Pour saluer Zeev Sternhell
(Le grand historien israélien, spécialiste de l’histoire des idées politiques de la France et du fascisme notamment, voix écoutée et respectée de la gauche, vient de disparaitre chez lui à Jérusalem à l’âge de 85 ans. A cette occasion, en guise d’hommage à cet homme de qualité qui m’a honoré de son amitié des années 1980 aux années 2010, un fort tempérament gouverné par un absolu de l’exigence historique, la passion des archives en dehors desquelles point de salut pour le chercheur, une aptitude à fouiller dans les bibliothèques dans les rayons où presque personne n’allait plus, un côté franc-tireur isolé qu’il cultivait, une intransigeance qui lui valurent bien des soucis avec ses collègues français, et parfois de violentes polémiques jusqu’à des procès, on lira ci-après le compte-rendu de son autobiographie paru dans ces colonnes il y a six ans. Il est suivi d’un autre, encore plus ancien, relatif à son travail sur les anti-Lumières).
Pour une fois, on ne reprochera pas à un intellectuel de s’être résigné au livre d’entretien sur « saviesonoeuvre » en lieu et place de Mémoires dûment sortis de sa plume même. D’abord parce que, eu égard à la matière brassée par ses recherches, à l’extrême diversité de ses sources, à son érudition souvent impressionnante mais touffue, à la complexité théorique qui y est parfois à l’œuvre, il n’est pas toujours aisé de suivre Zeev Sternhell dans ses raisonnements ; d’autre part parce qu’il ne s’est jamais considéré comme un écrivain d’histoire ; enfin parce que ses thèses sur le nationalisme français ayant souvent suscité des controverses, du moins en France, il était de bon augure qu’un interlocuteur le poussât dans ses retranchements. Voilà pourquoi Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison (361 pages, Albin Michel), recueil d’entretiens de l’historien israélien avec le journaliste du Monde Nicolas Weill, était espéré et attendu. Cette longue conversation, dont on ne doute pas qu’elle a été longuement réécrite et peaufinée par son auteur, savant d’une grande précision et d’une rigueur certaine, était la forme la plus adaptée pour populariser sa vision du monde.
Dans sa dimension purement autobiographique, le livre est passionnant. On y découvre dans toutes ses nuances la matrice d’une pensée. Car il est difficile, pour lui comme pour tout autre, de dissocier ses engagements d’universitaire et d’intellectuel de son cheminement intime. Né en 1935 dans une famille juive de la grande bourgeoisie de la région de Cracovie, tôt orphelin de parents qui furent déportés, réfugié auprès de sa famille à Avignon pendant la guerre, il a conservé de ce temps-là un « sentiment de solitude » qui ne l’a pas quitté durant toute son enfance et sa jeunesse. Même s’il a fondé une famille par la suite, il en est resté quelque chose en lui, dans sa solitude de chercheur. C’est en prenant acte de ce trait de caractère qu’il a renoncé à faire de la politique après avoir inspiré la création du parti Meretz et cofondé le mouvement La Paix maintenant :
« Je me suis rendu compte que je ne pouvais réussir que là où je ne dépendais que de moi-même » explique-t-il.
Le fameux procès que lui intenta Bertrand de Jouvenel, après sa mise en cause dans Ni droite, ni gauche (1983) n’aurait pas probablement pas eu lieu si Sternhell lui avait rendu visite avant pour l’interroger sur son rapport à l’Allemagne nazie ; or il veut s’en tenir aux textes dans leur jus et les analyser à l’abri de toute justification a posteriori. Il fuit les témoins de l’Histoire pour ne s’intéresser qu’à ce qu’ils ont écrit. Il va jusqu’à se méfier de l’empire que ses propres souvenirs d’enfance pourraient avoir sur la vie qu’il s’est construite ; c’est la raison pour laquelle il n’a pas vu Shoah, le film de de Claude Lanzmann. Le fait est qu’il travaille toujours en solitaire, ce qui n’est pas sans danger car cela peut aussi conduire à une forme d’autisme intellectuel. Il ne frotte son intelligence à celle des autres que dans les textes et le silence des bibliothèques, ou à la rigueur dans le cadre de colloques, réunions dont on sait qu’elles sont souvent des juxtapositions de monologues. Zeev Sternhell, qui vit à Jérusalem où il a longtemps dirigé le département de Sciences politiques de l’université hébraïque, n’est pas seulement, par sa seule volonté, un chercheur solitaire : il est géographiquement isolé de son terrain d’enquête et des bibliothèques et centres de recherches français, ce qui est particulièrement douloureux pour qui a, comme lui, le goût de l’archive. Mais cet isolement a des répercussions sur le plan intellectuel. Un tel parti pris méthodologique, qui se traduit par une absence d’empathie, reflète une absolue indifférence au facteur humain dans les engagements politiques. Loin de s’en défendre, il le revendique. Tout pour les idées !
