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La République des livres

Les gammes d’un traducteur

Par Albert Bensoussan

Le Paradis ⸺ un peu plus loin peut apparaître comme une métaphore de la traduction. Qui est quête insensée et vaine de ce lieu de nulle part, cette utopie à laquelle croyait naïvement tel théoricien dogmatique assénant cet absurde postulat : « À une œuvre donnée correspond une traduction et une seule ».  Mais le traducteur vit dans ce mythe et cette croyance : il va tout faire pour gagner comme Koké ─ Gauguin pour les Maoris ─ le rivage mythique du paradis terrestre. Sauf que, comme lui, ce traducteur verra, indéfiniment, la terre se dérober sous ses pas et le paradis de la traduction parfaite ou idéale lui échapper. Où qu’il ira et quelques mots qu’il choisira pour traduire ce texte-là, il sait de toute évidence que la vérité des mots se trouvera « en la otra esquina », c’est-à-dire un peu plus loin, toujours au-delà. Comme l’est, par définition, l’Utopie.

Le titre du roman, si élaboré par l’auteur, si chargé de sens, pose le premier problème. D’abord par cette ellipse du verbe, provoquant chez le lecteur surprise, interrogation, suspense. En premier lieu cette majuscule à préserver : il s’agit du Paradis avec un P majuscule. Le Pardès hébraïque, Jérusalem céleste, inaccessible. Et puis ce hiatus, El Paraíso — temps d’arrêt — en la otra esquina, qui interrompt le rêve ou la quête, et qui, une fois rejetée la solution de facilité qui aurait consisté à mettre une virgule en français, se retrouve quelque peu emphatisé par le recours au tiret long, le tiret des dialogues. Ce tiret contient, en raccourci, chacun des vingt-deux chapitres du roman, vingt-deux quêtes vaines, mais jamais désespérées. Esquina, le coin, l’angle. Mais pas l’angle des rues, et quelle erreur c’eût été que de traduire, en se rappelant ce vieux film français : L’aventure est au coin de la rue ! Réponses envisagées : « Le Paradis — au coin de la rue », « Le Paradis — à l’autre bout », « Le Paradis — de l’autre côté », solutions de banalité, d’aplanissement, d’affadissement.

Comment ne pas avoir à l’esprit les cruels reproches d’un Kundera, d’un Cioran à l’encontre d’une traduction privilégiant, pour le premier, le détestable « beau style » (Les testaments trahis), renvoyant aux « belles infidèles » chères à Georges Mounin, pour le second le « style de procès-verbal » où le texte original se trouve « ravalé à l’intelligible, dégradé par l’usage de tout le monde » (Cahiers) ? Oui, Cioran a raison de sanctionner, comme le fait plus savamment le linguiste Jean-Claude Chevalier (L’Horlogerie de Saint-Jérôme), le recours à ce qu’il nomme, après Bernard Pottier, « l’orthonymie » et à la langue d’usage courant, au français normalisé, qui est trop souvent celui des correcteurs des maisons d’édition, avec qui, parfois, le traducteur doit lutter pied à pied, mot à mot.

 Le titre est, en fait, éclairé dans le roman, à travers la mémoire de Flora et de Paul, par ce jeu enfantin où les fillettes forment le cercle, et l’une d’elles cherche à en sortir en demandant, par le recours à la même métaphore qu’au jeu de la marelle : « Où se trouve le Paradis ? » Et la réponse renforce la mouvante muraille encerclant celle qui cherche l’issue : « En la otra esquina ». La traduction, forte de cette impossibilité à trouver la porte de la délivrance, qui n’entame pourtant ni l’espoir ni l’entreprise, a songé alors à substituer la matérialité spatiale – coin – par l’immatérialité temporelle – loin – : le Paradis, pour Flora et Paul, jamais découragés et jetant dans cette quête toutes leurs forces et, au moment du récit choisi par l’Auteur, leurs dernières forces, ce Paradis est, et sera, toujours un peu plus loin. Le « toujours » étant sous-entendu par le tiret, et par là la forme elliptique originale se trouve correctement préservée : « Le Paradis ⸺ un peu plus loin ». La transposition sert au mieux la fidélité.

