Légère considération de Robert Walser pour ses traducteurs
Quel écrivain n’a pas rêvé de faire face l’ensemble de ses traducteurs réunis pour décortiquer son œuvre dans de multiples langues ? C’est sûrement une épreuve, mais si enrichissante, et probablement édifiante, qu’elle vaut l’épuisant marathon que l’exercice suppose. Car il s’agit bien d’un échange intense sur l’art et la manière de déporter des mots et une pensée d’une langue d’origine à une langue d’accueil. Rien à voir avec ce que vivent depuis deux mois les onze traducteurs venus de onze pays enfermés dans un bunker près de Milan : chargés de traduire de l’anglais, dans le plus grand secret et dans des conditions de sécurité draconiennes, le prochain roman de Dan Brown Inferno, ils vivent un enfer digne de Dante, ce qui tombe bien car c’est le sujet. En 2007 Günter Grass avait réuni tous ses traducteurs à Lübeck, comme il le fait à chaque fois, pour discuter des problèmes posés par le manuscrit de ses Mémoires qui devaient paraître sous le titre Pelures d’oignon, et leur permettre de confronter les obstacles auxquels ils faisaient face. Encore faut-il être un écrivain tel que Grass pour disposer d’autant de “surface”. Le plus souvent, cela se passe à titre posthume sous forme d’un colloque.
Le cas cette semaine en Suisse où dix-sept traducteurs de Robert Walser étaient réunis pour une journée à l’initiative du Centre de traduction littéraire, de l’université de Lausanne, et de son meilleur specialiste Peter Utz, autour de l’oeuvre de ce marginal, inquiet, solitaire et contemplatif. Ils ont tous eu à plancher non sur Le Brigand, Les Enfants Tanner, l’Institut Benjamenta, ou sur l’un des piliers de ses Oeuvres complètes (vingt volumes déjà parus chez Suhrkamp, et ce n’est pas fini) mais sur un petit texte de l’inégalé scribe miniature des Microfictions, paru le 12 novembre 1927 dans l’édition du soir du Berliner Tageblatt. Juste une chronique bien dans sa manière, douce et fragile, polie et gaie, toute de pudeur ironique, intitulée Die leichte Hochachtung (La légère considération). Désolé, pas de lien possible, hélas, il faut être abonné au Temps. Mais ce texte commence ainsi :
« Ich schreibe hier ein Prosastück, worin ich jeden Satz mit einem selbstbewußten Ich anfangen will.
Ich mache hierzu ein sehr ernstes Gesicht.
Ich bilde mir ein, ich hätte vielleicht Anlaß, mir bezüglich des Gedeihens des Buchgeschäftes insofern einen Vorwurf zu machen, als ich durch eifriges Schreiben in die täglich erscheinenden Blätter, von denen man sagt, sie bedeuteten die Welt, dazu beitrage, daß das Interesse von der gehefteten und gebundenen Literatur abgelenkt und auf die gleichsam einzeln umherfliegende hindirigiert wird.
Ich behellige aber anderseits die Herren Bücherherausgeber oder Verleger in keiner Weise mit Anfragen, ob sie geneigt seien, spesenverursachende Editionen zu riskieren, indem ich Inhaber eines Nachrichtenetablissements bin, das mich mein Auskommen finden läßt…. »
L’une de celles, nombreuses sous sa plume, qui ont le rare pouvoir d’envelopper ceux qui les lisent d’un certain bonheur. En retour, un tel phénomène a la vertu, non moins exceptionnelle, de susciter chez eux non seulement de la gratitude envers cet écrivain, populaire ici ou confidentiel là, mais une sorte d’affection. Ils sont tous persuadés que Robert Walser ne s’adressent qu’à eux personnellement tant son écriture leur est immédiatement familière. Il est d’ailleurs remarquable de voir comment depuis des années, cet écrivain mort en 1956 se débarrasse de son encombrante réputation de sous-Kafka grâce au crédit que lui apporte l’admiration d’auteurs tels que Sebald, Sontag ou Vila-Matas, avec une ferveur égale à celle que lui vouait de son vivant Hesse, Musil ou Benjamin.
Toute une littérature de l’effacement, de l’ennui, du silence, et pourtant, il ne fait pas sombre à l’intérieur. Un fou peut-être, mais un fou de la digression, ainsi que l’on nomme les bavards de génie. Ses armes : un humour et une ironie au service de la plus légère acuité littéraire, celle qui se reconnaît à son absence totale de cuistrerie. Ses proses minuscules disent presque rien sur presque tout, et réciproquement, mais nul ne sait les dire comme lui. Son style tient tellement bien par sa seule force interne qu’il n’a pas besoin de s’appuyer sur des objets, des sujets, voire, horresco referens, des idées. Infatigable marcheur, il est mort sur scène à 78 ans, en marchant dans la neige, sur laquelle il s’est écroulé en chemin, le jour de Noël.
