Moïse et Jude, des hommes, rien que des hommes
« …s’il a d’ailleurs jamais existé… si Moïse il y eut jamais…». On trouve ces phrases dans Moïse fragile (276 pages, 22 euros, Alma). « …peut-être… pourquoi pas… » figurent dans Vie de Jude, frère de Jésus (386 pages, 22,90 euros, Albin Michel). N’y voyez ni excès de prudence, ni principe de précaution, ni facilité rhétorique, ni stratégie pour ratisser au plus large vers un public que la foi a déserté si elle l’a jamais habité. C’est simplement que Jean-Christophe Attias et Françoise Chandernagor, chacun avec les moyens qui lui sont propres, ont avancé dans l’inconnu avec des repères éblouissants.
L’un et l’autre font leur miel d’une tradition historico-critique de l’exégèse biblique qui remonte au XVIIème et n’a jamais cessé, avec des pics de scandale comme en 1863 lors de la parution de la Vie de Jésus de Renan, même si elle est devenue beaucoup plus sereine. Leurs livres peuvent être lus aussi comme deux tentatives de renouveler la biographie, genre qui s’épuise lorsque le domaine est profane et se perd le plus souvent en hagiographie lorsque domine le sacré. Celui de Jean-Christophe Attias figure d’ailleurs dans la sélection pour le prochain Goncourt de la biographie
Quel beau titre que Moïse fragile ! Son titre dit déjà l’essentiel du projet de l’auteur, titulaire de la chaire de pensée juive médiévale à l’Ecole pratique des hautes études (Sorbonne). Mais qu’on ne s’y trompe pas : son livre est tout sauf universitaire. Tout en s’appuyant sur une érudition très sûre, et un commerce éprouvé avec les Ecritures, il s’autorise une liberté de plume, de réflexion et d’analyse réjouissantes, d’autant qu’elles ne sont pas la norme dans ce monde-là. Tout y est ambivalent, nul n’en sort irréprochable. Toutes les références au texte y sont mais l’air de rien, avec une touche de légèreté.
Des croyants le jugeront trop ironiques, des historiens s’offusqueront de la méthode, et c’est tant mieux. Son récit de cette vie-là est d’une telle fluidité qu’on ne sent même pas le lumineux essai qui s’insinue dans les interstices ; des moments de grâce poétique y côtoient des analyses linguistiques de haut niveau ; son écriture est si ailée qu’on lui pardonne un instant d’égarement, quand page 111, son héros est dans l’obligation de « gérer » la tension… « Son » Moïse, car c’est bien du sien qu’il s’agit, tel qu’il l’a vu et reconnu, après avoir tout lu outre le texte scripturaire, le De Vita Mosis de Philon d’Alexandrie, la Vie de Moïse de Grégoire de Nysse jusqu’à L’Inquiétante étrangeté de Freud et le livret du Moïse et Aaron de Schoenberg, son Moïse donc nous est présenté comme une figure paternelle mais pas comme un père.
Un maître plutôt. Un maître un peu kitsch à cause de Michel-Ange et de Cecil B. de Mille. On en a retenu la nuque puissante et les larges épaules, la colère et la force, de quoi exprimer la domination. Son corps en témoigne : c’est un prophète musclé, né circoncis, déjà porteur du signe de l’Alliance. Pas un Dieu mais un homme de Dieu. L’humilité est sa plus grande vertu, chose d’autant plus remarquable qu’il est seul à mouvoir s’enorgueillir d’un face-à-face avec l’Eternel. Son parcours rappelle que, si grand que puisse être le maître d’un peuple, il n’en est pas moins le serviteur de son Dieu. Fils de l’Egyptienne, né dans un trouble identitaire, issu d’une ambiguïté généalogique, il tire sa force de cet handicap et universalise son message à mesure qu’il s’enracine dans sa communauté.
