de Pierre Assouline

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La République des livres
Quel effet ça fait d’être (encore) un problème ?

Quel effet ça fait d’être (encore) un problème ?

Voilà une expérience que l’on devrait proposer à tout auteur d’un essai qui a fait date dans son domaine : lui proposer d’y revenir dix ans après et de dresser un bilan de l’évolution de la question qu’il avait traitée. Ce qui ne va pas sans risque. Cette expérience, Pap Ndiaye historien spécialiste des Etats-Unis et professeur à SciencesPo, s’y est prêté tout récemment à la demande du Monde qui y a consacré une double page. L’objet : La Condition noire, un livre de 435 pages publié en 2008 chez Calmann-Lévy et réédité depuis en poche chez Folio, le premier à proposer une synthèse si vaste, si fine, si détaillée et si complète de la «  »question noire » » en France métropolitaine.

Revenons sur l’auteur et le livre avant de voir comment il jette un coup d’œil rétrospectif sur cette enquête et sur son actualité. Pap Ndiaye est un Français né à Antony en 1965 d’une mère Française née à Pithiviers, élevé à Bourg-la-Reine et qui n’a connu le Sénégal de son père qu’à 20 ans, comme sa soeur la romancière Marie Ndiaye qui lui a donné une belle préface en forme de nouvelle. Pur produit de l’école républicaine, de l’école communale à l’Ecole normale supérieure, il est historien, professeur à SciencesPo, spécialiste des Etats-Unis. La précision a son importance car elle l’a poussé à adopter un esprit comparatiste (avec l’Amérique du Nord mais aussi la Grande-Bretagne) dans ce qu’il présente dès la couverture comme un « Essai sur une minorité française ». Ainsi ce n’est pas seulement le ton qui est donné, mais la thèse qui est déjà avancée. Car il y a principalement deux perspectives dans ce domaine : minoritaire ou identitaire.

Même s’il ne s’interdit pas d’établir des passerelles entre les deux, Ndiaye envisage, historiquement et sociologiquement, les Noirs de France sous l’angle d’une minorité. Qu’il épluche la presse sur le sujet, qu’il interroge des acteurs de cette réalité dans la région parisienne ou à Lille, ou qu’il enquête dans le monde associatif, c’est toujours dans le prisme minoritaire. Son projet s’ancre sur un postulat en forme de paradoxe : en France, les Noirs sont visibles individuellement, mais invisibles collectivement. On ne les voit pas comme groupe social et le monde universitaire lui-même ne s’est pas avisé qu’ils pouvaient constituer un objet de recherche quand ils l’étaient de longue date outre-Atlantique et outre-Manche. Le fait est que dans nos librairies, on trouve bien davantage de livres sur les Noirs américains que sur les Noirs français.

Dans son étude, l’auteur fait évidemment litière des prétendues singularités biologiques des Noirs, d’une culture fondée sur la conception romantique d’un peuple noir, du choix même de la notion de « peuple » qu’il conteste tout en rejetant également celle de « communauté » qui suppose des liens culturels identitaires forts entre les membres du groupe concerné. C’est pourquoi il parle de « minorité », qui évacue la question des liens identitaires pour ne se concentrer que sur une expérience sociale partagée. On le suit dans nombre de ses analyses, tant elles sont argumentées, même si on ne le suit pas lorsqu’il préfère utiliser « minoré » plutôt que « minoritaire » de crainte que les Noirs en conçoivent un sentiment d’infériorité, alors que Juifs et Protestants ne souffrent pas de se voir appliquer ce vocable. On s’en doute, le lexique a son importance et il n’est guère de mots que Ndiaye n’emploie à la légère. Il nous invite d’ailleurs à suivre le parcours américain de nigger à negro, puis de negro à black (dans The Human stain/ La Tache de Philip Roth, ghost avait suffi à son antihéros pour être dénoncé) avant, comme on s’en doute, de se faire l’historien du concept de négritude en français, rendant à Césaire ce qui fut parfois exclusivement attribué à Senghor.

