeune fille va se découvrir un amour fou, charnel et total, qu’ils vont vivre en cachette pendant quelques semaines. L’homme a quarante ans et, derrière lui, une vie personnelle et familiale malmenée par le passé récent, Maria le comprend vite, comme elle l’a compris s’agissant de sa propre mère ou des Brendel. Mais Henner (qu’elle n’appelle jamais qu’ainsi, par son nom de famille) avait tant d’énergie qu’il a payé plus que d’autres : c’est un homme brisé, tour à tour brutal et tendre, alcoolique et grand  lecteur – comme était sa mère, violée par les soldats russes en 1945.

Maria est pleine de remords envers Johannes et sa famille, mais elle se donne  entièrement à cette passion secrète qui, découverte, ne pourrait être que scandaleuse. Personne n’en saura rien : nulle trace sinon ce récit que Daniela Krien nous donne à lire et dont la simplicité apparente est un tour de force, psychologique et littéraire. A cette adolescente au fond de sa campagne, l’auteur sait donner à la fois un regard et un langage d’une véracité sidérante, qu’il s’agisse des gens qu’elle découvre et observe, ou de l’aventure inouïe qui lui tombe dessus. Certes, Maria, élève moyenne craignant de rater son bac, préfère sécher les cours pour lire Les Frères Karamazov (dont la dernière phrase donne son titre au récit), c’est une lectrice comme sa mère et comme l’était celle de Henner, et elle en parle avec autant d’intelligente fraîcheur que des paysages, des animaux, de la nature. C’est dire les écueils menaçants que la romancière allemande a su éviter en faisant parler sa jeune héroïne : elles risquaient la niaiserie, le ton faux, le jeunisme kitsch, la trivialité ou le pathétique, que sais-je encore ?  Rien de tout ça. Maria parle vrai, son ton est juste, et si parfois ses mots sont crus, elle reste pudique. C’est en allemand une réussite parfaite.

Alors, c’est au traducteur de jouer ! Pour faire parler Maria en français, il doit veiller à contourner les mêmes écueils que l’auteur a su si bien éviter. Mais ce ne sont pas vraiment les mêmes, car les codes langagiers sont différents, parce que ce monde de l’Allemagne de l’Est en 1990 est à la fois proche et pour nous presque inimaginable. Du coup, le parler des différentes générations ou la langue de bois officielle, reconnaissables en allemand au moindre mot et reproduits comme tels par Maria, ont une résonance  difficile à faire entendre en français. C’est pourtant essentiel, car cette Allemagne présente n’est pas le décor de ce beau roman d’amour, elle en est l’étoffe même. Et beaucoup d’écrivains l’ont dit : c’est en étant le plus concrètement locale qu’une histoire devient universelle.

 BERNARD LORTHOLARY

(« Bernard Lortholary et Daniela Krien », photos D.R.)

Daniela Krien

Un jour nous nous raconterons tout (Irgendwann werden wir uns alles erzählen )

Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary

240 pages, 19 euros

Flammarion

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

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commentaire

Une Réponse pour Le traducteur amoureux d’un roman d’amour

Maurice revient... dit: 6 septembre 2025 à 11h03

Traduire, c’est réécrire.
Bernard Lortholary fut plus qu’un traducteur. Il fut un réécrivain.
Repos pour son esprit et paix à son âme.

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