Ugo Foscolo et l’écriture d’un « problème italien »
En octobre 1796, alors que le général Bonaparte apporte en Italie le germe de la révolution, la vieille République de Venise refuse l’alliance avec les Français et proclame sa neutralité. Empreint de convictions démocratiques, le jeune poète Ugo Foscolo s’indigne de voir la Sérénissime reculer devant ce qu’il considère comme un combat pour la liberté. La composition, au même moment, du sonnet À Venise (A Venezia), marque l’avènement en Europe d’une poésie à la fois historique et patriotique et donne le ton héroïque et civique des poèmes politiques qui vont suivre : Aux nouveaux républicains (Ai novelli repubblicani) et Bonaparte libérateur (Bonaparte liberatore), respectivement écrits en octobre 1796 et mai 1797.
En avril 1797, soupçonné à juste titre de jacobinisme, Ugo Foscolo est contraint de quitter Venise pour aller se réfugier à Bologne, où il s’enrôle dans la légion cispadane ; un mois plus tard les troupes françaises pénètrent dans la cité des Doges. L’enthousiasme du poète consécutif à la proclamation de la République démocratique de Venise est de courte durée : le 17 octobre 1797, le traité de Campoformio signé par Bonaparte cède à l’Autriche une démocratie qui n’aura duré que cinq mois. Un événement qui porte un coup dur aux idéaux historiques de Foscolo, qui n’a d’autre choix que de s’exiler une nouvelle fois. Il semble judicieux de dire « historiques » plutôt que « nationaux », puisque dans l’Italie de cette fin de siècle, la formation de la nation, c’est-à-dire l’organisation des peuples d’Italie en un groupe humain uni par des liens culturels et politiques, est encore loin d’être achevée.
Toujours est-il qu’Ugo Foscolo est le patriote dont s’inspireront Giuseppe Mazzini et toute la génération du Risorgimento. Aujourd’hui encore, le poète fait figure de l’un des éveilleurs les plus hardis de la conscience nationale italienne. Et pourtant, à plusieurs reprises, Foscolo s’est réclamé d’une patrie qui n’est pas l’Italie. Au moment même où il voyage sans cesse à travers les territoires italiques en proie à une crise historique sans précédent, où il défend le toscan de Dante Alighieri et l’unité de l’Italie évoquée comme « nourrice des muses » (« nudrice alle muse »), le poète se plaint dans plusieurs sonnets d’être un exilé qui erre de nation en nation :
J’espérais, hommes et Dieux m’ayant mené
En long exil parmi des peuples parjurés
Loin du beau pays (…)
Sperai, poiché mi han tratto uomini e Dei
In lungo esilio fra spergiure genti
Dal bel paese (…)
(Alla sua donna lontana, À sa bien-aimée lointaine, v. 5-7)
Un jour, si je ne vais toujours fuyant
De peuple en peuple (…)
Un dì, s’io non andrò sempre fuggendo
Di gente in gente (…)
(In morte del fratello Giovanni, À mon frère Giovanni mort, v. 1-2)
Fils malheureux, amant désespéré,
Et sans patrie (…)
Figlio infelice, e disperato amante,
E senza patria (…)
(Che stai? Già il secol…, Que fais-tu? Déjà le siècle…, v. 9-10)
Comment peut-il se sentir et se dire à la fois italien et exilé en Italie ? Né en Grèce, Vénitien d’adoption lorsqu’en 1792, suite à la mort de son père, il s’installe durablement à Venise, Foscolo est, en un sens, « gréco-vénitien », bien plus qu’italien. Natif d’une île politiquement rattachée à la République de Venise, mais bel et bien grecque par son climat, ses mœurs et sa culture, le poète exprimera toute sa vie son amour filial envers la terre hellénique par un mélange de respect solennel et de tendresse élégiaque. En témoignent les vers du sonnet À Zacynthe (A Zacinto) :
Et plus jamais n’atteindrai-je tes rives sacrées
Où, enfant, mon corps reposa
Ô ma Zacynthe, toi qui te mires dans l’onde
De la mer grecque d’où vierge vit le jour
Vénus (…)
