de Pierre Assouline

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La République des livres
Régis Debray veut être avec Chateaubriand ou rien

Régis Debray veut être avec Chateaubriand ou rien

Tout écrivain engagé dans les affaires de la Cité devrait un jour ou l’autre sacrifier à cet exercice : le recueil de ses textes  divers et variés. C’est un genre en soi ; il vaut ce que vaut la curiosité de l’auteur, sa disposition à l’autocritique lorsque ses anciens écrits exhumés laissent apparaître des contradictions par rapport à son évolution, et la capacité de résistance de ses textes à l’érosion du temps. Au-delà de l’intérêt que présentent pour eux-mêmes ces articles, conférences, préfaces dispersés en des lieux les plus improbables, ils offrent en supplément le plus subtil des autoportraits. Inutile de creuser profond dans la mise en abyme pour découvrir celui de Régis Debray dans Modernes catacombes (309 pages, 21 euros, Gallimard). Le choix même l’engage. On ne compose pas un bouquet innocemment. Il sait que son florilège renverra un reflet de son état d’esprit actuel dès la lecture de la table des matières. Voyons voir : des écrivains conspués ou admirés, des journalistes fraternels, des gens de théâtre, des grands hommes. On sait où l’on met les pieds à défaut de savoir où l’on va. Car on a beau le lire et l’écouter depuis longtemps, on devine qu’il y aura des surprises.

A la différence de l’essayiste Jean Clair et de quelques autres, Régis Debray a la nostalgie allègre, vive, mordante. Sa chevauchée des terres imprimées est menée en avant, calme et droit. On ne sent jamais pointer la mélancolie et son cortège de noirceurs derrières ses regrets. Juste l’intense désir de profiter encore des dernières lueurs et des derniers feux d’un ancien régime des idées, des Lettres, de la conversation, qui serait sur le point de disparaître à jamais. Comme c’est porté par un style plein de panache, pour une fois à peu près débarrassé d’un goût de la formule qui avait jadis le défaut d’obscurcir son propos, on goûte avec un plaisir sans mélanges son lyrisme romantique – même s’il reste toujours quelque chose dans un coin de page de son admiration pour « les ivresses formulaires » de Flaubert. Qu’il éreinte Philippe Sollers, « conformiste transgressif », en David Hockney de la littérature ; qu’il exécute Sartre pour son guignol de Nekrassov ; qu’il accable en BHL le « bouffon symptomal et de mauvais augure » ; qu’il loue en Michel Foucault son « intelligence sensorielle des textes » ; qu’il exalte le halètement prophétique d’un Malraux – il est égal dans ses emportements. Ceux d’un littéraire absolu, fût-il de formation philosophique, pointu d’intelligence, raffiné de culture.

Debray est resté jusqu’à ce jour un normalien. Non pas un ancien élève de l’Ecole mais un élève toujours actif et militant, péguyste croyant et pratiquant. Chateaubriand, campé en accoucheur du sentiment de l’Histoire, n’en est pas moins la figure tutélaire de ces Modernes catacombes, titre en forme d’oxymore qui donne au recueil un côté lugubre qui ne convient pas à son éclat. Une gravure représentant son tombeau sur l’île du Grand-Bé, tirée d’un numéro de juillet 1848 de L’Illustration, figure en frontispice dès le début (comment oublier sa volonté :« Point d’inscription, ni nom, ni date, la croix dira que l’homme reposant à ses pieds était un chrétien : cela suffira à ma mémoire »). On retrouve le vicomte à la page suivante dans l’épigraphe, parfaitement choisie car elle est vraiment le chevau-léger du recueil :

« Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes à qui j’appartenais par la date de ma vie ? Pourquoi ne suis-je pas tombé avec mes contemporains, les derniers d’une race épuisée ? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d’une catacombe remplie ? Je me décourage de durer ».

Si après cela on ne se précipite pas sur les Mémoires d’outre-tombe, c’est qu’on n’a pas de cœur ni de mémoire. Tout Debray est déjà là. Son partage de eaux, il l’effectue entre ceux qui ont entendu parler à l’école des dactyles et des spondées, et ceux qui éclatent de rire sans raison au seul énoncé de ces animaux bizarres. A quoi ressemble son autoportrait entre les lignes, étant entendu que l’on ne parle jamais aussi bien de soi qu’en prétendant parler des autres ? Un homme de paroles et de plume écartelé entre ses statuts d’intellectuel qui explique et d’écrivain qui incarne. Un bonhomme complexe qui ne fait pas bon ménage avec lui-même, se méfie autant du mythologue Freud que du mystificateur Lacan. Trop discret et trop effacé pour supporter l’étalage de mézigue que supposent les journaux intimes. Assez lucide pour critiquer le media circus auquel il se prête comme tant d’écrivains (interviews, dédicaces, émissions, conférences et compagnie) et les risques que cette complaisance à l’air du temps implique : « En se faisant reluire, on se désoeuvre ». Il tient que les classiques mettent le feu au lac davantage que les avant-gardistes. Il se poste sur le front parmi les derniers des Abencérage prêts à faire rempart de leur corps face aux offensives des nouveaux Américains. Une fois n’est pas coutume, Internet, dont le fonctionnement lui est si barbare qu’il l’effraie, est à peu près épargné ; mais pas Sciences Po désigne comme une fabrique à abêtir (passons).

Au fond, il n’est pas si éloigné de Marc Fumaroli qu’il présente comme « un réactionnaire de progrès », encore que Debray s’évoque comme un Républicain bon teint et un jacobin de cœur qui ne renie rien de son aversion pour l’empire américain. L’un et l’autre ne sont pas loin de penser qu’au triomphe de l’instant correspond un naufrage des humanités, lequel sonne curieusement comme un « naufrage de l’humanité » ce qui est légèrement exagéré. Au fond, il ne doit pas être très à l’aise dans notre société dès lors qu’il la tient pour une maison de commerce et de verre ; disons qu’il lui manque d’avoir fait un tour à l’intérieur pour comprendre qu’avant l’existence des réseaux sociaux, nos contemporains savaient déjà très bien veiller sur leur marionnette, mais avec d’autres moyens.

« Ce n’est pas notre faute si un sentiment saugrenu nous visite plus que de raison : celui du débiteur indélicat qui ne se pardonne pas de n’avoir pas payé sa dette » écrit-il en un tremblé coupable. Il faut lire ce recueil de portraits, façonnés à la plume sergent-major et relus vent debout,  comme une brillante et chaleureuse reconnaissance de dettes. Au-delà d’un Ce-que-je-dois de De Gaulle à Gracq, qui fait de l’humilité vraie une vertu sans détour, on y perçoit l’écho pathétique des adieux à un monde qui s’en va, persuadé d’emporter avec lui l’héritage du Vicomte. Il ne tient qu’à nous de le démentir.

(« Tombe de Chateaubriand sur l’ilôt du Grand Bé, dans la rade de saint-Malo, face à la mer, auquel on ne peut accéder à pied que lorsque la mer se retire » photo D.R.; « Malraux s’expose » photo Gisèle Freund)

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