Alors, en quelles langues ses traducteurs se sont-ils confrontés ? Chinois, japonais, russe, polonais, hongrois, tchèque, slovène, hébreu, espagnol (castillan et catalan), anglais d’Amérique, portugais du Brésil, italien, grec, turc, et, naturellement, français avec Marion Graf, auteur de treize traductions de livres de Robert Walser sur les dix-neuf inscrits au catalogue des éditions Zoé grâce à l’opiniâtreté de Maryse Pietri. L’envoyée du Temps, Isabelle Rüf, qui a suivi les travaux, a pu constater que, dès le titre de la chronique, les problèmes fusaient. Que faire de cette «légère considération» ? En italien, all’acqua di rosa ; en anglais, mild ou faint mais pas light ; en hébreu leicht, hoch ou achtung, au choix ; en japonais, il faut trouver quelque chose qui évoque la brise dans le zen…
“L’exact tombé de la phrase, l’allitération, le rythme des incises, la polysémie, les sous-entendus, l’ironie et la tendresse de la prose walsérienne, tout cela est pesé et discuté dans un allemand parfait que colore la musique des accents.”
Mais le terrain est miné dès l’entame de la chronique. En effet, comment rendre le fameux “Je” walsérien qui commence ses phrases ? Cela tient quasiment de la contrainte oulipienne. Il faut parfois recourir à des périphrases pour s’en sortir honorablement. Dans un récent recueil de chroniques littéraires (De la lecture à l’écriture, Seuil, 2012), J.M. Coetzee dit son admiration pour Walser, l’homme des formes brèves davantage que le romancier, en proposant, à la suite de l’auteur lui-même, de lire toute sa prose comme “un livre du moi (Ich-Buch) éclaté ou disjoint” ; et comme pour s’interdire la solennité qui le ferait considérer comme un grand écrivain, lui à qui la notion meme de grandeur était si étrangère, il cite ce poème :
“Je ne souhaiterais à personne d’être moi,
Moi seul suis capable de me supporter.
Savoir tant de choses, avoir vu tant de choses, et
Ne rien dire sur rien.”
Cela a l’air si facile à traduire, et pourtant… Puis les organisateurs ont emmené ces traducteurs venus de partout du côté de Herisau (canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures) pour un Walser Tour. Et là, entre les murs de l’hopital psychiatrique où l’écrivain passa ses vingt-cinq dernières années (délire de persécution, gaieté douloureuse, mélancolie profonde), tous ces germanophones saisis par l’émotion se sont retrouvés autour d’une même langue qui n’était ni le Hochdeutsch, ni le Schwytzerdütsch, mais le silence.
(« Train de traducteurs » photo David Plowden ; « Robert Walser » photo D.R.)
632 Réponses pour Légère considération de Robert Walser pour ses traducteurs
Merci renato. Il va falloir apprendre l’italien.
Merci de nota. J’ai suivi avec désolation l’affaire Chapitre. J’espère que votre moral est bon.
@dc la joie
ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit:
je pense qu’on peut etre agregé et nul mais je ne crois pas qu’il soit necessaire d’etre nul pour etre agrégé .
DHH est tellement nul qu’il ne pourrait même pas être agrégé nul.
@CJC dit
DHH est tellement nul qu’il ne pourrait même pas être agrégé nul.
vous avez raison.je ne suis pas une agregée nulle ;
Mes anciennes eleves ne gardent de moi le souvenir d’une d’une agregée brillante
« Pour les internautes, il n’y aura plus de coupure d’accès à internet décidée par un juge. »
On se réjouit par anticipation.
Merci deux fois, de nota, pour la piste Enriquez. C’est exactement ce que je cherchais.
Vous préparez l’agreg, Chaloux ?
Non, Jacques, j’aurais fait un piètre prof. Je fais des recherches !
Pour prendre le pouvoir ?
Non, surement pas, Jacques, j’ai le pouvoir en horreur sous toutes ses formes. Pour le combattre, c’est à dire d’abord pour le comprendre. Je trouve que nous ployons sous tant d’oppressions variées qu’il faut bien finir par se renseigner sur le phénomène. 46 ans, l’âge de la libération, des libérations… Pour un peu, on finirait par se féliciter de vieillir…
Oui, moi je me regarde vieillir avec curiosité, Chaloux !
En lisant le twit sur « Comment s’articule la philo dans la « Recherche du temps perdu » « , je me demandais si la psychanalyse trouvait sa place dans la Recherche, ou plutôt si Proust avait lu Freud ? Et inversement ?
Je crois me souvenir qu’ils se sont plutôt ratés, non ?
Ratés, je ne sais pas, il me semble que c’est le père de V. Jankélévitch qui a fait les premières traductions de Freud, mais je ne sais pas à quelle date. Mais il y a des similitudes, notées je crois dans « Psychanalyse de Proust », un livre assez curieux, traduit par Marie Tadié. Et lire le livre de Jean-Yves Tadié (Le Lac Inconnu) dont avait parlé Pierre Assouline. Il ne faut jamais oublier que Proust s’imaginait qu’il allait durer grâce à ses « découvertes psychologiques ». Tout est imagination pour les écrivains, même le moindre recoin de réalité…
La seule chose intéressante dans la vie, c’est le pouvoir : sur soi, sur les autres !
