L’Allemagne intérieure de Michel Tournier
Il y a comme ça des écrivains très français qu’un réflexe nous fait associer automatiquement à un pays étranger tant ils l’ont loué, critiqué, décortiqué et habité jusqu’à en être à leur tour habité. Un pays, c’est à dire une langue, une culture, un passé, une littérature. Michel Tournier, c’est l’Allemagne. Ou plutôt les Allemagnes. Non à la façon d’un Mauriac qui se réjouissait qu’il y en eut deux tellement il l’aimait, mais à la Tournier. Il en voit quatre : l’Allemagne de l’Ouest, l’Allemagne de l’Est, l’Autriche et la Suisse alémanique (ça va grogner du côté de Zurich, ville qu’il adore).
On trouve ce genre d’observations dans son dernier livre (mais oui, Michel Tournier n’est pas mort, juste retiré, pas très vaillant sur ses jambes mais l’esprit toujours aussi vif) Lettres parlées à son ami allemand Hellmut Waller (1967-1998) (352 pages, Gallimard). Une correspondance pour le moins originale puisqu’elle est constituée de 23 lettres enregistrées sur bandes magnétiques et envoyées outre-Rhin par la poste. Sa durée, qui s’étale sur une trentaine d’années, est significative en ce qu’elle correspond à ses débuts littéraires. Le livre ne reproduit que ses lettres, et non celles de l’ami allemand, juriste de profession, ancien procureur général chargé de requérir contre les nazis et traducteur des livres de Tournier en allemand.
Le meilleur souvenir de jeunesse de Tournier, ce sont ses années Tübingen. C’était au lendemain de la guerre. Il partageait sa chambre à l’université avec deux camarades auxquels le lia une longue amitié : Gilles Deleuze et Claude Lanzmann. Ils étudiaient ensemble « Hegel, mais en allemand, c’est autre chose ». On comprend qu’il ait adoré cette ville charmante et attachante, la tour Hölderlin sur le Neckar, ces petites maisons, les promenades à cheval, la campagne du Wurtemberg et les grands professeurs de philosophie de l’université. C’est là à Tübingen, qu’il avait fait connaissance de l’ami allemand, Hellmut Waller, plus qu’un traducteur, le destinataire de ces lettres parlées.
Il est y est beaucoup question de Vendredi ou les limbes du Pacifique couronné par l’Académie française, du Roi des Aulnes qui le sera par les Goncourt, du Médianoche amoureux, de Lazare… Nous sommes dans l’atelier de l’écrivain qui fait part à son ami de ses doutes, de ses incertitudes, de ses remords, de ses projets qui, on le sait aujourd’hui n’aboutiront jamais, ainsi du roman sur les athlètes féminines d’Allemagne de l’est dopées aux hormones qui le fascinent tant (Eva ou la république des corps), d’un autre sur les vampires avec des développements inattendus sur l’absolu de l’hémoglobine chez Marguerite-Marie Alacoque (Hermine ou le goût du sang), un autre encore sur Guillaume Tell, avec à chaque fois, des enquêtes documentaires préparatoires, des repérages à la Zola mais en vain.
Encore que ceux-ci ne sont jamais inutiles quand on sait la passion de la photographie de Michel Tournier, autrefois pilier des Rencontres d’Arles et, du temps de l’Ortf, producteur de l’émission « Chambre noire ». Mais le grand boulingueur nous entraine également dans ses voyages en Inde, au Brésil, en Afrique, en Israël et en Egypte, pays qui le fascine et où, mieux que le roi ou le raïs, le grand écrivain Taha Hussein est son cousin. On entrevoit en passant quels films Elio Petri et Richard Leister auraient pu tirer de Vendredi si ils avaient été au bout de leur projet.