Il est aussi déterminé dans son attitude « archisioniste » (en ce sens que les Juifs ne devaient plus être à la merci du bon vouloir d’autres peuples mais devaient fixer eux-mêmes leur destin) que dans son opposition radicale à la colonisation des territoires occupés en 1967 qu’il désigne comme « une plaie », « un cancer » et autres métaphores du même type, ce qui lui a valu un attentat terroriste d’un excité de Brooklyn à la porte de son domicile à Jérusalem. Ses pages sur sa fidélité désenchantée à la gauche israélienne, jusqu’à devenir l’une de ses consciences malgré un constat implacable sur sa déliquescence, ses trahisons et sa marginalisation, sa critique des inégalités croissantes en Israël, sont saisissantes d’authenticité.
Admirateur inconditionnel de la laïcité à la française (« une merveille »), tenant les bigots en horreur, il se définit comme un homme de gauche et un laïque absolu, la gauche des droits de l’Homme, de la Révolution française et de la Commune, depuis toujours, et certainement pour toujours ; car s’il y a bien un trait de caractère qui définit Zeev Sternhell, c’est sa constance en toutes choses ; il creuse le même sillon sur la durée et il faut vraiment un séisme intellectuel de très grande ampleur pour lui en faire creuser un autre.
Son expérience d’officier, les quatre guerres israélo-arabes auxquelles il a participé, n’ont pas seulement solidifié sa force de caractère ; elle ont appris à l’historien en lui à établir la relativité des points de vue, à ne jamais accorder foi à une source, à se méfier des mémoires et des témoignages. Il se défie de toute historisation des événements qui n’aurait pour effet que de blanchir le nazisme, ce qui ne l’empêche pas de mêler son vécu à l’analyse :
« Il faut toujours se rappeler que chaque juif ayant survécu en Pologne a été aidé par quelqu’un, un catholique. On ne pouvait pas y parvenir tout seul »
Et la France ? C’est l’autre grand thème qui traverse de bout en bout cette autobiographie. La France, et non le fascisme français, en est le fil rouge. Après les années avignonnaises, l’émigration en Israël, un mémoire de maîtrise sur Tocqueville, quatre années d’assistanat à l’université hébraïque de Jérusalem, ce fut à 29 ans la rue Saint-Guillaume à Paris, Sciences Po, et la lecture par hasard des Déracinés qui font de Maurice Barrès « le père du roman politique français ». En y découvrant le culte de « la terre et les morts », il y entendit les échos de l’idéologie du « sang et du sol » (Blut und Boden) allemand. Il s’y jeta à rebours de la science politique empirique, persuadé, quant à lui, du primat des idées « à l’état pur », et donc hélas souvent débarrassées du contexte historique, elles seules permettant d’expliquer la politique. A force de vouloir remonter le plus loin possible en amont, il se construisit un strict cadre conceptuel ramenant tout aux Lumières, qu’on les adule ou qu’on les combatte, quitte à ce que la philosophie politique prenne le pas sur l’Histoire.
