
Rilke à l’écoute de la mélodie des choses
Bien sûr, il y a le nom de Rilke. Il suffit à lui seul à attirer le regard sur une couverture, en souvenir des Elégies de Duino, de la Lettre à un jeune poète (livre à offrir impérativement à tout jeune candidat à l’écriture d’un livre), des Cahiers de Malte Laurids Brigge, sans oublier le plus célèbre, du moins pour ceux qui n’ont connu Rilke que par ce chant lyrique sur la mort martiale, les soldats des tranchées allemandes qui en firent leur bréviaire, Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christophe Rilke. Mais il n’y a pas que cela. Il faut compter aussi avec l’attirance pour un texte inconnu même par ouï-dire (tant de gens ont lu des livres, mais pas personnellement !). Enfin, la beauté secrète du titre qui agit comme un aimant irrésistible : Notes sur la mélodie des choses (Notizen zur Melodie der Dinge, traduit de l’allemand par Bernard Pautrat, 64 pages, 3,50 euros, Allia). Les pages ne sont pas numérotées mais les chapitres le sont : quarante, longs d’une douzaine de lignes chacun en moyenne.
Rainer Maria Rilke avait 23 ans lorsqu’il a écrit ces fragments poétiques. C’était en 1898 et Lou Salomé était déjà entrée dans sa vie ; le détail a son importance car, comme le signale le traducteur en postface, on sent l’influence de Nietzsche, son ancien amant, dans cette pensée en mouvement, le Nietzsche de la Naissance de la tragédie. Ces Notes peuvent se lire à deux niveaux. Le premier, le plus évident car le plus signalé, relève de la conception théâtrale de l’auteur. Il entend bousculer la scène et ses codes figés (difficile de lire cela sans une pensée pour Bob Wilson qui vient de mourir), ces hommes côte à côte, hâter l’avènement d’un Théâtre d’Art en un temps où d’autres un peu partout (Stanislavski, Gordon Craig, Reinhardt…) veulent aussi en finir avec des conceptions et des traditions (réalisme, déclamation etc) qui ont vécu.
L’autre niveau de lecture nous touche davantage car il est immédiatement universel et intemporel ; la question théâtrale n’apparaît plus alors que comme allégorique de l’existence non comme spectacle mais comme difficulté à être ensemble, à se poser quelque part, thème récurrent chez cet authentique SDF dont on a pu dire qu’il fut le poète de l’indomiciabilité. On y perçoit déjà les premières lueurs de ce que sera son ars poetica. Les thèmes sont déjà là en germe. Et d’abord la solitude, l’art de se laisser choir de la hauteur des mots dans la mélodie une et commune. Ainsi le dit-il en y revenant sans cesse : la mélodie de l’arrière-fond, celle qui sourd tout doucement sous la forêt des rêves une fois absorbée la grande mélodie mêlée aux voix singulières. Rilke invite à se défaire du beaucoup pour n’en garder que l’important, à conserver un équilibre improbable entre la voix d’une heure marquante et la voix d’un groupe de gens.
On le lit, on le relit, on s’en imprègne et tout naturellement, on se prend, à sa suite, à détacher dans la conversation de tous les jours « la ligne vivante qui porte les autres ». Tout le texte de cet évadé permanent est tendu vers l’ample chœur de l’arrière-fond, sa généreuse mélodie, ce paysage que les personnes, leurs mots et leurs gestes dissimulent derrière le rideau de l’atmosphère. Celui qui accèdera à ce fond obscur pour faire partie de la mélodie saura quelle est sa place dans le monde ; il connaîtra la suprême félicité de ne jamais se sentir en trop. Ainsi, la vérité des hommes n’est pas en eux mais derrière eux. Mais qui se retourne pour se chercher dans le paysage ? Ce bref texte de celui qui se voudra un exilé absolu, s’achève par un chapitre que je reproduis ci-dessous, en français et en allemand puisque cette édition est bilingue, afin de vous en donner la musique originale, ce qui est bien le moins pour des Notes sur la mélodie des choses :
« Et ce sont les plus solitaires qui ont la plus grande part à la communauté. J’ai dit plus haut que l’un perçoit plus, l’autre moins, de l’ample mélodie de la vie ; en conséquence, incombe à ce dernier une tâche moindre ou plus médiocre dans le grand orchestre. Qui percevrait toute la mélodie serait tout à la fois le plus solitaire et le plus lié à la communauté. Car il entendrait ce que nul n’entend, et ce pour l’unique raison qu’il comprend en son achèvement, ce dont les autres, tendant l’oreille, ne saisissent que d’obscures bribes ».