On ne saurait trop conseiller aux écrivains en panne d’inspiration de s’y perdre. C’est plein d’idées. Ainsi ce personnage de Veruschka, mannequin mythique des années 70, somptueuse et énigmatique créature venue de Prusse-Orientale d’1,90m (mais qu’est-ce qu’elle faisait alors avec François Weyergans dont Tournier nous apprend qu’il fichait la pagaille sur le tournage du film consacré à la créature ?), fille du Lehndorff qui fut pendu au lendemain de l’attentat avorté contre Hitler en juillet 1944, un mannequin hors norme qui s’était composé un univers fantastique si singulier que les photographes devaient s’adapter au personnage qu’elle s’était créé et non l’inverse. Elle est infernale, exigeant sans cesse des modifications dans le Drehbuch dictées par son amant. Quel roman en perspective !
Qui dit oralité dit spontanéité accrue, fraicheur, rapidité du jugement, réactions à vif. On le voit ainsi refuser de débattre à Hambourg avec l’historien Saül Friedländer au motif que celui-ci, voué aux gémonies de même que Jean Améry, a osé écrire et dire que l’auteur du Roi des Aulnes y révélait une certaine fascination pour le nazisme. Cela dit, comme il le reconnaît lui-même, l’ambiguïté du Roi des Aulnes a mis mal à l’aise plus d’un lecteur, à commencer par le représentant à Paris d’un grand éditeur italien qui a refusé d’acheter les droits en raison de « l’horreur viscérale à l’égard du sujet traité », un certain Italo Calvino… J’en ai aussi retenu une forte idée en vertu de laquelle on pense mieux dans le froid. Au passage, des aveux, tel :
« Je n’ai pas d’idée, je n’écris pas un roman pour défendre des idées mais pour faire un roman ».
Et puis cette page où il pulvérise le lieu commun selon lequel un roman traite d’un sujet alors que le sujet apparent n’est qu’un prétexte. Les Météores parle bien des ordures ménagères, de leur incinération ; La Goutte d’or traite bien de l’opposition entre le signe et l’image ; mais c’est d’autre chose qu’il s’agit en vérité et se trouve enfoui, souvent ailleurs que dans ses livres :
« Tous mes livres sont faits comme ça. Aucun sujet ne m’est vital. Les sujets qui, peut-être, me sont vitaux, je n’en parle pas. Ce n’est pas un sujet de littérature. Je ne suis pas un acteur (sic) qui écrit avec ses tripes, tu le sais parfaitement ».
Ce n’est pas la première fois que le germanophile s’épanche en Tournier, il s’en faut. Il y a quelques années encore, il publiait un curieux petit livre intitulé Le bonheur en Allemagne ? (12 euros, 93 pages, Maren Sell éditeurs). Le point d’interrogation, c’était pour la forme car à le lire, c’était plutôt trois points de suspension. Mais de ce qu’il appelait la « Germanistik Tournier », on y retenait surtout sa passion pour feue la RDA. Un tropisme revendiqué qui lui fait même ranger Adenauer aux côtés de Guillaume II et d’Hitler pour s’être rendu coupable de « politique d’américanisation à outrance ».
En passant, il y avait aussi des petites touches sur la morbidezza teutonica (faiblesse +sensibilité +profondeur +mélancolie), à ses yeux symbolisée par le suicide de Kleist. Nul doute que l’on retrouvera Tournier dans toutes ses Allemagnes, à commencer par celle qui les résume toutes, son Allemagne intérieure, dès l’année prochaine grâce à Arlette Bouloumié, l’universitaire chargée par l’écrivain de veiller sur ses archives. C’est elle qui a créé un fonds Tournier à Angers en 1996, elle qui a composé ce recueil de Lettres parlées, elle encore qui prépare la Pléiade des Œuvres romanesques à paraître en 2016. Un peu d’histoire et beaucoup de géographie en perspective, ne fût-ce que pour justifier cette réflexion issue de ses Lettres parlées :
«Les écrivains qui s’inspirent de l’histoire sont extrêmement pessimistes. Car l’histoire est mauvaise, et les écrivains qui s’inspirent de la géographie, au contraire, sont admiratifs et la découverte de la terre par les voyageurs est toujours quelque chose de positif et de juvénile. »
(« La tour Hölderlin sur le Neckar à Tübingen » photo D.R.; « Michel Tournier, chez lui, le 15 juin 2015, photo Edouard Caupeil)
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