Chef, guide, libérateur, législateur, intercesseur, il est tout sauf parfait ; d’ailleurs, il est bègue, ce qui ne sied guère aux prophètes, d’ordinaire plus assurés ; or celui-ci balbutie la Torah que l’Eternel lui a confiée au Sinaï pour la transmettre à son peuple. Il a parfois des réactions de mère fatiguée par son peuple ; d’ailleurs, par deux fois, la Torah parle de lui au féminin, Le renoncement le taraude, l’incertitude le hante, les contradictions le rongent et pourtant, il avance. En homme, éventuellement en mensch, jamais en surhomme ni même en héros au sens grec du terme (demi dieu ) ou fils de Dieu comme Jésus.
Lorsqu’il ne comprend pas, l’auteur reconnaît qu’il bute et cherche la lumière. Comme dans les fameux trois versets de terreur et de ténèbres (Exode 4, 24-26) où l’Eternel voue son prophète à la mort, celui-là même qu’il avait chargé de conduire son peuple hors d’Egypte. Premier à recevoir, Moïse est le premier à transmettre. Il est le maillon qui commence la chaine. Ayant reçu Torah du Sinaï, il la transmit non à l’un de ses fils mais à Josué lequel la transmit à son tour aux Anciens, ceux-ci aux Prophètes et les ceux-ci aux gens de la Grande Assemblée. Réception, célébration, transmission.
La tradition juive n’a pas seulement donné au monde la semaine, invention qui règle le temps, mais cette cadence en trois temps qui domine les âmes. Fortement influencé par le judaïsme rabbinique, Jean-Christophe Attias articule l’héritage de Moïse sur le prisme de la double Loi, écrite et orale, autrement dit la lettre et l’esprit. Il en fait un modèle et un guide pour un judaïsme qui ne soit pas celui du combat, de la Terre et du sang mais celui « de l’esprit, de l’errance et de l’inachèvement ». Au risque de l’échec puisque Moïse a échoué.
Pauvre pécheur, il est mort dans un baiser divin à l’âge de cent-vingt ans. On dit qu’une nuée s’est posée sur lui et l’a enlevé. Pas de restes, pas de sépulture, pas de pèlerinage. Tant mieux car cela oblige à aller à l’essentiel au lieu de se perdre dans le folklore. Mais quelle trace…. Jusqu’au soufisme qui voit en lui un maître d’initiation à la Voie. Sa leçon ? Une école de gai savoir. On en parle encore longtemps après cette éclipse, c’est dire. Il avait tout vu et tout prévu ; sa mission n’en était pas moins inachevée puisqu’il ne vécut pas assez pour voir son peuple entrer en Terre promise après quarante ans d’errance. Grâces soient rendues à Jean-Christophe Attias d’avoir rendu ce génie à son humaine condition en dé-voilant son rayonnement. « Quant à Dieu, qui n’existe pas, je suis encore assez déraisonnable pour espérer en sa miséricorde » écrit-il. Et on se prend à rêver d’un « Mahomet fragile » qui n’a pas encore trouvé son écrivain…
Françoise Chandernagor, elle, a clairement pris le parti du roman, donc de la fiction, pour retracer la vie de Jude, benjamin de la fratrie de Jésus (c’est une hypothèse). Pourquoi pas, après tout : tout lecteur de la Bible ne porte-t-il pas en lui son cinquième évangile ? Agnostique de culture chrétienne, l’auteur s’est replongée dans les Evangiles à la faveur, si l’on peut, dire, de la maladie et de l’empêchement d’écrire, ou de lire autre chose que des textes courts et évocateurs, et non pour y chercher un secours. C’est un roman sur les frères de Jésus : Jacques, José, Simon et Jude, les quatre « appartenant à l’Histoire » et l’histoire étant racontée à la première personne du point de vue de ce dernier.
Ils sont mentionnés dans le Nouveau Testament, ici considéré comme un récit historique plutôt que comme une théologie, dans les Actes des Apôtres et dans des Epîtres, tous textes canoniques. Si elle a jeté son dévolu sur Jude, c’est qu’il était au fond celui qui s’y prêtait le mieux ; moins important et moins admirable, mais auteur tout de même d’une brève Epître, il est plus banal, plus ordinaire, ce qui est plus pratique pour imaginer ce qu’il a pu faire, tout en conservant une légitimité.