« Und gerade die Einsamsten haben den grössten Anteil an der Gemeinsamkeit. Ich sagte früher, dass der eine mehr, der andere weniger von der breiten Lebensmelodie vernimmt ; dem entsprechend fällt ihm auch eine kleinere order geringere Pflicht in dem grossen Orchester zu. Derjenige, welcher die ganze Melodie vernähme, wäre der Einsamste und Gemeinsamste zugleich. Denn er würde hören, was Keiner hört, und doch nur weil er in seiner Vollendung begreift, was die anderen dunkel und lückenhaft erlauschen. »
(« Rainer Maria Rilke » photo D.R.)
48 Réponses pour Rilke à l’écoute de la mélodie des choses
Je croyais que c’était fini, j’ai pensé que c’était une bonne idée.
Je ne pardonnerai jamais à Rilke ses lettres à Monsieur Kapus..
Marie-Hélène Arnaud photographiée par Norman Parkinson pour la couverture du numéro d’août 1957 du Vogue britannique.
https://iconicimages.net/photo/np-fa-mha001-fuchsia-for-autumn-brilliance/#image
… Lou Salomé était déjà entrée dans sa vie ; le détail a son importance car, comme le signale le traducteur en postface, on sent l’influence de Nietzsche, son ancien amant…
(Passou)
Ami, plutôt…
(On se demande ce qu’aurait fait Nietzsche si Lou avait essayé de le « violer » – fuir en courant, sans doute).
Je ne pardonnerai jamais à Rilke ses lettres à Monsieur Kap[p]us.
Chaloux dit: 1 août 2025 à 17h45
Pourquoi ça?
Nietzsche, Lou et Rée, un peu de correspondance :
Vernähmen = percevoir ? ou appréhender ? (dans le sens par ex. de « appréhender l’horizon »?)
c’était juste une question sans importance.
Voilà à nouveau un texte très (trop?) difficile pour moi. Je resterai donc à distance.
A propos de distance, j’espère que les militaires US n’ont pas donné tous les codes à Donald Trump !!
Impossible d’en dire davantage.
Quand même, vous qui ne tarissez pas d’éloges ni de criques, que passa avec les lettres à un jeune poète que je devrais relire comme d’ailleurs tout ce que j’ai lu il y a longtemps.
Je crois me souvenir avoir lu quelque part que Mr Rilke n’était pas des plus sympathiques.
Votre lien sur Délibéré n’ouvre sur aucune correspondance, un menu copieux qu’il faut explorer.
L’armée a demandé sa présence, à partir de ce moment Rilke, qui était connu pour être épanoui, romantique et rebelle, est devenu silencieux et réservé.
Tapez simplement « Nietzsche, Lou et Rée » (sans guillemets) dans la barre de recherche et vous arriverez à la page.
« On le lit, on le relit, on s’en imprègne et tout naturellement, on se prend, à sa suite, à détacher dans la conversation de tous les jours « la ligne vivante qui porte les autres ».
C’est vrai que j’entends tous le jours chez mon boulanger un quidam qui raconte comment il a rencontré la veille « la ligne vivante qui porte les autres ».
Pas vous B?