Rien d’autre tu n’auras que le chant de ton fils
Ô ma terre maternelle ; à nous le destin
Prescrivit sépulture dénuée de larmes
Né più mai toccherò le sacre sponde
Ove il mio corpo fanciulletto giacque,
Zacinto mia, che te specchi nell’onde
Del greco mar da cui vergine nacque
Venere (…)
Tu non altro che il canto avrai del figlio,
O materna mia terra; a noi prescrisse
Il fato illacrimata sepoltura
(A Zacinto, À Zacynthe, v. 1-5 et 12-14)
Cette vision d’un âge d’or hellénique est une profession de foi sentimentale. Or, au moment où il écrit ces mots, Foscolo se trouve en Italie : à ses yeux donc, mourir en Italie signifie mourir dans la solitude et l’exil. Paradoxalement, malgré cet exil qu’elle lui fait subir, c’est bien l’Italie que le poète choisit. À Venise, avant même que ne résonne en lui l’ardeur patriotique, le jeune Foscolo, dont l’instruction première est grecque, s’efforce de devenir un écrivain italien, car l’inexistence d’une littérature grecque vivante ne lui offre pas d’alternative et rend la langue italienne inévitable comme moyen d’expression artistique et politique pour un artiste comme lui, qui refuse la perspective d’une mort littéraire. Le chemin de l’Italie est donc nécessaire pour acquérir la gloire.
La Grèce correspond au souvenir de l’enfance, au paysage maternel fantasmé ; elle représente également le souvenir atemporel de la beauté antique et l’idéal d’une harmonie immuable. L’Italie dessine le champ de l’action politique et littéraire. La Patrie foscolienne repose ainsi sur deux entités : une Grèce antique située dans le mythe et une Italie moderne, qui a rendez-vous avec l’Histoire ; une Grèce de la mémoire et une Italie de la conscience.
ROMEO FRATTI
(« Romeo Fratti » photo D.R.; « Portrait d’Ugo Foscolo » par Andrea Appiani, huile sur toile, 1801-1802, Pinacoteca di Brera)
2 Réponses pour Ugo Foscolo et l’écriture d’un « problème italien »
Toujours émouvant d’entendre parler de poètes italiens dans les colonnes de blogs français.
Le grand Gozzano le mentionne dans l’un de ses poèmes (et pas du tout d’une façon « crépusculaire »), je pense qu’il repérait en lui quelque chose de l’héritage d’un Aratos de Soles, peut-être aussi de Lucrèce et de Virgile, et qu’il en fait rétrospectivement l’un des « farfalle’ de son inspiration.
Foscolo a sans doute permis l’éclosion d’une très belle poésie de la nostalgie (non cultivée pour elle-même, cela dit), une fois passé le bruit (plus ou moins beau, quelque fois même assez délicat) produit par l’aile des oiseaux suiveurs Parini et Mascheroni, une poésie éclose comme naît un papillon.
La Via del Rifugio de Gozzano doit quelque chose à Foscolo, qu’est-ce qui ressemble le plus à un exil intérieur que le filage, le soufflage, du verre du sentiment « fin de siècle » ches les écrivains très finement swinburniens et proustiens ?
L’imprégnation de Foscolo aura peut-être assuré que celui-ci ne devînt pas un bibelot posé sur « l’Autel du Passé » (toutes mes guillemets emprisonnent des titres de Gozzano).
Même le Superuomo de d’Annunzio n’est pas sans réverbérer quelques uns de ses éclats.
Napoléon avec son blocus continental économique aurait pu réussir s’il avait laissé jouer sans tricher les règles du nouveau marché interne, son blocus poétique (des poètes et philosophes allemands célèbres connurent aussi la même gueule de bois) finit dans le delta des eaux d’un identique désastre (l’occhiolino).
Comment ne pas penser aux frère de Chirico en lisant votre article, à l’Etrurie de Raymond Bloch (l’un des premiers à avoir préssenti la véritable origine de ces vieux italiens historiques.)
Bien à vous.
Quelque chose de Chénier, là-dedans, de par ses origines et ses idéaux?
MC
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