L’auteur sait y faire, entraîner le lecteur et ne pas le lâcher. Pour réussir l’exercice aussi bien que dans L’Allée du roi, elle s’est appliquée à restituer non la langue de l’époque mais ce qu’elle imagine être sa sonorité en s’imprégnant de l’ Ecriture. Dans l’esprit non d’un faux Evangile mais d’un pseudo-apocryphe. Ce que l’auteur qualifie de « style biblico-évangélique », un ton paléo-chrétien que l’on ne dirait pas traduit du grec, tout de même, mais suffisamment pénétrant pour faire illusion et donner un certain crédit aux incertitudes. Les différents épisodes sont restitués de manière si saisissante ou émouvante que cela dispense de se demander ce qu’il en fut vraiment.
Comme le Moïse de Jean-Christophe Attias, le Jude de Françoise Chandernagor est ramené à son humaine condition, mais pas trop. C’est pourquoi sa sincérité touche, et ses doutes ébranlent. Le roman s’arrête à la page 349 ; pourtant le livre en compte trois cents quatre-vingt six. Cette quarantaine de pages est peut-être notre seul regret, notre principale réserve, avec les notes en bas de page tout le long du récit, qui précisent et développent. Non parce que cette postface recèle des indications bibliographiques ; cela fait longtemps que cela ne choque plus, et qu’elles sont même parfois nécessaires, à la fin d’un roman historique documenté.
Or là, c’est surtout prétexte à explication. Pour prouver que tout cela est attesté bien que les frères et sœurs de Jésus aient été plutôt marginalisés, évacués, effacés par l’Eglise de Rome pour laisser place aux dogmes de « virginité perpétuelle » (649), alors que seule la « conception virginale » figure dans les textes canoniques, et de l’Immaculée Conception (1854). De cette histoire de frères (adelphoï dans le texte grec), la tradition ecclésiale fit des cousins (anepsioï) s’appuyant sur la polysémie de « frère » dans les Evangiles aussi bien que dans le Genèse et le Lévitique, renvoyant à l’hébreu ‘ah et à l’araméen. Françoise Chandernagor réveille l’affaire au risque de banaliser la chose en faisant de Marie et de ses enfants une famille nombreuse à laquelle ne manquerait que la carte de réduction dans les transports en commun. A ses yeux, cela ne la diminue en rien :
« Car enfin, à qui fera-t-on croire qu’un mère de famille nombreuse est, par nature, moins sainte, moins aimante, moins secourable et moins « médiatrice » qu’une vierge perpétuelle ? » (…) Risque-t-on de ternir l’image de Marie, mère universelle, en reconnaissant que, si l’aîné de ses fils fut « unique », elle mit au monde et éleva d’autres enfants, En écrivant ce roman, j’ai eu à la fois le désir de rétablir une vérité que je crois « historique » et le souci de respecter la belle figure de la Madone : celle qui « sourit et pardonne », comme on chantait autrefois dans les églises ».
C’est justement là que le bât blesse et que des croyants, des historiens, des théologiens tiqueront quand ils ne s’indigneront pas devant ce qu’ils tiendront pour une approche positiviste qui s’obstinerait à distinguer le Jésus historique du Christ de la foi. La vérité est dans la fiction, mais ladite « vérité historique » se déploie ailleurs que dans un roman, avec d’autres moyens. Ces deux mots seront jugés de trop ici, à moins qu’ils soient justement au cœur du projet de l’auteur, lequel se veut moins iconoclaste que dérangeant, troublant. Mais pourquoi se justifier ?
Un écrivain ne s’autorise que de lui-même. Hermann Broch ne se justifiait pas ainsi à la fin de son chef d’œuvre La Mort de Virgile, non plus que Marguerite Yourcenar dans les Mémoires d’Hadrien, du moins s’agissant de celle-ci en cinq pages et non en cinquante et sans volonté de démontrer une vérité historique. Rendre des comptes, c’est déjà se sentir accusé ; c’est anticiper les reproches et tenter de les désamorcer. Le romancier n’a pas de dossier à produire puisque le roman est par essence le lieu de la liberté de l’esprit. Nous sommes entraînés dans « l’atelier de l’auteur », comme il est dit. Mais a-t-on toujours envie de visiter les cuisines lorsqu’on est attablé au restaurant ? De toute façon, tout making of tue le mystère.