Vous faites bien de rester à distance, Claudio, car Rilke c’est Rilke. On ne discute pas Rilke. Si vous ne comprenez rien, comme tout le monde, au texte que Passou nous cite en français et en allemand, vous prenez un air inspiré et vous essayer de caser « ce sont les plus solitaires qui ont la plus grande part à la communauté » à la prochaine occasion. Personne ne vous contredira.
« Celui qui accèdera à ce fond obscur pour faire partie de la mélodie saura quelle est sa place dans le monde ; il connaîtra la suprême félicité de ne jamais se sentir en trop. Ainsi, la vérité des hommes n’est pas en eux mais derrière eux. Mais qui se retourne pour se chercher dans le paysage ? »
wow c’est magnifique !
il est vrai que ce n’est pas facile de savoir ce qu’entendent les autres. De notre côté nous comprenons ce que nous entendons et nous le partageons avec les nôtres, et de l’autre nous ne savons pas ce que l’autre entend, et quand il dit ce qu’il entend nous le jugeons avec nos mots et pas les siens.
c’est exactement ce qu’il s’est passé avec les libéraux, l’expansion du libéralisme qui allait en Europe de pair avec celui de l’otan. Notre langage était celui du droit : un pays souverain a le droit de choisir son alliance tout comme un individu a le droit de choisir son sexe. Ce discours du droit nous apparait forcément un discours à la fois moral et bienveillant puisqu’il va dans le sens de donner le droit à des gens ou à des pays de choisir comme il l’entendent.
à partir de là si on tombe sur un pays qui dit non je refuse qu’on accorde ce droit à un individu ou à un pays, cette personne nous apparait comme incarnant le mal puisqu’elle s’oppose à notre bienveillance.
et même si cet autre nous dit je refuse d’accorder ce doit parce que droit me met en danger et ce qui compte le plus pour moi c’est ma sécurité pour me maintenir en vie, nous ne comprenons pas non plus puisque notre démarche est par nature libérale et donc bienveillante, même si notre bienveillance et notre volonté de rendre les gens libres et heureux nous pouvons aussi l’imposer par la force.
ma foi cette incapacité d’entendre d’autre et de nous demander ce ce que l’autre entend c’est humain et c’est à ranger dans la catégorie des trucs tragiques.
et ces incapacités sur l’écoute de l’autre souvent ça se termine assez mal, même parfois très mal.
que ce soit entre les couples, entre les amis, ou entre les pays.
au moins dans les cas extrêmes, si quelqu’un dit que les choses telles qu’il les entend il pense réellement que cela met en péril sa sécurité là il faut essayer de faire l’effort d’écouter l’autre, même si on ne comprend pas ce qu’il veut dire il faut essayer de se rendre disponible pour écouter ce qu’il a à dire, même les commissaires de police peuvent nous dire qu’ils ont des tas d’affaires d’homicides qui tourne autour de ce genre de trucs, du coup dans ce cas le minimum c’est d’écouter l’autre.
d’ailleurs même les américains qui pourtant défendent le libéralisme et le droit de choisir : quand les cubains ont choisi de mettre des missiles russes chez eux bizarrement ils ne se sont pas montrés très libéraux avec eux.
en fait les américains ne se sont pas montrés très libéraux avec les cubains justement au nom de leur sécurité.
après on peut être libéral, accorder le droit de choisir et malgré ça estimer que sa sécurité et plus importante que celle des autres.
c’est humain : chacun pense que sa sécurité et se survie est plus importante que celles des autres.
ce qui entre parenthèses confirme ce que dit Rilke.
Un amour de Dracula !
Dans « Le Monde d’hier », Stefan Zweig raconte merveilleusement sa rencontre avec Rilke et le décrit physiquement d’une curieuse façon.
simplement de « vernehmen », dear Claudio, prose un peu kafkaïenne. Rilke souvent enrhumé à la fin de sa vie se plaignait de kopfschmerzen, maux de tête, je le tiens du fils de son médecin à zurich, information inutile mais agréable à placer dans les dîners de lecteurs fatigués d’empires déchus. Pour vous détendre, voyez « The bedford incident » excellent film de 65 avec le toujours excellent Richard Widmark, qui donne le scénario de l’incident trumpien en cours.
