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Ce que la Mitteleuropa doit à la nostalgie du monde d’hier

Ce que la Mitteleuropa doit à la nostalgie du monde d’hier

Milan Kundera aura beau tonner contre et dire que « ça n’existe pas », la Mitteleuropa est partout. Guère d’études, d’articles ou de conversations sur le devenir de l’Europe qui n’y fassent référence. Ainsi l’influent quotidien économique Les Echos a-t-il récemment baptisé « syndrome de la Mitteleuropa » l’attitude par laquelle plusieurs nations occidentales ont stigmatisé l’Allemagne en lui imputant une large part de responsabilités dans les situations d’austérité qu’elles traversent.

Entité floue aux frontières changeantes, notion diffuse s’il en est née au milieu du XIXème siècle, déjà difficile à cerner même en son âge d’or, la Mitteleuropa désigne traditionnellement en allemand l’Europe médiane ou centrale, de la Vistule aux Vosges, de la Baltique au sud de l’Autriche-Hongrie ; il s’agit moins d’un espace géographique que d’un ensemble politique, économique et culturel désignant des populations disparates qui avaient en commun deux éléments supranationaux : la langue allemande et la civilisation juive. Mais Mitteleuropa est tellement plus chantant à nos oreilles que « germanosphère » !stefan-zweig-et-son-chien

Stefan Zweig est sans aucun doute l’écrivain qui domine cet esprit. Son œuvre l’a si durablement imprégné que le titre de ses souvenirs d’un européen Le Monde d’hier (Die Welt von Gestern) est devenu le leitmotiv de ce courant. Il est vrai que par son caractère testamentaire, et cette vue imprenable qu’il offre sur un monde qui se défait, un univers en décomposition, il présente « une sorte de vue en coupe du génie européen » comme le souligne Georges-Arthur Goldschmidt dans la dernière livraison de Approches (No 156, 252 pages, 15 euros), revue de sciences humaines consacrée ce trimestre à cet écrivain. Jean-Pierre Lebfèvre y revient sur un point intéressant qui est peut-être l’une des clés les plus négligées de l’incroyable pérennité du succès populaire de cette oeuvre en France (contrairement à l’Allemagne ou l’Autriche, notamment, où il est assez méprisé) : le fait que ses traducteurs français successifs ont arrangé sa langue et son écriture pour le meilleur : ils lui ont rendu service « en évitant tout ce qui aurait pu surprendre les lecteurs francophones dans le contenu et surtout en allégeant la prose de l’auteur, parfois un peu chargée d’ornements ». Ils ont amélioré son allemand parfois archaïque et surchargé ; c’est également le cas de ses traducteurs espagnols qui ont révélé des virtualités du texte initial que celui-ci ne pouvait exhiber.

N’empêche que toute personne évoquant “le monde d’avant” plutôt que « le monde d’hier » est soupçonnée de lapsus. Juste rançon de la gloire, Zweig est également celui qui passe pour le responsable, sinon le coupable, de la mythification de la Mitteleuropa. A le lire, on n’a que regrets pour une monarchie habsbourgeoise qui n’aurait été que tolérance et ouverture, pour ses charmes évanouis, surtout en regard des cruautés de la domination ottomane. Le dernier film de Wes Anderson The Grand Budapest Hotel doit autant à la référence à cet univers romanesque de Zweig qu’au parfum de la nostalgie pour un monde disparu. Et pourtant, ce n’est pas à lui mais à Joseph Roth que l’on doit le grand roman sur l’apogée et le déclin de l’empire austro-hongrois La Marche de Radetzky. Malgré celle, comme l’avait fait remarquer Krzysztof  Pomian, on ne trouve pas trace de « conscience d’appartenance » à la Mitteleuropa chez ses habitants. Car s’il y a bien une vision allemande de l’Europe centrale, il n’y en pas de panslave qui ait réussi.

blog-josephroth-011912Mythe littéraire et artistique sublimé par le sentiment de la nostalgie, il réclame désormais une analyse politique renouvelée avant que le romantisme culturel ne fasse la conquête d’Européens déboussolés. Mais une fois établie la part du folklore qui en fausse la vision, ce qu’un Claudio Magris a magistralement réussi dans Danube, ceux-ci gagneraient à s’abreuver aux sources de la Mitteleuropa. Sa disparition a laissé un sentiment de l’exil, de la perte et du manque qui, mêlé au cosmopolitisme et au multilinguisme de son âge d’or, ont forgé l’identité culturelle européenne. En ravivant la flamme, les Européens perdraient en scepticisme ce qu’ils gagneraient en solidarité. Ainsi la nostalgie peut-elle être féconde lorsque l’urgence est de résister aux nationalismes avant de les dépasser.

(« La marche de Radetzsky », film d’Alex Corti ; « Stefan Zweig et son chien » ; « Joseph Roth » photos D.R.)

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