Sur une récente édition posthume
Les publications répétées d’une très jeune poète, Béatrice Douvre (1967-1994), obligent à poser une fois encore la difficile question du rapport entre la biographie et une lecture sans a priori de l’œuvre ; à supposer que celle-ci soit possible. Sont sortis posthumes, après divers ensembles poétiques : son Journal de Belfort, les Derniers poèmes, et, entre les deux, des « Poèmes en prose » et un bouleversant « Journal d’une anorexique » intitulé Passante du péril (Paris, la Coopérative, 2019, 187 p.). Internet précise que, née le 22 avril 1967, Béatrice Douvre est « décédée d’épuisement » le 19 juillet 1994.
Dans la nuit du 8 au 9 juin 1290 s’éteignait à Florence, dans sa vingt-cinquième année, la jeune épouse du riche banquier Simone de’ Bardi, et grand amour de Dante Alighieri, Beatrice Portinari dite Bice. Le prosimètre Vie nouvelle lui est entièrement dédié et s’achève sur cette promesse, que l’on considère généralement comme la première idée du futur chef-d’œuvre du poète, La Comédie : « [je] me propo[sai] de ne plus parler de cette dame bénie jusqu’à ce que je pusse traiter d’elle plus dignement. […] Si bien que […] j’espère dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune autre » (Vie nouvelle, § 31 et dernier).
On lit, dans l’Avant-propos éditorial du Journal de Belfort de la jeune poète française : « Anorexique depuis l’adolescence, Béatrice Douvre meurt d’une crise cardiaque dans un train, à vingt-sept ans.». Les textes, vers et proses édités par la Coopérative, sont datés de février à juillet 1994 (les six derniers mois de sa vie), pleins d’une hâte fiévreuse et d’une vraie détermination à écrire. Une notation au début de son court « Journal d’une anorexique » (Passante du péril) traduit le désarroi de la jeune femme, mieux qu’un long discours : « J’ai treize ans, non, vingt-sept ans » (p. 149).
La tentation est forte, autour de ces vies fauchées (Der Tod und das Mädchen) de donner nous aussi dans la littérature. Le 20-09-2019, à la sortie du Journal de Belfort, un critique n’hésitait pas à titrer : « Du mouvement et de l’immobilité de Béatrice Douvre »… Séductions du jeu langagier ! Il est déjà loin, le temps où Germain Tramier pouvait écrire : « Nous sommes encore dans la fenêtre idéale pour lire les poèmes de Béatrice Douvre, car rien n’est encore connu d’elle, de sa vie, seule la poésie reste à saisir » (site Sitaudis, art. sur : Œuvre poétique, peintures et dessins, Voix d’encre 2015). Ainsi pour la Béatrice de Dante, bien que pure fiction poétique désormais, corps de texte. Le dilemme n’est pas nouveau, il s’est posé – pour ne citer qu’un nom – à la mort de Cesare Pavese (par suicide) en 1950.
Alors, si possible, qu’en est-il de ce texte-ci, d’une trop tôt disparue ?
Ce qui frappe d’emblée, outre cette détermination à écrire, est l’indéniable sincérité de la démarche de l’autrice – et, doit-on croire, de ses éditeurs. Que l’on veuille bien supporter, à défaut de mieux, les termes provisoires de « vrai » ou « sincère », sans jugement de valeur, au sens où Edgar Poe suggérait d’écrire « sans prétention » le cœur mis à nu – suggestion non naïvement reprise, comme chacun sait, par Baudelaire. C’est dire que la conviction, ici, n’est intéressante que parce qu’elle s’appuie sur de nombreuses, voraces lectures : ce texte aussi, ne se comprend que tramé, tissu d’une infinité d’autres textes, mais tient et se justifie « pourvu que l’inspiration soit vive » (C. Baudelaire). Alors que ces affleurements s’imposeraient au lecteur le plus distrait, les affirmations prédicatives de l’existence d’un je poétique saturent le texte (voyons sur seulement 5 pages :
– […] je suis votre chemin de grâce […] je suis enceinte de couleurs
– J’étais feuille écrasée, boue… Je ne suis pas sa maîtresse […] je suis son hôte étoilé…
– (je serai Raphaëlle sans ailes)… Je demeure solitaire
– […] j’étais l’enfant des aubes mortes
– Je suis soumise au monde ancien […] je serai le vigile nu de son sommeil… j’étais l’anorexique aux faims sauvages (p. 15-19)
Ces poignantes assertions s’intensifient vers la fin du journal Belfort, qui ouvre son ultime ouvrage (p. 88 par exemple) :
– Je suis la scorie d’une aube… je suis l’anorexique aux lèvres refusées… je suis de nul quartier… suis-je dans le refus… etc.