« le Nietzsche de la Naissance de la tragédie. »
ce livre est probablement celui que Nietzsche a le plus regretté d’avoir écrit à la fin de sa vie, parce que c’est un livre trop imprégné de romantisme, c’est pour ça que les romantiques adorent ce livre, mais lui le détestait.
en fait il y avait 2 livres que Nietzsche détestait et regrettait d’avoir écrits c’est « humain trop humain » et « naissance de la tragédie ».
c’est comme quand Paul Edel dit que le Gunter Grass qu’il retient c’est celui qui a milité pour Willy Brandt.
le plus important chez les auteurs c’est pas ce qu’ils font au début c’est que qu’il font à la fin.
le Nietzsche de la naissance de la tragédie ou de humain trop humain en fait c’est juste pas le bon.
Nietzsche a écrit ses premiers livres pour se faire des amis, comme souvent, par peur de la solitude.
c’est souvent le cas avec pas mal d’auteurs: ils commencent par écrire des bouquins pour faire plaisir aux gens.
Natalia Lafourcade, comme son nom ne l’indique pas, est une chanteuse mexicaine:
Tú sí sabes quererme (en manos de Los Macorinos)
https://www.youtube.com/watch?v=ABLT6hdgEek&list=RDABLT6hdgEek&start_radio=1
Natalia Lafourcade & Los Ángeles Azules – Nunca es suficiente
https://www.youtube.com/watch?v=k76BgIb89-s&list=RDk76BgIb89-s&start_radio=1
Merci Pierre Assouline pour ce texte. Cependant, écrire que les Lettres à un Jeune Poète sont “à offrir impérativement à tout jeune candidat à l’écriture d’un livre “ est, pour qui ne connait pas le livre, très inexact. Ce serait plutôt pour un poète, pas pour un livre en général, et en fait, même pas pour un poète, mais pout toute jeune personne à l’orée de la vie et qui cherche à s’orienter vis à vis de soi-même, des choix essentiels, de l’amitié et de l’amour. Si on est imprégné de certaines pages de ces lettres, le texte à la fin du billet est evident. (En fait, les themes et “l’esprit” de Rilke, la tonalite de sa musique me semble varier assez peu dans son oeuvre—et à cause de ceci sans doute, on peut être complètement allergique à Rilke). Je ne suis pas du tout sûr que cette musique de Rilke puisse être rendue en traduction. Un exemple simple—et il y en a beaucoup. Le thème de Einsamkeit est fundamental chez Rilke. Ce texte insiste sur la relation avec Gemeinsamkeit (qui contient le precedent). En français, “solitaire” et “communité”. Pardon, mais c’est très différent de l’original. Pour finir, il faut aussi mentioner les nombreuses et merveilleuses lettres de Rilke. Il a aussi écrit en français, mais là, cela ne “rend pas”.
Corriger « communauté » et accents.
Donc Walter a dégagé… Une autre doublure du maître des lieux viendra qui fera à son tour le sale boulot.
Donc le maître de l’espace commentaires est Chaloux…
Clopine avait totalement raison. Ciao la compagnie. J’efface ce blog de mes tablettes ainsi que le courrier privet d’un ami qui est KO par abandon.
Je vous remercie Pierre Assouline, vivement, d’avoir réouvert l’espace commentaires. J’ai eu un grand moment de désarroi.
Peut-être la plus belle chanson de Madredeus:
Madredeus – O paraíso
https://www.youtube.com/watch?v=cPnAXCrQY2o&list=RDcPnAXCrQY2o&start_radio=1
Encore plus beau: la même chanson en direct:
Madredeus – O paraíso
Concert Coliseu do Porto 1998
https://www.youtube.com/watch?v=6ry76Hf1_og&list=RD6ry76Hf1_og&start_radio=1
Jean-Yves Masson écrivait que la Comtesse de Noailles avait osé demander « Mais Mr Rilke, que pensez-vous de la mort? » Et c’est probablement vrai…
Je crois que si Rilke avait envoyé ses fameuses lettres à un jeune poète à Baudelaire ou à Rimbaud, ils l’auraient vertement envoyé foutre.
