de Pierre Assouline

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La République des livres

Sous la tour blanche de Salonique

Par Albert Bensoussan

Au siècle dernier Thessalonique s’appelait Salonique, grande cité de la Macédoine grecque, berceau du christianisme primitif et ville peuplée aux deux tiers de Juifs séfarades qui l’avaient surnommée la Jérusalem des Balkans, la nommant même Madre de Yisrael :  סלוניקה Salonika. On se rappellera ce chant élégiaque célébrant la Tour blanche de Salonique : Là une fenêtre, une colombe,  les hommes de la mer et, conjurant la maudite solitude, cette main tendue ouvrant à l’amour :

En la mar hay una torre

Y en la torre hay una ventana

Y en la ventana hay una paloma

Que a los marineros ama.

 

Dame la mano tú paloma

Para subir a tu nido

Maldita quien duerme sola

Vengo a dormir contigo…

En cette fin d’année chaotique — d’aucuns diront, apocalyptique —, un petit livre vient allumer au fond de nous une petite lumière qui rachète du désespoir et de l’absence. Un livre grec de Níkos Kokàntzis (1927-2009) dont le titre éclatant, Gioconda, renferme l’absolue beauté. Un récit écrit en 1975 et publié, dans la traduction exemplaire de Michel Volkovitch, d’abord en 1998 et, après pas moins de huit rééditions, ressuscité en 2023 (Éditions de l’Aube, 128p., 10,90 €). Tel un aveu, comme une promesse : seul l’amour peut sauver le monde et ses misérables humains. Ce livre doit rester en mémoire — telle fut la volonté initiale de l’auteur, qui raconta son histoire trente ans après, afin que nul n’en ignore : « Les gens meurent seulement quand nous les oublions ». C’est une pierre posée sur un tombeau absent. Un kaddish.

Une belle histoire d’amour, toute simple et innocente, inscrite au florilège des amours contrariées : Un jeune homme de quinze ans est amoureux d’une jeune fille d’un an de moins, dans cette ville de Thessalonique occupée par les Italiens, relayés par les Allemands, et donc promise à la tragédie. Leur jeunesse et leur beauté les unissent, mais la guerre les sépare : lui est chrétien, elle est juive, et sera, inéluctablement, déportée avec toute sa famille à Auschwitz pour finir dans les cendres :

 « Son corps, Seigneur, son Corps, Celui qui me fut donné par Toi et que je tenais vivant et palpitant entre mes mains, qui abritait notre amour, cet amour que Tu nous avais donné, Seigneur, ce corps n’est plus que cendres, il a brûlé dans un four construit pour des hommes par des hommes. »

Mais ce récit est celui de la candeur et de la découverte de l’amour à l’âge tendre, celui de Paul et Virginie. Mais sans nulle mièvrerie, parole économe et style proche de L’Étranger — à l’image de la timidité et de la gaucherie de ces adolescents amoureux, qui ne trouvent pas sur leurs lèvres les mots dispendieux qui disent l’immensité de l’amour fou. « Ma belle aux grands yeux gris, aimée de toute la terre, ma belle amoureuse et pure », telle est la seule phrase où le jeune Níkos décrit son amour.

Si la mar se hace leche

Yo me hago vendedor

Pidiendo y demandando

Donde se empieza el amor…

Ainsi, dans la mémoire balkanique, chantait l’élégie salonicienne. Oui, dans la candeur du si jeune âge, s’interroge Níkos, moi qui suis vendeur et demandeur : où commence l’amour ?  Eh bien, voilà, ils sont voisins, un terrain vague sépare leurs maisons, et là ils ont joué dès leur plus tendre enfance. Jusqu’à ce coup de foudre qui, à l’adolescence, les foudroie. Et cet homme qui, après tant d’années, entend la rebâtir et retrouver, revoit cette flèche d’amour qui vibre, vole et qui ne vole pas :

 « Elle fut la première femme qui me lança un sourire de façon soudaine, imprévue, un sourire différent…, levant les yeux jusqu’aux miens quelques instants, dans la pénombre d’une soirée de printemps, tandis que nous étions debout, vaguement mal à l’aise, sous l’abricotier de son jardin — un sourire timide, fugitif, qui m’emplit d’un trouble, d’un vertige inconnu. »