Mais, sincérité n’étant nullement synonyme de naïveté, cette modalité est absente des « Poèmes en prose » qui suivent, où abondent en revanche les verbes d’action (Je vais nue aux nuages, nager dans les gerçures… Je vois, j’entends la pudeur des jardins lents…), voire des ébauches de narration lyrique (J’enviais la chair de tes regards… J’avais convié l’insoutenable nuit). Peut-être a-t-on perçu déjà des échos de Lautréamont (influence revendiquée dans le texte) ou de Rimbaud. Pêle-mêle, quelques autres occurrences de ce vaste architexte qui, on le sait, circule partout :
– Rimbaud : Je suis soumise au monde ancien, aux mœurs étranges (p. 19) ; La chambre est chaude de la chaleur des bêtes sur la paille (p. 34) ; O bras trop courts, barque trop grande (p. 51) ; Les vieilleries poétiques abolies, j’invente des musiques nouvelles (p. 57) ; Emplies de baisers roux (p. 179)
– Nerval : Le réel est veuf, de la madone qui n’a pas de nom (p. 41) ; Je suis l’anorexique aux lèvres refusées (p. 88)
– Apollinaire : Belfort est bergère pour des troupeaux absents. (p. 44)…
L’impeccable édition, suivie de précieuses « Notes sur l’établissement du texte » (en effet à partir d’un manuscrit parfois peu lisible), donne même dans un cas une intéressante double rédaction, ou variation, qui n’est pas sans rappeler – si l’on croit à un architexte, bien plus vaste que les habituelles intertextualités – les obsédants retours de Dino Campana dans le domaine italien (en 1994, il en existait plusieurs versions françaises dont les Chants orphiques complets traduits par Michel Sager chez Seghers) :
– Je baigne aux rivières une étoffe de sang, c’est le sang de mes yeux qui ont manqué d’amour. // Je baigne aux rivières d’argent une étoffe de sang, le suaire froid de ma fragilité. (pp. 118-19).
Béatrice Douvre sera-t-elle un poète maudit ? Au regard des éditions, on peut hésiter : elle paraît surtout posthume, après avoir été « découverte par » Gabrielle Althen qui fut sa directrice de recherches, mais elle est bien publiée (Voix d’encre, avec une Préface de Philippe Jaccottet, en 2000). Au regard de ses futurs lecteurs, on est en droit de le craindre… à tout le moins, dans une certaine ophélisation probable, dont les renvois à Dante, Shakespeare, Schubert, Campana, Pavese ou Bonnefoy ont essayé ici de nous préserver. Ce serait bien sûr regrettable, car ce genre de mythologie moderne éloigne généralement d’une attention aux textes, de leur simple bonne réception. Plus profondément encore – comme dans le cas du tout dernier Pavese (celui de La mort viendra…) ou de l’ouvrière poète Nella Nobili (je cite juste en passant : « Je voudrais mourir longuement », Vorrei…) –, le poids de la propre biographie avec sa part dramatique influe sans doute sur l’écriture de ces auteurs, si différents sous tous les autres aspects. Essayons d’écouter alors cette voix, aux rythmes souvent reconnaissables, au delà des échos de lectures évoqués plus haut : comme si la tradition faisait signe, en dépit de tout (y compris le « vieil » alexandrin), et avait représenté une impossible planche de salut pour la malheureuse passante du péril :
– La verge arrête l’écriture, le vagin l’alimente (p. 24)
– J’ai des chemins de sel sur le visage (p. 28)
– Je suis la mort et la jeune fille (p. 35)
– Je me suicide une éternelle fois. (p. 45)
– Ne me touche pas, je suis d’un autre monde, ne m’approche pas je suis bénie. (p. 58)
– Je fais don de mon corps aux vierges traversières. / (p. 87)
– Je suis l’anorexique aux lèvres refusées (p. 88)
– Les diamants de la main qui sont des yeux d’orage. (p. 104)
– J’ai des chemins de pas écrits sur le visage (p. 128)
– Et le suaire froid de ma fécondité / (p. 167)
Il faut prendre le temps de lire le Journal de Belfort, au milieu du brouhaha des parutions et des échanges électroniques ambiants, en faisant abstraction – autant que faire se peut – du destin mortel de son autrice.
Jean-Charles Vegliante
(« Jean-Charles Vegliante » photo Di Maria ; »Béatrice Douvre » photo D.R. ; « Dans le Somerset, 1991 » photo Don McCullin)
4 Réponses pour Sur une récente édition posthume
La forme (ou « forme ») est un fragile rempart, mais qu’avons-nous d’autre ? Merci d’avoir essayé (prudemment) de parler littérature, au delà du « phénomène » ; et, bien sûr, du voyeurisme.
Cordialement,
M.
Bravo à J.C. Vegliante de franchir le pas « des échanges électroniques ambiants » pour nous parler de cette part vivante des mots, tellement forte jusqu’à l’ extinction du corps, de Béatrice Douvre.
Avec mon meilleurs et très cordial souvenir.
Merci ! Il y a la bio, et il y a les textes. Même s’il n’est pas possible de les séparer trop rigidement.
Très bel article sur cette poétesse, cette invite à découvrir les textes en mettant à distance le destin de son auteur. Merci
Catherine R.
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