Il y a bien à ses yeux dans les élites européennes une tradition des Anti-Lumières qui court du XVIIIème siècle à la guerre froide, et même au-delà puisque le néo-conservatisme américain y est inclus, à la… lumière de laquelle il relit la critique radicale de la démocratie. Mais Sternhell a tellement tendance à remonter à cette source que non seulement il discrédite d’un revers de main les politologues qui ne le suivent pas sur ce chemin (« leur horizon ne remonte pas plus loin qu’une génération en arrière »), souvent par lui méprisés comme « historicistes », que son grand bond en arrière lui fait parfois négliger l’importance de la première guerre mondiale dans l’élaboration des totalitarismes. Tout historien des idées s’accordera avec lui pour trouver une cohérence entre d’un côté Voltaire, Rousseau, Condorcet, Montesquieu, Diderot, Kant et de l’autre, entre Burke, Herder, Taine, Renan, Croce, Spengler. Pour autant, tout débat politique doit-il se relire à l’aune de leur affrontement ? Il y a là quelque chose de binaire qui ne cadre pas avec la complexité, la richesse et la diversité des sources auxquelles le chercheur s’est abreuvé. Au moins a-t-il la bonne foi de reconnaître :
« Je parle de Lumières et d’Anti-Lumières comme de concepts. Je n’en fais pas des moments spécifiques de l’histoire européenne ou grecque. Cela non plus n’est pas toujours facile à comprendre… »
En effet… D’autant que tout à sa logique de démonstration conceptuelle, il nous entraîne sur le terrain des idées dans leur dimension la plus abstraite. (bizarrement, il n’associe le sacré et l’obéissance qu’à la religion, ce qui est pour le moins réducteur). On le suit avec un intérêt croissant lorsqu’il explique pourquoi il faut considérer la droite hostile aux Lumières comme étant elle-même révolutionnaire. Mais il élargit tant et si bien la perspective, incluant tant et tant d’éléments et de facteurs dans sa définition du fascisme, que l’on en vient à se demander plutôt qui n’a pas été fasciste. Les réflexions et les travaux d’Ernst Nolte et François Furet sont par lui balayés pour avoir privilégié la thèse d’un fascisme né en réaction à la révolution de 1917 et à la Grande guerre. S’il y revient souvent, au moins ne s’acharne-t-il pas contre eux, comme il le fait sur Raymond Aron ou Isaiah Berlin. Même le portrait de son ancien professeur de Science Po, Raoul Girardet, auquel il fut pourtant lié, est biaisé : avant d’être brièvement incarcéré en attendant son procès pour son activisme Algérie française, il le fut plus longuement sous l’Occupation ; si sa qualité de résistant avait été précisé, cela aurait rendu plus compréhensible qu’il n’avait « aucune nostalgie de Vichy », et pour cause !
En s’attaquant à l’ancien catéchisme de Science Po sur la question, à savoir que le fascisme fut un phénomène d’importation en France, quelque chose d’étranger à ses mœurs et ses traditions, il a pris le taureau par le cornes. Mais dans ces entretiens, il y revient plus vivement encore, dénonçant « le système de mandarinat français », dans lequel il voit un « réseau » solidaire et corporatif avec René Rémond aux manettes, englobant sans nuances la nébuleuse des historiens du contemporain de Sciences Po-Paris et de Paris X-Nanterre. Bref, une cabale à base de copinage ! Le grand patron de la politologie française aurait, selon lui, peu apprécié qu’à sa fameuse théorie des trois droites (légitimiste, orléaniste, bonapartiste), Sternhell ait osé rajouter une quatrième catégorie plus extrême : fasciste. Et c’est encore et toujours sa définition du fascisme, jugée trop extensive et abstraite, qui fait problème. Pierre Milza, Serge Berstein, Michel Winock auraient repris le flambeau de René Rémond en faisant bloc à la parution de Ni droite ni gauche (ce à quoi ils répondront par un livre collectif sous forme de mise au clair et au point). Ce qui vaut au dernier d’entre eux une mise en cause qui frôle la calomnie ; il l’accuse de déloyauté car celui-ci ayant été son éditeur, il n’aurait pas dû se démarquer de ses thèses en les critiquant dans un article du Débat ; or Michel Winock a toujours soutenu que son ami et auteur Sternhell l’avait libéré de ses obligations envers lui : « Tout cela est faux du début à la fin » polémique l’historien israélien ; à quoi Winock répond par anticipation dans une annexe de la réédition en poche de Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (503 pages, 11,50, Points/Seuil) en y reproduisant la lettre de 15 avril 1983 dans laquelle Sternhell, justement…
Contrairement à ce qu’il veut croire, ce n’est pas parce qu’il est un historien étranger, et qu’il assène des vérités dérangeantes, que le milieu de ses collègues français y a parfois mal réagi ; l’américain Robert Paxton, dont les révélations en 1983 sur la France de Vichy étaient autrement plus perturbantes, a longtemps représenté chez nous la doxa sur le sujet ; en fait, si Sternhell fait problème en France comme en Israël, c’est aussi par sa forme, son expression, la radicalité de ses positions, sa méthodologie que Raymond Aron qualifia de « a-historique », son absence de doute et sa manière de récuser les thèses adverses ; et gageons qu’avec ce nouveau livre, particulièrement vif et nerveux, où des intellectuels comme Alfred Fabre-Luce et Bertrand de Jouvenel sont traités de pronazis, cela ne s’arrangera pas, ce dont il se moque bien. Lui n’en démord pas, volontiers provocateur, exhumant leurs articles et textes de l’époque quitte à se voir reprocher « le terrorisme des citations ».
