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La République des livres

Rencontrer André Breton

Par Daniel Lefort

La collection « Poche » chez Maurice Nadeau a été lancée il y a deux ans. Déjà, en reprenant certains titres du catalogue de ce grand homme des lettres mort centenaire, elle nous a donné le plaisir de lire ou relire des ouvrages qui ont souvent révélé aux lecteurs français des auteurs étrangers d’envergure – comme Malcom Lowry, Stig Dagerman ou Variam Chalamov – qui ne perdent rien de leur portée même s’ils sont passés hors de l’actualité. La republication du livre de Charles Duits André Breton a-t-il dit passe (Maurice Nadeau, coll. Poche, 10,90€) est à ce titre une aubaine. Elle nous replonge dans la période la moins connue de la vie d’André Breton, celle de son exil en Amérique pendant la Seconde guerre mondiale et de ses dernières années à Paris.

Il se produit alors, en 1942, un événement extraordinaire : un jeune poète de 17 ans découvre André Breton à travers la revue VVV que ce dernier vient de créer à New York et lui écrit pour le rencontrer, une rencontre qui rappelle en tous points – par son caractère improbable et fulgurant – les premières rencontres de ceux qui seront les fondateurs (pour ainsi dire) du groupe surréaliste et que Breton évoque dans Nadja : Paul Éluard, Benjamin Péret. Charles Duits a littéralement fait irruption dans la vie de Breton, comme un Rimbaud redivivus, à un moment où ce dernier éprouvait à la fois la nécessité de poursuivre le mouvement surréaliste et la détresse de la solitude dans une ville en tous points étrangère à Paris, son berceau intellectuel et son ancrage affectif. Il représentait pour lui l’incarnation de la jeunesse vers laquelle il n’a cessé de se tourner. De son côté, Duits rencontre en Breton une sorte de statue du Commandeur et dresse un portrait de lui étonnant par la richesse d’une vision qui le place au rang des dieux de l’Olympe :

  Il avait à l’époque quarante-cinq ans, mais il paraissait beaucoup plus âgé, humainement parlant, car il était également sans âge, comme un arbre ou un rocher. Il paraissait las, amer, seul, terriblement seul, supportant la solitude avec une patience de bête, silencieux, pris dans le silence comme une lave qui achevait de se durcir.

Ce fut d’abord cette immobilité des profondeurs que ne dissimulait pas l’agitation superficielle des paroles qui me toucha. Me toucha également l’aspect de Breton, sa beauté, de larges traits plissés par l’âge et la souffrance, mais comme modelés du dedans par une force. On eût dit une tête de Zeus, sculptée dans le bois oraculaire de Dodone, et qui eût, à la proue de quelque Argo, inflexible, rayonnante, subi les outrages de la mer et des vents.

 Charles Duits est singulièrement séduit par cette tension entre les extrêmes qui caractérise l’énergie dégagée par Breton, par exemple dans son excessive courtoisie et son exquise politesse. Duits voit dans la politesse de Breton « le mouvement que faisait le Roi de France lorsqu’on lui adressait la parole » mais en même temps, ii n’aurait pas été trop surpris de voir Breton coiffé du bonnet rouge, la pique à la main et les pieds nus dans des sabots », à l’instar des révolutionnaires de 93. Ce qui donne lieu à de surprenantes images : « il avait une sorte de rire bref […], un rire qui portait le bonnet rouge. » ou encore « « On avait toujours affaire à cette énorme chose […] : la forêt de Brocéliande en complet veston. »