C’est une étude sérieuse, très sourcée, mais qui ne néglige pas pour autant des pistes qui peuvent apparaître futiles alors qu’elles s’inscrivent parfaitement dans l’analyse de l’auteur, telles les pages consacrées aux « échappés » comme on nomme les Noirs à la peau claire aux Antilles, ainsi que le marché des cosmétiques pour s’éclaircir la peau; ses nombreux clients recourent aux onguents et crèmes dépigmentantes non pour ne plus être noir mais pour éclaircir leur noirceur. D’autres pages, sur l’évolution des prénoms chez les Noirs nés en France métropolitaine (plus français et plus internationaux), sur « les veilleurs de nuit les plus diplômés du monde » e tles ratés de l’ascenseur social, ou sur la récupération politique du mythe du Juif négrier par l’écrivain Raphaël Confiant et l’humoriste Dieudonné, sont édifiantes. Tout cela, toute cette culture et cette érudition, pour dire quoi ? Que la politique française a tout à gagner à considérer la question noire en France d’un point de vue minoritaire et non identitaire.

« Quel effet ça fait d’être un problème ? » se demandait W.E.B. Du Bois dans Les Ames du peuple noir (La Découverte, 2000). Pap Ndiaye répondait par ce livre impressionnant qui n’est pas qu’une histoire de la victimisation même s’il convient, en dépit de formulations toujours mesurées, que le fait d’être noir en France est « un handicap social objectif ». D’autant que depuis une vingtaine d’années, comme s’ils renouaient avec le dynamisme de l’entre-deux-guerres à la décolonisation, lesdites victimes se posent à nouveau en « sujet noir », organisé, militant et réactif. Mais ils le font en Noirs français qui tiennent à leur identité française, à l’opposé d’une logique communautariste.

Et le sport ? Pap Ndiaye ne l’a évidemment pas négligé d’autant que c’est dans ce domaine que la question noire est naturellement la plus spectaculaire et, partant, la plus apte à propager les stéréotypes raciaux. Dans la dizaine de pages qu’il y consacre, il met en pièces toute explication biologisante à la légendaire aptitude des Noirs à l’effort physique (au XIXème siècle, on prétendait plutôt le contraire, Gobineau évoquant leur « faiblesse musculaire »). Sans méconnaître la part de bon sens franchouillard dans l’observation de la composition de l’équipe de France de football, l’auteur la rattache aussitôt à un présupposé selon lequel les Noirs seraient donc inférieurs dans les domaines intellectuel ou artistique. L’explication est à chercheur ailleurs : dans l’organisation de la société, les conditions socio-économiques,les structures sportives et l’histoire de l’immigration. Avant, ce n’étaient pas des Noirs mais des Français d’origine polonaise (Kopa), italienne (de Piantoni à Platini), espagnole (Amoros, Fernandez). Le nombre de Noirs chez les Bleus est donc dû à « un moment de l’histoire sociale de notre pays et des grands courants migratoires internationaux« .

Quant au racisme dans les stades, puisqu’ils ne sont pas des zones de non-droit, considérons les supporters comme les justiciables qu’ils sont, cessons de croire que le droit n’a de valeur que formelle dans les gradins et forçons-y son application, comme ce serait le cas hors de ce sanctuaire qui échappe trop souvent aux foudres de la loi. Pour ce qui est du racisme au sein même du sport, c’est une autre histoire, plus subtile. Les mentalités auront vraiment évolué aux Etats-Unis par exemple lorsque les entraîneurs de football américain ne dirigeront pas systématiquement leurs jeunes joueurs noirs vers les postes de running back(ceux qui courent pour marquer) et qu’ils leur confieront la place enviée de quarterback (le stratège qui oriente l’attaque en lui lançant le ballon) toujours dévolue à un blanc.

Voilà de quoi traitait l’essai de Pap Ndiaye il y a dix ans. Lorsque Le Monde lui propose d’y revenir aujourd’hui dans un grand entretien intitulé « Pour déracialiser la société, il faut en parler » (13 juillet 2019), il constate que « le bilan est mitigé ». Il y a certes eu une floraison de chercheurs en histoire et en sciences sociales et de travaux universitaires consacrés au sujet ; mais dans le même temps le monde associatif a été pris par la fièvre identitaire avec ce que cela suppose de réduction, de rétrécissement et de repli.