Mr = Mister. En anglais.
M. = Monsieur. En (bon) français.
Rilke? Non merci.
Ce n’est pas la même génération…Ni la même envergure, et le « jeune poète a fini écrasé par ce texte.
Je ne dirai pas cela Paul Edel. Les Élégies de Duino sont une bien belle chose. Et le poème sur la Vierge aussi. ( « Du aber bist den Baum. »)
La poésie de Rilke m’a toujours paru un peu scolaire et même puérile, loin, très loin d’un Hölderlin, par exemple.
Rilke féministe et wokiste avant l’heure ?
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Rome, le 14 mai 1904.
Mon cher Monsieur Kappus,
Un long temps s’est écoulé depuis votre dernière lettre. Ne m’en veuillez pas. Travail, soucis quotidiens, malaises m’ont empêché de vous écrire. Et je tenais à ce que ma réponse vous vînt de jours calmes et bons. (L’avant-printemps, avec ses vilaines sautes d’humeur, a été ici fortement ressenti). Aujourd’hui je me sens un peu mieux et je viens, cher monsieur Kappus, vous saluer et vous dire de mon mieux (je le fais de tout cœur) diverses choses à propos de votre dernière lettre.
Vous voyez, j’ai copié votre sonnet parce que je l’ai trouvé beau et simple, et né dans une forme qui lui permet de se mouvoir avec une calme décence. De tous les vers que j’ai lus de vous ce sont les meilleurs. Je vous offre cette copie, sachant combien il est important et plein d’enseignements de retrouver son propre travail dans une écriture étrangère. Lisez ces vers comme s’ils étaient d’un autre, et vous sentirez tout au fond de vous-même combien ils sont à vous.
Ce m’a été une joie de relire souvent ce sonnet et votre lettre. Je vous remercie de l’un et de l’autre.
Ne vous laissez pas troubler dans votre solitude parce que vous sentez en vous des velléités d’en sortir. Ces tentations doivent même vous aider si vous les utilisez dans le calme et la réflexion, comme un instrument pour étendre votre solitude à un pays plus riche encore et plus vaste. Les hommes ont pour toutes les choses des solutions faciles (conventionnelles), les plus faciles des solutions faciles. Il est pourtant clair que nous devons nous tenir au difficile. Tout ce qui vit s’y tient. Chaque être se développe et se défend selon son mode et tire de lui-même cette forme unique qui est son propre, à tout prix et contre tout obstacle. Nous savons peu de choses, mais qu’il faille nous tenir au difficile, c’est là une certitude qui ne doit pas nous quitter. Il est bon d’être seul parce que la solitude est difficile. Q’une chose soit difficile doit nous être une raison de plus de nous y tenir.
Il est bon aussi d’aimer ; car l’amour est difficile. L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-même ; l’œuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations. C’est pour cela que les êtres jeunes, neufs en toutes choses, ne savent pas encore aimer ; ils doivent apprendre. De toutes les forces de leur être, concentrées dans leur cœur qui bat anxieux et solitaire, ils apprennent à aimer. Tout apprentissage est un temps de clôture. Ainsi pour celui qui aime, l’amour n’est longtemps, et jusqu’au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde. L’amour ce n’est pas dès l’abord se donner, s’unir à un autre. (Que serait l’union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?) L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu’appelle le large. Dans l’amour, quand il se présente, ce n’est que l’obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir (zu horchen und zu hämmern Tag und Nacht). Se perdre dans un autre, se donner à un autre, toutes les façons de s’unir ne sont pas encore pour eux. Il leur faut d’abord thésauriser longtemps, accumuler beaucoup. Le don de soi-même est un achèvement : l’homme en est peut-être encore incapable.