Et il enfonce le clou sur les anciens combattants regroupés dans la ligue des Croix-de-feu, puis au sein du Parti social Français du colonel de La Rocque dont il persiste à vouloir faire un mouvement fasciste, en cela d’accord, comme il le fait remarquer, avec la totalité des historiens étrangers travaillant sur la question, et en contradiction avec nombre d’historiens français travaillant sur la même question, qui taxeraient plutôt ces mouvements de conservateurs ; ils se défendent de voir du fascisme partout où il y a une critique virulente de la république parlementaire ; la modélisation du fascisme par Zeev Sternhell est selon eux si vague, et surtout si généalogique et héréditaire, elle amalgame si facilement les antilibéraux, qu’elle inclut dans le lot beaucoup de monde, partis, mouvements, ligues et personnalités, de Esprit à l’Action française. Or à trop ouvrir le compas on risque de casser l’instrument. Malgré l’imprégnation fasciste de certaines élites des années 30, c’est tout de même le Front populaire qu’à cette époque, les Français ont porté au pouvoir. Il a fallu l’occupation de la France par l’armée allemande pour qu’une dictature s’y installe, ce que jamais Sternhell ne rappelle lorsqu’il compare les « fascismes » français et italien.
Reste à savoir ce qu’est au juste le fascisme. Un nationalisme avant tout, sans aucun doute, mais encore ? Contrairement à beaucoup d’autres, Zeev Sternhell n’inclut ni le parti unique, ni l’expansionnisme territorial parmi ses critères : dans le cas du premier, il y voit un instrument d’accès au pouvoir mais non d’exercice du pouvoir ; et on notera qu’il n’inclut pas davantage le déterminisme biologique. Quels critères alors ? La suppression des libertés publiques, la volonté de créer un homme nouveau sur les décombres de valeurs humanistes, la concentration de l’autorité dans les mains d’un chef, le rejet des principes des Lumières, de la démocratie, du socialisme marxiste et du libéralisme. Juste de quoi lui permettre d’affirmer que le régime de Vichy était fasciste, et que la France fut de longue date le berceau, la matrice, le laboratoire où fermentèrent les idées directrices des fascismes.
On voit par là que le débat est loin d’être clos ; encore faut-il s’entendre sur le sens des mots ; on s’en rend compte par exemple lorsqu’on l’entend dire que, dans la France d’aujourd’hui « l’extrême-droite se bat sur un terrain où elle excelle – la culture… » ce qui en surprendra plus d’un, attentif à l’actualité. Sur ce sujet, et sur quelques autres plus saillants, on aurait aimé d’ailleurs que son interlocuteur l’interrompe et le relance, quitte à le mettre face à ses contradictions. Le débat d’idées y aurait gagné en intensité ce qu’il aurait perdu en agressivité, accusations et insinuations contre les personnes, ce qui n’est pas digne d’un intellectuel et d’un homme de cette qualité. Cela aurait au moins eu pour effet de réduire la place accordée aux règlements de compte.
Lorsqu’il s’agit de textes « »vieux » » de quelques années, la mention « »Edition revue et augmentée » » réserve de bonnes surprises. Ainsi de l’étude décisive de Zeev Sternhell Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIème siècle à la guerre froide (928 pages, 12 euros, FolioHistoire). La thèse qui y est développée avait fait du bruit lors de sa première parution en 2006 chez Fayard. Le chercheur y montrait et y démontrait comment les principaux théoriciens de l’opposition aux Lumières (Taine, Burke, Carlyle, Meinecke, Herder, Renan, Maistre, Maurras, Sorel, Spengler, Vico, Berlin, Croce…) n’avaient eu de cesse de s’épauler par delà les époques en ce citant, en s’étudiant, en s’influençant les uns et les autres. Sous la plume de Sternhell, on avait l’impression d’assister à une véritable course de relais où tous ses anti se passaient le témoin. C’est peu dire que cette tradition avait fini par constituer une culture en soi, et que celle-ci avait eu une part essentielle dans l’enténèbrement du XXème siècle.
