de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres

Eclats de roman

Par Daniel Lefort

Il est toujours réconfortant par les temps qui courent, des temps sauvages s’il en est, de saluer l’apparition d’une nouvelle collection chez un éditeur qui a pignon sur rue et le conserve contre vents et marées. C’est le cas des éditions Maurice Nadeau qui lancent non pas une, mais deux collections, À vif et Poche Maurice Nadeau, l’une tournée vers l’avenir, l’autre vers le passé, toutes deux animées par l’inépuisable curiosité dont le père fondateur a fait preuve tout au long de sa vie centenaire. Redoutable héritage et audacieuse entreprise dans l’ombre portée de celui qui fut l’un des grands éditeurs indépendants du siècle dernier en compagnie de José Corti, Jérôme Lindon, François Maspéro et Hubert Nyssen.

Côté mémoire, le lancement prochain de la collection Poche Maurice Nadeau nous promet une plongée dans le catalogue de la maison pour redécouvrir nombre d’écrivains que Nadeau a rendu célèbres, français comme Houellebecq et surtout étrangers, tels Malcom Lowry, Varlam Chalamov, Stig Dagerman ou Andrea Zanzotto. Côté découverte, À vif « a pour vocation de prolonger le travail d’infatigable défricheur » du fondateur en découvrant « de nouvelles voix françaises et étrangères » dans l’esprit d’une « politique de catalogue » comme l’indique le communiqué de presse de l’éditeur.

Pour le lancement d’À vif, l’éditeur a choisi un symbole : publier le premier roman d’un écrivain chilien, Gonzalo Eltesch – qui s’est déjà fait une place dans les lettres latino-américaines mais qui reste inconnu en France -, dont le titre, Collection privée (Éditions Maurice Nadeau, 123p., 19€), initie parfaitement cette jeune collection. En un peu plus d’une centaine de pages, l’auteur égrène ses courts paragraphes – parfois d’une ligne, jamais plus d’une page – en intercalant les fragments de deux fils mémoriels distincts : les souvenirs d’une enfance à Valparaiso, « Mon Valparaiso à moi, comme une collection privée » – surplombée (ou plombée ?) par un père qu’absorbe jusqu’à l’obsession son magasin d’antiquités et une mère séparée qui « n’aimait pas la ville » et qui « n’aimait pas mon père » – et une liaison, plus ou moins récente, qu’il voudrait amoureuse sans parvenir à lui donner un équilibre.

Chaque souvenir est attaché à un moment, à une image où passe souvent une évocation qui touche à la littérature – telle visite de Pablo Neruda au magasin, telle lecture poétique – ou à de menus détails – comme les objets passés par les mains du père pour rejoindre la « collection privée » composée de ceux qu’il achète, comme tous les autres objets, mais qu’il ne vend pas : « Il restait assis […], attendant que quelqu’un vienne lui vendre quelque chose qu’il voudrait acheter » – mais cela peut être aussi un événement que le regard innocent du petit garçon dépouille de toute signification autre que légèrement fabuleuse : la visite de Pinochet dans le magasin d’oiseaux à côté de la brocante, les adieux du dictateur à la foule. On dirait que ce roman se compose d’éclats, comme un miroir brisé sous le méchant talon de la vie : les morceaux dispersés du miroir reflètent non des fragments d’espace mais des brisures du temps. Les images de la surface font place à la profondeur de la mémoire.

Le silence qui s’établit à la fin de la dernière phrase de chaque paragraphe fait naître dans l’esprit du lecteur une aura pleine d’échos et donne au texte un volume imprévu. Ce qui, à première vue, pouvait passer pour un recueil de formes brèves se révèle un véritable roman dont l’auteur retrace la genèse par des notations ponctuelles : « mon père ne fut bientôt plus qu’un personnage dans ma vie. Un personnage de roman. » « Je veux trahir la mémoire de mes parents […] avec la seule chose que je puisse faire : un roman dont je ne sais pas si je pourrai le terminer ». Trahir, c’est mettre en concurrence l’imagination avec la mémoire en écrivant un roman qui, en fait, poursuit un impossible rêve – « Chercher la façon d’écrire un roman sans fiction. Comme dessiner un être humain sans squelette, sans fioritures, rien. » – même si la confusion guette : « L’imagination, c’est comme se souvenir. Ou est-ce comme se confondre au souvenir ? » Pourtant, la fiction est là, têtue et incontournable : « Mais ton père n’est pas mort, a-t-elle dit. Dans ce roman, si, j’ai répondu. » Comme son père, le narrateur « ne voulait tromper personne, mais il ne voulait pas non plus dire la vérité. » De cette impasse surgit le discontinu mêlant données autobiographiques et invention romanesque sans les fondre dans une histoire, un récit déroulé comme un fil narratif qui serait véritablement trompeur par sa continuité même. C’est pourquoi le roman hésite, se cherche, s’interroge sur sa possibilité et son existence tout en se construisant à tâtons. En fait, son élaboration se hérisse des difficultés d’être que le narrateur rencontre en essayant de se dire sans s’avouer vraiment :

