L’obsession de la race
Dans un livre très éclairant, De la Race en Amérique (222 pages, 21 euros, Gallimard), qui vient d’être couronné du Grand prix de l’Essai Michel Reybier, Denis Lacorne démontre à quel point la grande démocratie d’Outre-Atlantique a été hantée jusqu’à nos jours par la « race ». L’esclavage en a été le péché originel. Les pères fondateurs ont bien pu proclamer que « tous les hommes sont créés égaux », les trois premiers présidents des Etats-Unis, Washington, Jefferson et Madison n’en étaient pas moins des grands propriétaires d’esclaves. Et si la guerre de Sécession a finalement entraîné l’abolition, les États du Sud, Ku Klux Klan à l’appui, ont répliqué en instaurant l’apartheid.
On a cru cette ségrégation terminée avec la victoire des droits civiques sous la présidence de Lyndon Johnson. Mais le meurtre de George Floyd perpétré en mai 2020 par des policiers à Minneapolis et les immenses manifestations qui ont suivi ont montré à quel point les Etats-Unis restaient malades de la « race ». À ce sujet, dès 1835, Tocqueville, pessimiste, annonçait dans son grand livre sur La Démocratie en Amérique qu’il fallait « s’attendre à de grands malheurs ».
Les racistes et les suprémacistes blancs comptent des centaines de groupuscules alt right capables de mobilisations violentes. En face, pour le mouvement d’émancipation des Afro-Américains, il s’agit de ne « jamais oublier ses origines raciales ». La critical race theory dénonce, en effet, le « daltonisme racial » qui prône l’égalitarisme en ignorant la couleur et le racisme systémique. Martin Luther King avait été assassiné pour avoir rêvé d’effacer la différence entre Noirs et Blancs ; aujourd’hui, comme l’écrit Denis Lacorne, on assiste à la réaffirmation de la race au nom de l’antiracisme.
En 2019, le New York Times lançait une véritable bombe historiographique sur l’origine et l’histoire des Etats-Unis. D’ordinaire on fixe le point de départ du pays en 1620, date à laquelle les Pèlerins du Mayflower ont débarqué à Plymouth. Eh bien non, nous dit Nikole Hannah-Jones dans le grand quotidien new-yorkais, la vraie date de naissance des Etats-Unis est 1619, l’année d’arrivée en Virginie du premier convoi d’esclaves africains. Ainsi, « la violence, les discriminations, le racisme, les inégalités socio-raciales persistent encore aujourd’hui parce que les historiens américains n’ont pas su ou voulu reconnaître quatre siècles d’injustice ». La thèse a été largement discutée et contestée, mais elle a convaincu nombre de lecteurs jugeant qu’effectivement le fil conducteur de l’histoire des États-Unis est bien celle de l’inégalité des conditions entre Noirs et Blancs.
Cette question de la race ne se réduit cependant pas à la polarité Noirs/Blancs. Depuis la fin du XIXe siècle, on a vu parallèlement se répandre la hantise d’une dégénérescence de la race anglo-saxonne originelle par l’arrivée massive d’une nouvelle immigration, composée, elle, d’Italiens, de Juifs, de Slaves d’Europe centrale et orientale. Ces flux migratoires ont inquiété ; ils menaçaient les stéréotypes de l’identité américaine. Ainsi fut votée par le Congrès en 1924 une loi des quotas qui fit brutalement chuter l’immigration en provenance de l’Europe du Sud et de l’Est, jusqu’à son abolition en 1965.
Depuis, une autre appréhension s’est propagée causée par l’arrivée massive des Hispaniques d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud. L’édification d’un mur devenait un slogan électoral. Les projections démographiques font craindre aux conservateurs de voir les Blancs devenir en quelques décennies minoritaires. Mais qu’est-ce qu’un Blanc ? Les Latinos, de plus en plus nombreux, s’estiment être « blancs », ce qui change sensiblement les prévisions. Les États-Unis seront-ils le creuset d’une population sang-mêlé – un véritable melting pot ? ou resteront-ils une société indéfiniment racialisée ? Que nous le voulions ou non, nous autres, de ce côté de l’Océan, ne pouvons y rester indifférents.
(« Michel Winock » photo D.R. ; « Noirs et blanc » photo Passou)
