Lettre ouverte à Robert Paxton
Cher Monsieur,
Je suis l’auteur d’un gros ouvrage sur Le Corbusier paru début mars dans la collection Fiction & Cie des éditions du Seuil. Il est simplement intitulé Un Corbusier. Il s’agit d’une sorte de « caractère » de l’architecte au ton plutôt littéraire. Un portrait dans le genre cubiste, à multiples facettes, assez bienveillant, mais qui ne dissimule pas ce qu’il fut, ni quels groupes il fréquenta du milieu des années vingt jusqu’à Vichy, notamment ceux qui s’était constitués autour du Faisceau et qui, durant une dizaine d’années, avant d’abandonner ce qualificatif vers 1935, se déclarèrent fascistes.
Deux autres essais sont parus ensuite, plus accusateurs : celui de Marc Perelman, philosophe de l’hygiène, du sport et des stades, et celui au ton pamphlétaire et agressif du journaliste Xavier de Jarcy. De tout cela, on a fait l’amalgame.
Une campagne s’est développée depuis l’édition le 10 avril d’une dépêche de l’Agence France Presse qui titrait : Le Corbusier fasciste, des ouvrages fissurent l’image du grand architecte. Une campagne mondiale : plus de cent cinquante articles sur son fascisme et son antisémitisme supposés, ce qui est simplificateur et abusif, parfois même son nazisme, ce qui est extravagant. J’en ai à ce jour relevé dans vingt-sept pays. Ceci en trois semaines.
Cette campagne est déplaisante dans sa forme, sa recherche délibérée du scandale, son caractère épidémique et quasi instantané. Elle traduit l’extraordinaire suivisme de la presse globalisée, notamment dans sa version numérique, et le déploiement viral des informations que colportent les réseaux sociaux. Les conséquences en sont ravageuses au moment où la Fondation Le Corbusier, qui pratique la totale ouverture de ses archives aux chercheurs, relance une action en faveur du classement au patrimoine mondial d’une partie de l’œuvre de l’architecte. Au moment où l’on songeait à un musée qui serait consacré à son œuvre.
Certains commentateurs ont cru devoir reprocher au Centre Pompidou de ne pas traiter cette dimension particulière de l’activité du Corbusier dans la somptueuse exposition qu’il lui consacre à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition. Accusation malvenue car le musée s’était proposé une toute autre approche que biographique : plutôt esthétique. L’un de ses deux commissaires, Frédéric Migayrou, a répondu à ces reproches lors du vernissage de presse, le mardi 28 mai. Il s’est permis de dire publiquement que ces trois ouvrages, de nature fort différente, « relèvent du tabloïd ». C’est d’une totale goujaterie. En ce qui concerne le mien, il a précisé qu’il était : « sans aucune mention de source. » Or, il se trouve qu’il n’y a pas une seule parmi les dizaines, les centaines de citations qui fourmillent dans mon essai qui ne soit précisément référencée dans le fil même du texte.
Il a eu ces mots, par ailleurs : « Quelle est la légitimité de ces livres? Ont-ils une légitimité scientifique? S’agit-il de recherches patientes, universitaires, qui trament le vrai problème, la situation institutionnelle de l’architecture et de l’urbanisme des années trente à Vichy? Non! Ce travail n’a jamais été fait. » Justement si, il l’a été. Notamment dans mon ouvrage qui lui consacre peut-être 150 de ses 528 pages. Qui lui consacre justement ces pages que l’on me reproche. Il l’a été fait par d’autres et il l’avait été entrepris il y a quelques années par d’autres encore (je pense à certains contributeurs de l’Encyclopédie Le Corbusier de Jacques Lucan, à diverses recherches de Daniel Le Couédic, Jean-Claude Vigato ou Jean-Louis Cohen, ou encore à une publication ancienne de Marc Perelman).