(comment exercer du pouvoir, quel pouvoir ? voilà des questions aussi intéressantes qu’embarrassantes !)
En vous répondant, je me demande: est-il possible que Proust ait ignoré la vraie nature de son génie? Question qui me semble intéressante. Un grand écrivain s’accomplit en se disant: « c’est cela ». Et c’est tout autre chose. Des Aveugles guidés par des Aveugles. Quelques symboles demeurent inaltérables.
Pour ce qui est de mes questions sur le pouvoir, c’est avant tout de langage qu’il s’agit.
Pour ce qui est du vieillissement, je me regarde, ou plutôt je me sens vieillir avec curiosité aussi. Et il m’arrive de me demander « qui est cet étranger que je connais si bien? ». Incroyable est le poids des influences, des rencontres essentielles dans ce processus. « Regarde-moi qui change », et « moi l’étrange étranger ».
JC, il doit y avoir autre chose. Voyez le parcours de Saint-François d’Assise, ses relations avec l’ordre qu’il avait créé. Passionnant. (Le grand historien Jacques Dalarun a exploré cette question avec génie).
Non ! Saint-François rentre dans le cadre … souvent l’idée de « pouvoir » est faussement définie.
« je pense qu’on peut etre agregé et nul »
les agrégés n’ont pas nécessairement la fibre pédagogique et peuvent s’ennuyer dans le secondaire, ça ne veut pas dire qu’ils sont nuls -(et il y a des fanas ou obsédés de la pédagogie nuls dans la matière qu’ils enseignent !!
Je n’arrive pas à me faire à l’idée que le Petit Marcel soit un génie, comme dit Chaloux ! Cela demeure pour moi un mystère, ce type chiant comme la mort, admiré par certains comme un génie … Bizarre.
on nous donnait du Marcel en dictée au lycée, c’était agréable
Quoiqu’il en soit, j’aime assez cette idée qu’on écrive (et qu’on vive) les yeux bandés.
on voit que vous n’êtes pas myope (ou bien?)
« La seule chose intéressante dans la vie, c’est le pouvoir sur les autres !
+
Je n’arrive pas à me faire à l’idée que le Petit Marcel soit un génie »
On relie tes deux posts, JC, et on comprend ce que tu as en vue.
Le vrai grand Marcel, c’était Bigeard, c’est ça?
T’inquiète, il y a prescription.
JC, au moins ceux qui nous lisent n’ont pas à se poser cette question…
Marcel, un génie ?
Bof, à l’aune de Clopine tout devient discutable.
@ u. dit:14 mai 2013 à 10 h 07 min
« les agents français de la sncf, souvent maussades, et leurs collègues suisses ou belges qui gardent une forme de jovialité : la meilleure des politesses… »: Vous ne devez pas allé souvent en Suisse et en train. Les SBB ont gagné en 2011, une trentaine de millions de CHF avec les amendes. Des amendes souvent tout à fait injustes, je ne vais pas donner d’exemples sur les SBB jouant aux arnaqueurs. Même la presse helvétique s’en offusqua dans des articles sévères contre les SBB/CFF. Si en commandant un billet par internet, on se trompe dans les données, le billet est considéré comme non valable.
@ Jacques Barozzi dit:14 mai 2013 à 10 h 11 « Hier, je me promenais dans les beaux quartiers quand je suis arrivé sur la place du Trocadéro vers 18 heures. C’était le début du rassemblement et je ne m’y suis pas attardé… »: Quelle idée aussi d’aller manifester dans le seizième et de jouer aux casseurs …
correction: Vous ne devez pas aller écrire……
« Le vrai grand Marcel, c’était Bigeard, c’est ça? »
Tu t’es vu quand t’as bu, u. !?
Le Grand Marcel génial, c’est Marcel Archimède, c’est Marcello Angelo, c’est Marcel Darwin, c’est Marcello da Vinci, c’est Marcel Euler, c’est Marcel Pascal, c’est Marcel Turing, c’est Marcel Picasso ….
Chaloux dit: 14 mai 2013 à 19 h 09 min
je ne suis pas JC (heureusement)
Que serais-je devenu en Affloulou ? Aurais-je gagné ? Perdu ?….
JC on sait bien qu’adolf est ton idole suprême
Benoit (ex-XVI) est le pape du bon goût raffiné au mercure. Vade retro, benêt !
Vous êtes partis, ça y est ? Bon, c’était pas nécessaire de partir en vrille comme ça : Le Temps vous pouvez le lire parfaitement facilement — et c’est souvent une bonne lecture — en vous ENREGISTRANT, vous n’êtes PAS obligés d’être abonnés !
Désinformateur, va…
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