Pourtant, Charles Duits se refuse à faire un portrait de Breton lorsqu’il écrit son livre un quart de siècle après la rencontre : il se propose plutôt de réaliser ce qu’il appelle « un psychoglyphe : la figure complexe que dessine dans l’espace mental un ensemble de souvenirs ». C’est pourquoi il n’est pas anodin de s’arrêter un instant sur la démarche parallèle que Duits fait à propos de lui-même en évoquant sa propre personnalité au début de ces années 40, et curieusement il ne fait pas penser aux exaltations de Rimbaud mais aux glissements de Nadja vers un état de plus en plus instable dans le livre éponyme de Breton, vivant comme elle de manière naturellement surréaliste. Par exemple, relatant un incident antérieur, plutôt grotesque, il cherche à dire, en présence de Breton, un compliment à une jolie femme et se livre à un acte manqué digne d’une analyse freudienne : « Mais vous n’êtes pas une …rose » poursuivis-je péniblement. « On devrait plutôt vous appeler… » Et, au lieu du compliment magnifique que je cherchais, sortit un mot épouvantable. (ce mot étant pot de chambre). […] De fait, j’allais vers la folie.

En se présentant comme doté d’une faculté singulière, similaire à l’imagination mais cependant différente, qu’il nomme Himma, « fenêtre vivante » qui donne sur un espace distinct de l’espace mental et de l’espace sensible et qu’il désigne, faute de mieux, comme « espace spirituel », Duits retrouve par hasard la singularité de la démarche vitale de Nadja sans partager, grâce à Breton, son triste destin. Déçu par Freud et Lautréamont, il dit aussi sa dette envers Gurdjieff, et quel que soit le jugement que l’on peut porter sur ce philo-théosophe si controversé, Duits a trouvé chez lui un aliment à sa soif d’absolu.

Le texte est suivi de plusieurs documents qui le complètent : des lettres de Breton et Péret, des poèmes de l’auteur inscrits dans la lignée surréaliste par la liberté de la métaphore, des fragments et des notations de son journal, et surtout un « Texte sans titre » co-écrit par Breton et Duits qui aurait fait bonne figure dans Les champs magnétiques de Breton et Soupault, (mais c’était en 1919…). L’ensemble, d’apparence assez disparate, trouve sa cohérence dans l’éclairage qu’il porte sur les multiples facettes de l’auteur tel qu’il est, tout à ses contradictions, ses craintes et ses envolées, ses rigidités dues à son héritage familial et ses audaces de jeune révolté. Au total, il fait glisser le lecteur dans les veines du surréalisme et ajoute quelques traits fulgurants à la figure d’André Breton, ce qui n’est pas mince cent ans après le Manifeste du surréalisme.

Daniel Lefort

(« Daniel Lefort » photo D.R.; « André Breton, 1962 », photo Jean-Régis Roustan)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, LE COIN DU CRITIQUE SDF.

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commentaires

4 Réponses pour Rencontrer André Breton

Association des amis de Charles Duits dit: à

Bonjour
Nous – Association des amis de Charles Duits – avons beaucoup apprécié votre article par l’originalité de son approche (sans passer par le prisme d’Annie Le Brun !), preuve s’il en est, que la complexité de l’esprit de Charles Duits, peut en susciter de multiples. Nous nous interrogeons : ne risque-t-il pas d’être cantonné au statut de commentateur de Breton ? Bien sûr, nous nous efforçons d’élargir sa connaissance par une approche très singulière également : son œuvre de « Peintre du dimanche » (titre d’un essai inédit). Merci pour votre réflexion et le soutien que vous avez apporté à notre cause…sans le savoir.
Daniel Mallerin

Paul Edel dit: à

Excellent papier de Daniel Lefort pour nous rappeler que Charles Duits , André Breton, Michaux et quelques autres, se sont définitivement éloignés de cette poésie d’élevage qui encombre pas mal de rubriques dans les pages littéraires actuelles des grands journaux.

Daniel Lefort dit: à

Je suis très heureux d’avoir involontairement contribué à l’action de l’association des amis de Charles Duits qui est un poète (je ne connais pas son œuvre plastique) mais injustement méconnu. Sans vouloir le cantonner à son amitié avec Breton, il faut reconnaître qu’il s’agit d’une aventure intellectuelle et affective importante dans la trajectoire du surrrealisme et que le récit de Duits enrichit singulièrement. Tous mes encouragements dans votre démarche!

MC dit: à

J aime bien cet « éloignement de la poésie d’élevage. » A lire sans trop tarder.

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