de Pierre Assouline

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Tintin décolonial, Hergé blanchi

Tintin décolonial, Hergé blanchi

Ainsi, ils l’ont fait ! Ils ont cédé à la pression. Tintin au Congo, la deuxième des aventures de Tintin reporter, parue pour la première fois en album sous la signature de son génial créateur en 1931, vient de reparaitre colorisée, sous une nouvelle couverture et précédée d’une préface. Une réédition dont la discrétion tranche avec la communication tapageuse précédant généralement les résurrections récurrentes des classiques de la BD (Astérix, Lucky Luke, Spirou, Blake & Mortimer etc). Comme si l’éditeur et les ayants-droits avaient honte de leur forfait. Et pour cause : il y a de quoi. On a même pris soin de bien l’emballer pour mieux le cacher encore au sein d’un coffret intitulé Les colorisés (59 euros, Moulinsart/Casterman), pris en sandwich entre Tintin au pays des Soviets, l’album qui l’avait précédé, et Tintin en Amérique, celui qui lui avait succédé.

Le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) s’en félicite. Il y a de quoi puisque depuis 2007, il n’a cessé avec d’autres collectifs de pousser à la roue afin que Tintin au Congo soit décolonialisé à défaut d’être annulé. Ce qui eut été extravagant cet album ayant toujours été plébiscité comme l’un des préférés des enfants parmi les vingt-quatre de la série. D’autres observateurs critiques regrettent la timidité de l’entreprise et l’absence d’un co-préfacier qui aurait pu être un historien ou un écrivain africain qui aurait certainement exprimé une autre sensibilité. Sans parler de ceux pour qui rien ne pourra jamais atténuer « cette monstruosité raciste increvable ».

Ce n’est pas la première fois que le révisionnisme du zeitgeist s’abat sur Tintin au Congo. En 1946 déjà, au moment de sa colorisation et sa mise au format par les soins d’Egar P. Jacobs, l’éditeur Louis Casterman avait obtenu d’Hergé, non sans avoir beaucoup insisté, que Tintin n’enseigne plus les vertus de la belgitude catholique mais les maths aux petits colonisés d’un pays dont le roi Léopold II avait fait sa propriété privée en s’en faisant octroyer la souveraineté à titre personnel (il faudra attendre 1908 pour que le gouvernement belge en reprenne l’administration). Hergé transforma donc sensiblement le voyage d’un Belge au Congo en séjour d’un Européen en Afrique afin de lui donner une dimension plus universelle. Dans le même élan, non seulement il le dénationalisa mais il le laïcisa : Tintin cessa de recommander son âme à Dieu

Dans les années 60, quand l’air du temps européen était à la décolonisation, il était mal vu de rééditer cet album. De fait il était devenu introuvable au grand dam d’Hergé. Dans une lettre du 26 juin 1963, il implorait son éditeur de ressortir Tintin au Congo au moins en Europe. Pour lui, la cause était entendue : ses personnages étaient « des noirs de fantaisie », rien de plus. Il obtint une dizaine d’années après de le faire réapparaitre dans une étrange édition collector sous le label « Archives Hergé ». Les « nègres » y laissèrent la place aux « Noirs ».

Dans ces moments-là, on songe à deux textes dont les extraits auraient fait bonne figure en lieu et place d’une préface. A un reportage de Georges Simenon paru dans Voilà en 1932 à l’issue d’un long périple sur le continent noir. Sa dénonciation de la suffisance des administrateurs coloniaux et de l’ignorance des occidentaux se concluait par ces mots :

« Oui, l’Afrique nous regarde, l’Afrique nous dit merde et c’est bien fait ! »

Et à une édition Folioplus de Race et histoire de Claude Lévi-Strauss :

« En vérité, il n’existe pas de peuple enfant. Tous sont adultes, même ceux qui n’ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence ».

Il est précisé au dos : « A partir de la Terminale ».

La néo-couverture de ce Tintin au Congo revisité est aseptisée : à la place d’un petit congolais, un lion. Paradoxalement, de nos jours, le féroce félidé est moins dangereux que le petit Congolais. Une préface de « contextualisation historique » comme pour Mein Kampf et comme, un jour ou l’autre, pour les pamphlets de Céline, précède l’album. Un compagnonnage qui n’est pas bon signe. D’autant que le terme même de « contexte » répété à tout va à cette occasion est devenu un mot piégé depuis que les rectrices de trois universités américaines à qui l’on demandait si « l’appel au génocide des juifs était une violation des règles de leurs campus », n’ont rien trouvé de mieux à répondre au Congrès américain que « Ca dépend du contexte »; leur audition piteuse est devenue virale sur les réseaux sociaux et « contexte » un mot de passe.

La préface, longue de seize pages, est signée de Philippe Goddin, tintinologue et hergéologue canal historique, ancien secrétaire général de la Fondation Hergé et actuel président de l’Association Les amis d’Hergé. Il semble s’y scandaliser davantage du traitement des animaux que de celui des Congolais. Disons que les deux ne sortent pas indemnes de l’aventure et qu’à l’époque cela ne posait pas plus de problème pour les uns que pour les autres. Au Congo on en riait et on en rit encore car, comme l’écrivait le magazine Zaïre (No 73, 2 décembre 1969) :

 « On y trouvait matière à se moquer de l’homme blanc qui les voyait comme cela  ! « 

A 23 ans, George Remi (le vrai nom d’Hergé, pseudonyme basé sur l’inversion de ses initiales R.G.) n’avait jamais mis les pieds en Afrique. Sa documentation était constituée de photos officielles issues des archives coloniales, du Musée colonial de Tervueren pour les objets et pirogues et, pour les animaux, de dessins de Benjamin Rabier. Il examinait les photos et s’en servait sans le moindre esprit critique vis-à-vis de ce qu’elles avaient de paternaliste et de colonialiste comme c’était de règle dans son milieu, la droite catholique et conservatrice du journal Le XXème siècle dirigé par l’abbé Wallez ; d’autant que, scout dans l’âme, Hergé était et demeurera longtemps un artiste dénué du moindre sens politique.

Pour le dédouaner de toute intention raciste et le blanchir de sa fâcheuse (fausse) réputation, le préfacier présente le père de Tintin comme le simple miroir de son époque. Une éponge qui avait la vertu d’absorber le meilleur et le pire de son temps sans faire le partage. Et sans oublier que tout et tous dans tous ses albums relevaient de la caricature, du stéréotype, du trait forcé, de l’excès mais sans cruauté ni volonté de blesser et encore moins d’humilier. Fallait-il le rappeler et y insister ? Il semble que l’époque, la nôtre, tétanisée par le principe de précaution, anesthésiée par la peur et paralysée à l’idée de faire des vagues, l’exige. C’est vraiment prendre les lecteurs de moins de 77 ans pour des enfants de plus de 7 ans. Quelle régression et quelle défaite de la pensée ! On en est là. Je dirais même plus : on en est vraiment là.

( » Le 9 juillet 1931, une foule enthousiaste estimée à 3000 personnes fait cortège à Tintin et Milou retour du Congo (!) de la Gare du Nord au boulevard Bishoffsheim, siège du journal Le XXème siècle, à Bruxelles »)

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