L’exposition « Le Modèle noir  de Géricault à Matisse »  a attiré quelque 450 000 visiteurs au Musée d’Orsay (jusqu’au 21 juillet). Sur Netflix, on a pu voir deux séries remarquables qui donnent vraiment à réfléchir sur la question noire :  l’une indirectement (L’affaire O.J. Simpson), l’autre directement (Dans leur regard). Mais encore ? Si les statistiques ethniques existent bien en France contrairement à une idée répandue, elles sont très contrôlées. Elles permettent par exemple au sociologue Fabien Jobard d’établir dans une enquête sur le contrôle au faciès de la police gade du Nord ou dans les Halles qu’un noir ou un arabe a six à huit fois plus de « chance » d’être contrôlé qu’un blanc. Sur l’utilisation du mot « race » dans le vocabulaire quotidien, Pap Ndiaye est prudent. Etant entendu que cela n’a pas de sens d’un point de vue biologique, son usage en a dès lors qu’il s’agit de décrire des phénomènes discriminatoires, à condition toutefois que cela n’essentialise pas des individus ou des groupes.

Interrogé sur l’affaire qui a défrayé la chronique il y a peu (la censure par des associations noires d’une représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne coupable de blakface), il se félicite qu’elle ait pu finalement avoir lieu et exprime son hostilité à toute tentative de censure de la liberté de création tout en appelant les artistes et les créateurs à « être davantage à l’écoute des sensibilités minoritaires », à ce qui peut blesser ou humilier d’autres que soi. Quant à la lutte de syndicats étudiants tels que l’Unef ou Sud en faveur des « luttes décoloniales »et la dénonciation de « l’idéologie néo-libérale et raciste » sur la question, il juge leur charge « outrancière ». Au fond, d’une manière générale sur ce terrain brûlant, Pap Ndiaye appelle à la mesure, à commencer par l’usage immodéré et incontrôlé du lexique de la « race ». Un excès qui ne peut que contre-productif et desservir la cause qu’il prétend défendre comme c’est le cas sur nombre de campus américains où le politiquement correct restreint dangereusement la liberté d’expression. Et pas que là-bas ! (le président Macron a pris des risques l’autre jour lorsque, évoquant « la République de la délation », il a dit : « Il suffit que je sorte une photographie, dise des choses sur vous, sur n’importe qui, ça devient les Dix petits nègres… ») Au fond, dix ans après son essai, il pose le problème différemment : comment dénoncer les discriminations dont sont victimes les minorités tout en décloisonnant leur entre-soi ?

L’histoire est un instrument identitaire. Or quelques jours après, dans un autre débat lancé par Le Monde (« Le passé éclaire-t-il le présent ? »), un autre historien Patrice Guéniffey, spécialiste lui de la Révolution et de l’Empire, faisait écho à cette problématique sans la citer et en l’élargissant. Constatant que la mémoire nationale est aujourd’hui fragmentée et que la perte du récit commun représente une mutation essentielle dans l’histoire des mentalités collectives, il en prenait acte ainsi :

« La recherche de ce que j’appellerais « l’être commun »- le sens de former une communauté- a été perdue de vue. L’histoire, aujourd’hui, se fragmente en « studies », qui rencontrent une vague audience dans des communautés ciblées au préalable, qu’elles soient religieuses, sexuelles ou ethniques. Chacun a son histoire, une histoire qui n’est pas celle de ses voisins, et qui est d’ailleurs souvent conflictuelle avec la leur ».

Puisqu’il serait vain désormais d’espérer réécrire ce fameux récit commun, c’est à dire national, dira-t-on qu’en république le communautarisme finira par l’emporter sur la communauté ? N’attendons pas dix ans pour en reparler.

(« Ayuba Suleiman Diallo », 1733, tableau de William Hoare, National Portrait Gallery, Photo de Ben Stansall ; « Etude d’homme » de Theodore Gericault  ; « Olympia » de Manet ; « La petite danseuses de quatorze ans », 1881, sculpture d’Edgar Degas, National Gallery of Art, Washington ; « Le châtiment des Quatre piquets dans les colonies 1843 de Marcel Antoine Verdier, Musée d’Orsay, Photos de François Guillot)

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