Oui, vertige est le mot, la naissance de l’amour s’accompagne d’une perte de sens, d’un envol vers un ailleurs — ici bien nécessaire, quand l’oppression fasciste et nazie accable la cité entière —, et c’est en bégayant encore, en balbutiant que Níkos retrouve le miel et le feu de leur premier baiser :

 « Je me souviens encore de ses lèvres contre les miennes, de ce frisson de bonheur. L’amour débordait par mes yeux, mes oreilles, ma bouche… Ma peau était amoureuse, mon cœur, ma gorge, tout mon corps. Et son amour à elle venait vers moi. J’étais traversé par cette vague chaude… Nous ne dîmes pas un mot… Mais ce baiser naïf était plus fort que du vin et nous donnait le vertige. »

Vient alors le rêve d’avenir que font tous les amants, et cette promesse de bonheur, cette évocation d’un futur heureux qui leur sera refusé :

 « Elle était à moi, j’étais son amant, nous étions mariés, nous n’étions pas mariés, nous avions des enfants, nous n’étions rien que nous deux, les Allemands étaient partis, la guerre était finie, nous étions aux Indes, en Afrique, en Espagne, au Tibet, nous avions une jolie petite maison… nous descendions le Nil blanc parmi les odeurs du soir… »

Et l’on entend, entre ces lignes, la voix de Baudelaire qui a « longtemps habité sous de vastes portiques que les soleils marins teignaient de mille feux ».  La critique est pauvre devant de tels mots et l’on se sent démuni face à pareil langage, si éclatant de beauté dans sa retenue, comme craignant de déranger le bel amour qui s’abrite sous les persiennes, qui s’enclot dans une cabane, qui s’épanouit sous les bombes, qui fait refleurir le jardin et renaître le terrain vague «  avec ses hautes herbes, ses buissons et l’odeur du thym ». Avec, surtout, « le devoir de survivre à travers un combat qui devait effacer le goût de la défaite ». Mais voilà qu’un jour trois soldats et un officier allemands viennent, bien poliment, emmener Gioconda et toute sa famille — seul un cousin reviendra de l’enfer —, et dès lors « les grands arbres, les murets, la cabane — qui abritaient cet amour clandestin et fou — tout à disparu sans laisser de traces ».

Et l’élégie ultime de Níkos, pierre angulaire de si tendre mémoire, brouille les yeux et les larmes, parmi les feuilles mortes, dans la brise automnale, et le vent de l’Histoire qui a tranché ce fil d’amour. Et l’on reste pétrifié, broyé d’émotion, pris de vertige et l’œil égaré, à avoir tant aimé Gioconda la Salonicienne, évanouie dans la nuit et le brouillard :

«  Gioconda n’est plus qu’un rêve. Parfois je me demande si elle a existé, j’interroge mes parents, mes cousins… Quelque part, en Allemagne de l’Est, des parcelles de ce qu’elle fut subsistent peut-être dans l’écorce d’un arbre, dans une motte de terre. Des gens l’ont peut-être sentie dans une fleur, bue dans leur vin. Les vents qui ont soufflé toutes ces années l’ont peut-être ramenée en Grèce et je l’ai respirée, qui sait, sans le savoir, en une dernière union amoureuse. Les grands yeux gris, les lèvres douces, la peau si lisse, la voix rauque… Le rire, le chagrin, l’amour, tout ce qu’Elle était. »

Que le mémorialiste se rassure outre-tombe, ce livre restera en mémoire. Cette histoire est gravée dans le marbre.

Albert Bensoussan

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature étrangères.

7

commentaires

7 Réponses pour Sous la tour blanche de Salonique

Claude Kayat dit: à

L’ivresse du premier amour, les mots pour tenter de le dire, les mots pour nous parler de ces mots. On est ému jusqu’aux tréfonds…

Samuel dit: à

Un premier amour qui meurt et pour toujours il ressuscite…

Bihoreau, duc de Bellerente dit: à

Bonjour les Insomniaques !

et alii dit: à

dans l’entretien de Devers sur son livre, il parle de
« la tour » de Babel, et de l’urbanisation
une tour est peut-être un cocept puissant depuis Babel
 » Beaucoup d’auteurs, les romanciers réalistes notamment, ont vu dans les villes un lieu infernal où s’exacerbaient les luttes de classes, où mourait la spiritualité, et où le matérialisme le plus sauvage opprimait les aspirations les plus idéalistes. Est-ce une résurgence de l’épisode de Babel, que vous interprétez comme le premier épisode d’urbanisation malheureuse, qui éloigne les hommes de Dieu ?