« Cacher les sentiments, les manques, la personnalité, et la maquiller de style, de fragments de style. Parler et ne pas parler de la douleur de voir mes parents prendre leurs distances, d’arriver dans une ville différente où mes parents ne m’aiment pas comme j’aimerais qu’ils m’aiment, de me voir moi-même, alors, comme l’enfant que je fus et que je ne voulais pas être, comme quelqu’un qui ne peut pas être aimé et qui n’a pas non plus la moindre idée de la façon d’aimer. »

La traduction de l’espagnol de Gilles Moraton semble suivre d’assez près l’original, que la brièveté des phrases et leur simplicité ne manquent pas de favoriser. Mais la littéralité montre parfois ses limites, comme l’expression « qu’il aille à la merde » (p.105), qui n’a pas grand sens en français et qui transpose l’une des plus triviales du langage quotidien en espagnol du Cône sud – Chili et Argentine – : « que se vaya a la mierda », bien mieux rendue par « qu’il aille se faire foutre ».

À la fin, à force de se chercher, de s’interroger sur ses moyens et sur ses fins, le roman existe, il est même terminé puisque l’auteur-narrateur le fait lire à ses parents et relate leurs réactions. Pourtant le récit continue : la vie était entrée dans le roman, et c’est le roman qui, maintenant achevé, entre paradoxalement dans la vie et se poursuit sur deux ou trois pages : la littérature est inextinguible.

DANIEL LEFORT

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

3

commentaires

3 Réponses pour Eclats de roman

Moraton dit: à

Cher Daniel Lefort,
Tout d’abord, merci pour ce magnifique billet au sujet de Collection privée, de Gonzalo Eltesch, que j’ai eu l’honneur de découvrir et le plaisir de traduire.
C’est effectivement un beau texte, sensible.
Au sujet de votre remarque sur la traduction de « que se vaya a la mierda ». La difficulté ici était que l’adulte d’aujourd’hui se remémorait cette phrase lue autrefois dans une lettre de sa mère à son père, et qu’il retranscrivait de façon indirecte. J’ai effectivement longtemps hésité sur la forme à choisir, avec, oui, « qu’il aille se faire foutre ». Je me suis mis à la place de la mère écrivant cette lettre (j’ai essayé du moins) et je me suis dit qu’elle avait dû écrire, directement au père : « vete a la mierda ». J’ai préféré rester au plus près de cette idée, si vous voyez ce que je veux dire.
Comme vous le savez, la traduction oscille sans cesse entre fidélité et trahison.
Bien à vous,

Gilles Moraton

daniel lefort dit: à

Bonjour cher Gilles Moraton,

J’imagine – ô combien ! – vos hésitations sur cette expression un peu « vigoureuse » et le sournois sentiment de culpabilité qui traverse le traducteur lorsqu’il transpose – car c’est bien de cela qu’il s’agit – une formule toute faite dans sa propre langue. Toutefois, je m’en tiens au principe que la plupart des théoriciens de la traduction (et des traducteurs) observent, selon lequel le texte traduit ne doit pas « sentir » la traduction même s’il est parfois utile de le faire, mais seulement en fonction du contexte. J’ai le sentiment qu’ici ce n’est pas le cas et que ce qu’on devine du langage de la mère dans son désarroi de femme séparée (qui réclame de l’argent et se plaint sans détours) et d’un niveau social plutôt « populaire » correspond tout à fait à ce que le même personnage dirait en français avec « va te faire foutre ».
Mais, comme vous l’écrivez, il s’agit d’un choix (difficile!) entre fidélité et trahison, et je ne crois pas que, dans l’ensemble, votre traduction très fluide et élégante trahisse beaucoup l’original.

Bien attentivement à vous,

Daniel Lefort

MC dit: à

Trissotin«  En carosse dore vous iriez par les rues…. «  Vadius « On verrait le public vous dresser des statues… »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*