C’est probablement à Nietzsche que revient la paternité de l’expression et du concept d' » »anti-Lumières » », de Gegen-Aufklärung qui fut au début platement traduit en français par « »réaction à la philosophie des Lumières » » alors que les Anglais avaient naturellement adopté Counter-Enlightenment. Ce n’est pas qu’un mouvement contre-révolutionnaire puisque la critique émerge un bon demi-siècle avant la chute de l’Ancien régime. Il s’agit bien d’hostilité aux idées défendues par les philosophes, Voltaire, Rousseau, Condorcet, Montesquieu, Diderot, les Encyclopédistes et leur allié Kant.
Les uns comme les autres pensaient non dans l’immédiat mais dans la durée car ils posaient des questions fondamentales sur la nature humaine et la vie de l’homme en société. Surtout lorsque, à sa grande surprise, il retrouve sous la plume d’un Isaiah Berlin, soit après les deux guerres mondiales, les thèses exposées par Maurice Barrès au début du siècle sur le relativisme de toutes choses tenues par les Lumières pour des valeurs universelles (la liberté, le mal, la justice…). C’est bien cela qu’il fallait chercher dans cette querelle des Anciens et des Modernes. Les Lumières plaçaient la raison, la justice, le bonheur au-dessus de toutes autres valeurs. Il y avait chez leurs partisans un refus absolu du fatalisme en histoire, et de la résignation. En cela, le débat des pros et des antis n’a jamais cessé d’être actuel. Zeev Sternhell le démontait à travers une synthèse magistrale appuyée sur une lecture critique de tous les textes fondateurs de ces penseurs.
En quoi Sternhell a-t-il modifié son texte pour l’édition de poche ? Il a réécrit toute l’Introduction pour mieux mettre en valeurs les thèses du livre. Rousseau s’inscrit dans le cadre de cette refonte non seulement sur le XVIIIe siecle mais surtout sur la signification des Lumières et leur postérité, le totalitarisme et ce qu’il appelle le « »libéralisme bloqué » ». Les uns (l’historien Jacob Talmon) ont voulu voir en Rousseau le fondateur du totalitarisme de gauche, les autres (le philosophe Isaiah Berlin) celui du totalitarisme tout court; ce dernier voit même en lui le plus grand ennemi de la liberté. Il fallait plus nettement mettre le holà à ce type d’interprétations, plus durement, ce qu’il s’est employé à faire dans l’édition de poche. Pour river leur clou aux « Rousseau bashers » (dénigreurs de Rousseau) en appelant à la rescousse Benjamin Constant et Nietzsche. Il a retravaillé le chapitre 8 « »Les anti-Lumières et la guerre froide » » sur Isaiah Berlin ainsi que l’épilogue afin de mieux montrer les liens entre le libéralisme bloqué des années 50-60 et l’actuel nép-conservatisme.
« »Spengler et Sorel avaient raison: les Lumières peuvent être de tous les temps même si, pour eux, ce sont évidemment des périodes de décadence. Pour moi, les anti-Lumières peuvent être aussi de toutes les époques. Dans les deux cas, il s’agit de structures intellectuelles » a dit ensuite Sternhell.
Il estime qu’en France, la paternité intellectuelle du néo-conservatisme revient bien à François Furet en raison de son interprétation de la Révolution française, inspirée de Taine bien davantage que de Tocqueville. Aujourd’hui, le néo-conservatisme s’exprime surtout dans les colonnes de la revue aronienne Commentaire ainsi que dans quelques autres, moins prestigieuses. Sans oublier le poids de Derrida et de l’école déconstructionniste, à peine mentionnés dans ce livre, dans la guerre à l’héritage des Lumières. Et quand on lui demande quelles grandes figures portent la postérité des Lumières, aujourd’hui en France, il cherche longuement avant de citer Jürgen Habermas et John Rawls… A croire que chez nous, c’est une pensée qui ne passe plus. Comme si on y prenait acte depuis peu d’une démission intellectuelle des élites dans la défense des Lumières.
( « Zeev Sternhell, Jérusalem 2015 » photo Thomas Coex ; « Manifestation du parti Franciste en 1933 » photo D.R.; « Maurice Barrès à son bureau » photo D.R. ; « Robert Brasillach, Jacques Doriot, Claude Jeantet pendant l’Occupation » photo D.R. ; « Hippolyte Taine » photo D.R.)
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