 C’est un truisme que de dire que la phrase est différente de l’espagnole : elle doit l’être forcément. Mais cela se travaille dans la disposition des mots, le bon usage des prépositions et des propositions, le régime verbal, voire tout bonnement le problème de la virgule, ou du tiret. D’entrée de jeu le titre de ce roman, véritable allégorie de la quête de l’utopie, donne lieu à cette scène initiale :

 « Tandis qu’elle regagnait son auberge par les tortueuses ruelles pavées [las callecitas curvas y adoquinadas : le diminutif, si cher au Péruvien, est ici préservé ; quant à la disposition modifiée des adjectifs, elle tend, par l’élimination de la conjonction de coordination, à plus de souplesse – le traducteur n’oublie jamais que les phrases dans leur jonction peuvent grincer] du vieil Auxerre, elle vit sur une placette [pequeña plaza : le diminutif est à porter ici au compte de la traduction, qui sait bien qu’elle effacera plus loin bon nombre de diminutifs, ceci compensant cela] avec quatre peupliers aux toutes jeunes [recién brotadas : littéralement sortant à peine des bourgeons] feuilles très blanches [de hojas blanquísimas : blanchissimes est trop peu accepté en français et l’on ne doit pas heurter le lecteur par quelque incongruité] un groupe de fillettes [niñas] qui jouaient en composant des figures que leur course faisait et défaisait [sus carreras : le singulier est préférable au pluriel, car « les courses » sont trop sémantiquement marquées en français par le contenu mercantile]. Elle s’arrêta pour les observer. Elles jouaient au Paradis, ce jeu auquel, selon ta mère, tu avais joué [que habías jugado : mais en français jouer est intransitif] dans les jardins de Vaugirard avec tes petites camarades [amiguitas : adieu le diminutif, je vous avais prévenus] du quartier, sous le regard amusé [risueña : souriant, mais un peu rude en français] de don Mariano. Tu te rappelles [te acordabas : le passage au présent, seulement ici, n’a d’autre but que d’épargner au lecteur un excès de sauts chronologiques : on est là dans le temps du récit, dans un passé ressuscité au présent], Florita ? ‘’C’est ici le Paradis ?’’ ‘’Non, mademoiselle, c’est un peu plus loin [en la otra esquina]’’. Et tandis que la petite, toujours un peu plus loin [de esquina en esquina], cherchait [preguntaba por] cet introuvable [el esquivo : idée qu’il est insaisissable, qu’il s’esquive toujours, mais c’est bien l’idée rendue par l’adjectif français] Paradis, les autres s’amusaient à changer de place dans son dos. Elle se souvint [Recordó la impresión de aquel día: la phrase, sans trahison, est plus légère] de ce jour de l’année 1833 à Arequipa, près de l’église de La Merced [ et non de La Merci ; la tendance actuelle est à ne plus traduire les noms de lieux : il convient de conserver l’exotisme du texte, de préserver son étrangeté, tout en guérissant la langue française, une fois pour toutes, de son vieil ethnocentrisme], où elle s’était soudain trouvée au milieu de garçons et de fillettes gambadant [que correteaban : littéralement, couraillant, qui n’est pas très… courant] dans le vestibule d’une profonde maison. ‘’C’est ici le Paradis ? ─ C’est un peu plus loin, monseigneur’’. Ce jeu que tu croyais français était donc [resultó : le prétérit demanderait trop d’effort au lecteur français qui s’accommode mieux, n’est-ce pas? d’un passé continu] péruvien aussi. Bon, quoi d’étonnant ? [qué tenía de raro : l’élision du verbe sert mieux le dynamisme oral de la phrase, et le dynamisme, le rythme, voilà la clé de la traduction] N’était-ce pas une aspiration universelle que d’atteindre le Paradis ? »

Albert Bensoussan

( La suite est dans mon livre Mario Vargas Llosa, écrivain du monde, 240 pages, 18 euros, Arcades/ Gallimard- à paraitre début janvier 2023)

(« L’écrivain et son traducteur dans les années 80 » photo D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

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commentaires

4 Réponses pour Les gammes d’un traducteur

Claude Kayat dit: à

Vargas Llosa n’aurait pu trouver meilleur traducteur. Un traducteur en parfaite osmose avec lui, cela saute aux yeux, et, visiblement, totalement à son aise dans les langues langues, ce qui est, hélas, trop rarement le cas! Bravo!

Marie-Madeleine Gladieu dit: à

Osmose avec l’intention de l’auteur, et avec le texte. Traduire = proposer à la lecture, comme si l’original était, dans ce cas, le français. C’est le défi, relevé avec succès, d’Albert Bensoussan.

Janssen J-J dit: à

Belle auto-publicité pour votre prochain opus, AB. Cela dit, MVL mérite-t-il la chandelle d’une traduction aussi scrupuleuse ?… Bien sûr, l’AF… ! Signalons au futur en habit vert qu' »au coin de la rue, l’aventure », fut le deuxième « essai » de A Finkielkraut et P Bruckner réunis, quand ils étaient encore hippies…, ce qu’on a un peu oublié. Ils seront désormais en charmante compagnie.
Salutations à notre collègue André Gabastou,

Bloom dit: à

Claude Kayat, autrefois PRAG anglais à Paris III?

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