de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 22 Le langage perdu des fumeurs

N° 22 Le langage perdu des fumeurs

Les fumeurs. Quand ils veulent discréditer un pays, par exemple la Russie soviétique, ou bien une catégorie de personnes, une famille, les cinéastes américains montrent les personnages en train de fumer. Et d’inhaler puissamment la fumée, tout au fond de leurs poumons ; ils sont assurés de provoquer dans leur public une réaction de répugnance, d’horreur. Autrefois, le méchant était mal rasé, il serrait les dents, avait une trogne impossible. Aujourd’hui, il fume.

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Raymond Roussel, qui prenait ses trois repas d’affilée, pour perdre moins de temps.

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Les belles étymologies
Le fur, c’est le taux, la proportion, le prix. De forum, le marché. « Au fur » signifie à proportion de. Je vous paie cette tonne de blé au fur du kilo. Le sens de « fur » s’étant perdu, on a rajouté « mesure » : « au fur et à mesure », c’est-à-dire en même temps et proportionnellement, avec une nuance de succession d’événements. C’est donc un pléonasme, comme dans « aujourd’hui », puisque « hui » (hodie) veut dire « en ce jour ».

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Les grêlons, toujours « gros comme des œufs de pigeon ». Qui a déjà vu des œufs de pigeon ?

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(À la Jules Renard)
Je me sauve.

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Les belles métonymies :
 

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La première fois qu’on eut l’idée de vendre du pain aux autres au lieu de le faire pour soi.

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Personne ne sait.
Ce qu’est une fausse position de la cuisse. Proust écrit : « Une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. »
Personne ne sait non plus ce qu’est une vraie position.

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La femme chic, bijoux et coiffure plus haut que son cul, au pianiste, après son récital : « Et à part jouer du piano, vous faites quoi comme métier ? »

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Gilbert Bécaud, qui avait un tel trac les soirs de première qu’un jour il chanta une chanson sur les paroles d’une autre.

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La stupéfaction qu’on éprouve à constater que ses voisins, qui occupent un appartement exactement semblable au sien, l’occupent tout différemment, ont mis une table à cet endroit, n’ont pas de bibliothèque sur ce mur, et dorment dans le salon.

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La fiction qui pourrait bien transformer la réalité. À la fin de l’écriture de La vie mode d’emploi, Perec alla faire un tour dans le XVIIe pour voir si, par hasard, « sa » rue Simon-Crubellier n’existerait pas.

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La rose « Pierre de Ronsard », qui est à la rose ce que la tomate « cœur-de-bœuf » est à la tomate.

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Les langues.
Babel / Pentecôte. Les langues qu’on ne comprend plus / les langues qu’on comprend sans les avoir apprises. Babel monte / Pentecôte descend.

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Pour le plaisir, une dédicace de Balzac à Mme Hanska :
« À une étrangère,
Fille d’une terre esclave, ange par l’amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par l’expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géant par l’espérance, mère par la douleur et poète par tes rêves ; à toi, qui es encore la Beauté, cet ouvrage où ton amour et ta fantaisie, ta foi, ton expérience, ta douleur, ton espoir et tes rêves sont comme les chaînes qui soutiennent une trame moins brillante que la poésie gardée dans ton âme, et dont les expressions visibles sont comme ces caractères d’un langage perdu qui préoccupent les savants. »

j.drillon@orange.fr

(Tous les vendredis à 7h 30)

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Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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