Là est l’erreur si fréquente et si grave des jeunes. Ils se précipitent l’un vers l’autre, quand l’amour fond sur eux, car il est dans leur nature de ne pas savoir attendre. Ils se déversent, alors que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre. Mais quoi ? Que peut faire la vie de cet enchevêtrement de matériaux gâchés qu’ils appellent leur union et qu’ils voudraient même appeler leur bonheur ? – Et quel lendemain ? Chacun se perd lui-même pour l’amour de l’autre, et perd l’autre aussi et tous ceux qui auraient pu venir encore. Et chacun perd le sens du large et les moyens de le gagner, chacun échange les va-et-vient des choses du silence, pleins de promesses, contre un désarroi stérile d’où ne peuvent sortir que dégoût, pauvreté, désillusion. Il ne lui reste plus qu’à trouver un refuge dans une de ces multiples conventions qui s’élèvent partout comme des abris le long d’un chemin périlleux. Nulle région humaine n’est aussi riche de conventions que celle-là. Canots, bouées, ceintures de sauvetage, la société offre là tous les moyens d’échapper. Enclins à ne voir dans l’amour qu’un plaisir, les hommes l’ont rendu d’accès facile, bon marché, sans risques, comme un plaisir de foire. Combien d’êtres jeunes ne savent pas aimer, combien se bornent à se livrer comme on le fait couramment (bien sûr, la moyenne en restera toujours là) et qui ploient sous leur erreur ! Ils cherchent par leurs propres moyens à rendre vivable et fécond l’état dans lequel ils sont tombés. Leur nature leur dit bien que les choses de l’amour, moins encore que d’autres, importantes aussi, ne peuvent être résolues suivant tel ou tel principe, valant dans tous les cas. Ils sentent bien que c’est là une question qui se pose d’être à être, et qu’il y faut, pour chaque cas, une réponse unique, étroitement personnelle. Mais comment, s’ils se sont déjà confondus, dans la précipitation de leur étreinte, s’ils ont perdu ce qui leur est propre, trouveraient-ils en eux-mêmes un chemin pour échapper à cet abîme où a sombré leur solitude ?
Ils agissent à l’aveugle l’un et l’autre. Ils usent leur meilleur vouloir à se passer de conventions comme le mariage, pour tomber dans des conventions moins voyantes certes, mais tout autant mortelles. C’est qu’il n’est, à leur portée, que des conventions. Tout ce qui vient de ces unions troubles, qui doivent leur confusion à la hâte, ne peut être que convention. Les rapports qui naissent de telles erreurs portent un compromis en eux-mêmes, même s’il est en dehors des usages (en langage courant : immoral). La rupture même serait un geste conventionnel, impersonnel, fortuit, débile et inefficace. Pas plus que dans la mort qui est difficile, dans l’amour, lui aussi difficile, celui qui va gravement n’aura l’aide d’aucune lumière, d’aucune réponse déjà faite, d’aucun chemin tracé d’avance. Pas plus pour l’un que pour l’autre de ces devoirs que nous portons, cachés en nous-mêmes, et que nous transmettons à ceux qui nous suivent sans les avoir éclaircis, on ne peut donner de règles générales. Dans la mesure où nous sommes seuls, l’amour et la mort se rapprochent. Les exigences de cette redoutable entreprise qu’est l’amour traversant notre vie ne sont pas à la mesure de cette vie, et nous ne sommes pas de taille à y répondre dès nos premiers pas. Mais si, à force de constance, nous acceptons de subir l’amour comme un dur apprentissage, au lieu de nous perdre aux jeux faciles et frivoles qui permettent aux hommes de se dérober à la gravité de l’existence, – alors peut-être un insensible progrès, un certain allégement pourra venir à ceux qui nous suivront, et longtemps encore après nous. Et ce serait beaucoup.