Post-scriptum : Qui cite le texte scripturaire se doit de préciser dans quelle traduction, car d’une version l’autre, le sens voyage. Jean-Christophe Attias s’est appuyé sur l’édition de la Bible du rabbinat français publiée sous la direction de Zadoc Kahn, sans jamais s’empêcher de retraduire lui-même nombre de passages de l’hébreu ou de l’araméen ; pour le Coran, il s’en est remis à la traduction de Jacques Berque ; et s’agissant du Nouveau Testament, principalement à la plus récente édition de la Bible de Jérusalem, et à celle d’Edouard Dhorme pour la Pléiade, de réputation plus littéraire. Ce qui est également le cas de Françoise Chandernagor qui a également eu recours aux traductions du chanoine Osty (Le Seuil) et à la TOB, mais avant tout à la version de Louis Segond (1910), courante non seulement chez les protestants de langue française, mais au-delà, attachement qu’elle confesse être littéraire. Mais n’est-on pas toujours un peu le prisonnier consentant de la Bible de son enfance ?
(« Leçons de ténèbres » photos Jean-Pierre Maghit)
406 Réponses pour Moïse et Jude, des hommes, rien que des hommes
« Ca alors … Mélenchon et le Parti de gauche jugent l’émission « Secrets d’histoire » et Stéphane Bern « trop monarchistes » »
ça alors… » secrets d’histoire » est également un magazine.
Et devinez quoi ?
Dans le number 5 il y a un truc sur » la chapelle sixtine, un miracle artistique » , où il est question de Moïse, Jules II, tout ça.
Eh bien, j’ai appris que M. Angelo, autant que d’être sculpteur, était gay.
Michelangelo était homosexuel et génial.
Cela démontre par A+Q que tous les homos sont géniaux. C’est clair, puisqu’il ne frayent pas avec nos sœurs charnues et dodues, sauf si elles sont gouines … uhuhu !
Ah ! les fiottes, comme elles sont rigolotes … étoile rose et hop !
Michelangelo et le neoplatonisme.
« « Le mouvement néoplatonicien et Michel-Ange ». Ce texte déjà ancien a nourri les spéculations des historiens de l’art et des idées sur les affinités qui relient la philosophie néoplatonicienne de la Florence des Médicis au Quattrocento et l’œuvre de Michel-Ange. »
http://www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/Renaissance/MichelAnge.html
« Il Mosè è una scultura marmorea (altezza 235 cm) di Michelangelo, databile al 1513-1515 circa, ritoccata nel 1542, e conservata nella basilica di San Pietro in Vincoli a Roma, nel complesso statuario concepito quale Tomba di Giulio II (in effetti il papa è sepolto in San Pietro insieme allo zio Sisto IV). Tra le prime scolpite per il progetto del mausoleo del papa, fu anche l’unica tra quelle pensate fin dall’inizio ad essere usata nel ridimensionato risultato finale, che vide la luce solo dopo quarant’anni di tormentate vicende. »
http://it.wikipedia.org/wiki/Mos%C3%A8_%28Michelangelo%29
Rendons hommage au vit dans les doigts qui, innocemment, suppose que nous n’avons pas accès à Wiki… Quelle belle âme naïve !
« rien que des hommes », pas des tafioles, donc.
pour celle de 8h22 qui ne lit peut-être pas l’italien:
Après son voyage à Rome en septembre 1913, Sigmund Freud en fit l’analyse2.
« Il a introduit dans la figure de Moise quelque chose de neuf, de surhumain, et la puissante masse et la musculature exubérante de force du personnage ne sont qu’un moyen d’expression tout matériel servant l’exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable : vaincre sa propre passion au nom d’une mission à laquelle il s’est voué. »
— Sigmund Freud, p. 19.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Mo%C3%AFse_%28Michel-Ange%29
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