Si les recherches universitaires « patientes » n’aboutissent pas à ce que soient connus certains faits que je dévoile, c’est à cause de divers mécanismes de censure ou d’autocensure qui frisent le déni de réalité. Je pourrais en apporter quantité d’exemples. Si les publications sur Le Corbusier, sur Perret, sur tel architecte nazi de la Côte d’Opale, sur les circonstances architecturales de la destruction du Vieux-Port de Marseille, sur les architectes de la Reconstruction de la période pétainiste éludent ces questions, si personne n’a étudié les conditions de la presse architecturale sous tutelle allemande, si personne n’a traité des lois juives de 1940 ni de l’épuration, si le milieu des historiens patentés a négligé et parfois dissimulé des pans entiers de la réalité, il faut être sacrément culotté pour reprocher à quelques auteurs de s’y risquer.
Et ce sont probablement ces experts en autocensure qui seront invités à en débattre benoîtement entre eux au Centre Pompidou dans le grand colloque qui vient en toute hâte d’être annoncé pour l’an prochain et qui, sous votre présidence, veillerait à que soit enfin faite « cette histoire qui n’a jamais été faite ». Surtout pas par eux. Surtout pas par ceux qui, publiant récemment une lettre de Le Corbusier en date du premier octobre 1940, alors qu’il vient de passer une semaine à Vichy et qu’il écrit à sa mère : « On a nettoyé totalement la ville de tous les crabes qui avaient assailli le gouvernement naissant. Les Juifs passent un sale moment. J’en suis parfois contrit. Mais il apparaît que leur soif aveugle de l’argent avait pourri le pays », croient devoir préciser en bas de page : « Le Corbusier s’émeut ici des premières mesures antisémites françaises. »
Si la campagne contre Le Corbusier « fasciste » a pris une dimension absurde et démesurée, je me permets de vous mettre en garde contre certains milieux dont la frilosité à l’égard de cette histoire-là est exactement du même ordre que celle que vous avez connue et combattue au début des années 1970. On se réjouit grandement de l’annonce de cette présidence, bien sûr, mais il ne faudrait pas que votre notoriété serve de caution à ceux qui contournent systématiquement les zones d’ombre ou qui marchent à pas feutrés là où le sol grince.
Bien à vous.
FRANCOIS CHASLIN
P.S. de la République des livres : Cette lettre ouverte à l’historien Robert Paxton, envoyée suite à l’annonce faite mardi par Frédéric Migayrou et le Centre Pompidou d’un colloque qu’il devrait présider en 2016 sur Le Corbusier dans les années 30, vient d’être rendue publique par son auteur François Chaslin. Non sans y ajouter :
« Dernière minute. Robert Paxton vient de me répondre qu’il n’a jamais entendu parler de ce colloque du Centre Pompidou ni du rôle qu’il pourrait y jouer et qu’à bientôt 83 ans, il n’a aucune intention de se laisser entraîner dans ce débat. »
Au moins aura-t-elle eu le mérite d’éclairer la polémique qui accompagne la commémoration du cinquantenaire de la mort de Le Corbusier, manifestement plus vivant que jamais.
5 Réponses pour Lettre ouverte à Robert Paxton
Encore un dégât latéral de la réforme du collège, tiens !
merci d’avoir mené cet échange sur la RDl
Dans le billet de Mr. Assouline consacré à votre livre, monsieur Chasselin, il y a ces lignes :
« L’enquête de François Chaslin, d’une richesse documentaire et d’une liberté de ton réjouissantes, représente un au-delà de la biographie. C’est un livre d’écrivain. »
Elles pointent la qualité de cet essai qui semble après un long travail de recherche, balancer entre intuition, imaginaire et vérité. Les traits de caractère soulignés, les choix éthiques, les dérives… n’empêchent pas d’aller à la découverte de ses créations(architecturales mais pas seulement. J’ai longuement regardé ses toiles, sculptures, maquettes, lithographies, écrits à Marseille lors de cette prodigieuse exposition.) Son nom est resté comme l’empreinte d’une grande personnalité qui a marqué notre siècle. Personnalité complexe plongée dans une période obscure de l’Histoire. Votre livre – commandé- est une lecture attendue.