À peine en arrivons-nous aujourd’hui à considérer sans préjugés les rapports d’un être avec un autre. Nos tentatives pour vivre de tels rapports manquent d’exemples qui les guideraient. Et pourtant le passé enferme des ébauches de vie qui ne demandent qu’à aider nos pas hésitants.
La jeune fille et la femme, dans leur développement propre, n’imiteront qu’un temps les manies et les modes masculines, n’exerceront qu’un temps des métiers d’hommes. Une fois finies ces périodes incertaines de transition, on verra que les femmes n’ont donné dans ces mascarades, souvent ridicules, que pour extirper de leur nature les influences déformantes de l’autre sexe. La femme qu’habite une vie plus spontanée, plus féconde, plus confiante, et sans doute plus mûre, plus près de l’humain que l’homme, – le mâle prétentieux et impatient, qui ignore la valeur de ce qu’il croit aimer, parce qu’il ne tient pas aux profondeurs de la vie, comme la femme, par le fruit de ses entrailles. Cette humanité qu’a mûrie la femme dans la douleur et dans l’humiliation verra le jour quand la femme aura fait tomber les chaînes de sa condition sociale. Et les hommes qui ne sentent pas venir ce jour seront surpris et vaincus. Un jour (des signes certains l’attestent déjà dans les pays nordiques), la jeune fille sera ; la femme sera. Et ces mots « jeune fille », « femme », ne signifient plus seulement le contraire du mâle, mais quelque chose de propre, valant en soi-même ; non point un simple complément, mais une forme complète de la vie : la femme dans sa véritable humanité.
Un tel progrès transformera la vie amoureuse aujourd’hui si pleine d’erreurs (et cela malgré l’homme, qui d’abord sera devancé). L’amour ne sera plus le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre. Plus près de l’humain, il sera infiniment délicat et plein d’égards, bon et clair dans toutes les choses qu’il noue ou dénoue. Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre.
Ceci encore : ne croyez pas que l’amour que vous avez connu adolescent soit perdu. N’a-t-il pas fait germer en vous des aspirations riches et fortes, des projets dont vous vivez encore aujourd’hui ? Je crois bien que cet amour ne survit si fort et si puissant dans votre souvenir que parce qu’il a été pour vous la première occasion d’être seul au plus profond de vous-même, le premier effort intérieur que vous ayez tenté dans votre vie.
Tous mes vœux, cher Monsieur Kappus.
Votre
Rainer Maria Rilke.
« quand les cubains ont choisi de mettre des missiles russes chez eux »
Tu veux dire « Fidel Castro et sa clique », « les cubains » ne pensaient qu’à une chose: trouver un bateau pour foutre le camp en Floride…
J’ai peur que tu n’ais pas accédé à ce fond obscur et que tu ne fasses pas partie de la mélodie, puck!
Culotte courte, le menteur inventeur de lettres de Proust, refuse de me lâcher la grappe. Ce n’est pas une question de génération, c’est une question de poésie. Rilke est empoisonné par une rhétorique d’intériorité à la limite du religieux, qui ne peut convenir à tout le monde.
Je vous remercie Pierre Assouline, vivement, d’avoir réouvert l’espace commentaires. J’ai eu un grand moment de désarroi.
Et bien, pas moi, rose!
On s’est dit enfin!
On s’est dit, enfin un coup de colère de pierre Assouline renvoyant ad patres ce magma de commentaires souvent ineptes, ces batailles picrocholine d’ idées creuses, de batailles d’ égo oiseux, ces torrents de purér verbale.
Et bien, ça recommence!
🙂
Pierre, picrocholines, egos, purée…
Enfin, j’ai pu relire plusieurs fois, tranquillement le texte de Pierre Assouline.
et de batailles oiseuses d’ego…
ces batailles picrocholines d’ idées creuses
Il est vrai, que de s’envoyer des fouaces à la gueule, ça va un moment!
« Tu veux dire « Fidel Castro et sa clique » »
oui bien sûr, c’est évident que je parlais de cette clique avec laquelle d’ailleurs Rilke passait son temps et partageait les aspirations.
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