N.D. – Si l’on s’en tient à une lecture littérale de la Bible, la seule faute des hommes de Babel est celle de l’urbanisation. Point de haine du prochain chez eux, point de meurtres en série ou d’injustice sociale, mais seulement la volonté de réunir les hommes autour d’une tour. D’où la thèse, en effet, selon laquelle la ville est le lieu, par excellence, de l’idolâtrie – et d’où la fertilité de ce motif dans l’histoire des idées, où l’idolâtrie sera remplacée par l’aliénation (Marx), la mondanité (Rousseau), l’ambition (Balzac), etc. J’aime beaucoup, pour ma part, cette phrase de Rousseau : « les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. » Gouffre n’est pas nécessairement péjoratif, ici. Il s’agit seulement de souligner que les villes sont inséparables d’un vertige. Qu’elles soient une modélisation de l’existence où l’angoisse peut se manifester dans toute sa nudité.

et alii dit: à

MEDIAPART: »LIVRES

Martin Barzilai, défricheur de l’histoire effacée de la communauté juive de Grèce
Dans « Cimetière fantôme : Thessalonique », le photographe français part à la recherche des traces effacées de l’histoire de sa famille. Et de celles de la communauté juive de cette Jérusalem grecque, grande oubliée de la mémoire nationale. »

et alii dit: à

En 1942, alors qu’ils contrôlent la ville depuis un an, les Nazis exproprient le cimetière en échange de la libération de 6 000 travailleurs prisonniers juifs, contraints aux travaux forcés. Les pierres tombales seront utilisées comme matériel de construction, par les Allemands puis par les Grecs, notamment pour l’enceinte de la nouvelle gare ferroviaire et dans un grand nombre d’autres chantiers. Aujourd’hui, on les retrouve à travers toute la ville et au-delà.

Environ 54 000 juifs de Thessalonique furent déportés et exterminés, soit 96 % de la population juive de la ville. Le photographe Martin Barzilai, lui-même petit-fils d’un juif salonicien qui a fui Thessalonique en 1940, s’est rendu à plusieurs reprises à Thessalonique depuis 2018, à la recherche ces fragments de tombes disséminés dans la ville, de ce qui a été rendu invisible, ces traces qui ont résisté au temps. De cette enquête il est revenu avec de nombreuses photographies – le livre en présente 64 en quadri – , un journal de bord et des entretiens avec des personnes concernées par cette mémoire fantôme.

Deux historiennes interviennent en contrepoint pour éclairer cette histoire : Kateřina Králová et Annette Becker.
https://www.fondationshoah.org/memoire/cimetiere-fantome-thessalonique-martin-barzilai

et alii dit: à

souhait(j’y tiens)
 » C’est pourquoi une variation du souhait hébraïque dit « tu devrais vivre jusqu’à 100 ans comme si tu en avais 20 », ce qui signifie que vous pourriez apprécier 100 années de vigueur juvénile et de bonne santé.
Nir Barzilai, médecin, directeur de l’institut pour la recherche sur le vieillissement au collège de médecine Albert Einstein de New York, croit que dans les prochaines décennies, il sera possible pour beaucoup d’entre nous de vivre entre 110 et 120 ans en prenant des médicaments qui ciblent le vieillissement.

Non seulement rien que ça, mais au lieu de passer les cinq dernières années de notre vie à nous traîner du cabinet médical du médecin à l’hôpital, nous vivrions relativement sans maladie jusqu’à la fin, puis mourront rapidement de n’importe quoi qui se passera et qui nous tuera.
https://fr.timesofisrael.com/vivre-jusqua-120-ans-ce-professeur-travaille-sur-un-medicament-qui-pourrait-vous-le-permettre/

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