Messieurs,
Une dernière publication sur des sites internet semble problématiser le colloque que le Centre Pompidou souhaite mettre en place de concert avec la Fondation Le Corbusier. Alors que j’ai, lors d’une visite de presse de l’exposition Le Corbusier, Mesures de l’homme dont je suis co-commissaire avec Olivier Cinqualbre, insisté sur la nécessité d’engager avec ce colloque une analyse de la dimension institutionnelle, politique, sociale et économique d’une activité des architectes et urbanistes de la période des années 30 à Vichy. Appelant à cette histoire qui n’a jamais vraiment été faite, j’ai fait référence à Robert Paxton qui avait établi le socle d’une telle analyse autour de la période de Vichy. Il semble que François Chaslin qui n’était pas alors dans la salle a compris selon des propos rapportés que Paxton serait le responsable de ce colloque, s’autorisant à lui écrire sous la forme d’une « Lettre ouverte »
Le Communiqué de presse du Centre Pompidou informant de la mise en place de colloque ne définissait pas de cadre ni ne mentionnait aucun nom quand à son organisation. François Chaslin s’est cru obligé de contacter Mr Paxton et de s’ouvrir de sa démarche sur différents sites ou blogs dont certains répondent bien à une économie de « tabloïd ».
En pompier pyromane, François Chaslin se drape d’une moralité immaculée valorisant ses recherches à grand renfort de citations, dénonçant le silence des historiens quand aux positions politiques de Le Corbusier, laissant transpirer comme les autres auteurs des récents brocards, un anti-modernisme revanchard qui éluciderait les pans d’une histoire soigneusement occultée par ceux qui jusqu’alors ont construit les linéaments d’une histoire, François Chaslin ayant par ailleurs été lui-même membre de la Fondation Le Corbusier.
Cet hypothétique complot, ce mal-être d’une occultation, d’un impossible aveu, auraient été mis à mal par notre auteur en héros d’une vérité sans partages. Pourtant, des textes existent, des chercheurs ont depuis longtemps jalonnés les moments troubles d’une biographie de Le Corbusier sans jamais verser dans la polémique et une assimilation entre les propositions esthétiques et critiques d’un architecte, et une idéologie qui aurait servi de source exclusive et de modèle d’application quand aux stratégies urbaines des régimes totalitaires d’avant guerre et des politiques d’urbanisation de la reconstruction.
Non, Chaslin (et les autres) ne sont porteurs d’aucun dessillement, et ne s’attachent jamais aux fondements d’un rationalisme corbuséen (ce que propose l’exposition du Centre Pompidou et son catalogue), il ne font qu’accroître à la confusion jouant sur les mêmes pulsions qui visent au déboulonnage des statues et à la destruction des symboles dans les pires soubresauts de l’histoire.
Des historiens comme Mark Antliff ou plus récemment Simone Brott ont déjà jalonné les proximités de Le Corbusier à la pensée de Gorges Sorel, aux idées de Philippe Lamour, du faisceau de Georges Valois, comme ses relations avec De Winter, sans pourtant confondre les sources d’un modernisme corbuséen et leurs possibes exploitations par des régimes totalitaires
L’ouvrage, Mark Antliff, Avant-Garde Fascism, The Mobilization of Myth, Art, and Culture in France, 1909-1939 (Duke University Press,2007), contextualisait les positions de le Corbusier sans pou autant verser dans l’amalgame. Mark Antliff est par ailleurs l’auteur d’ouvrages sources sur le cubisme et sur l’influence de Bergson sur l’esthétique française. Je renvoie aux bibliographies de ces auteurs qui démontrent que le domaine d’une contextualisation socio-historique de l’activité critique de le Corbusier était déjà couvert par de nombreuses publications accessibles (les dernières en 2013) sans que ces universitaires n’aient jamais réclamé la mise en place d’un tribunal de l’histoire.
Qui n’aurait pas lu ces textes? A chacun ses « zones d’ombre ».
Frédéric Migayrou
Un article intéressant de Frédéric Edelmann sur « Le Monde des livres » de cette semaine à propos du livre Un Corbusier de François Chasselin. Je lis ce livre. De très belles pages dans la deuxième partie « Le Fada ».
Un livre bien documenté, intéressant pour mieux comprendre l’itinéraire et la création de ce grand architecte mais aussi de l’homme complexe qu’était Charles-Edouard Jeanneret-Gris dit Le Corbusier.
5
commentaires