de Pierre Assouline

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La République des livres
Un pas de côté avec Régis Debray et Patrick Boucheron

Un pas de côté avec Régis Debray et Patrick Boucheron

Que faire de toutes ces images qui nous tombent dessus et comment survivre à cette avalanche ? On analyse tant les métamorphoses que traverse le regard du lecteur qu’on en oublierait celles que connaît l’oeil du spectateur. Opportunément, Régis Debray nous invite à une méditation sur le temps dans Le stupéfiant image (400 pages, 30 euros, Gallimard), titre qu’il a emprunté au Paysan de Paris où Aragon présentait la chose comme un opium faisant fonction de madeleine. C’est une énigme lorsque le temps s’immobilise sur un plan fixe. Par un mystère face auquel l’historien rend les armes, les chefs d’œuvre de l’art nous apparaissent contemporains quand bien même auraient-ils été tracés il y trente cinq mille ans avant notre ère sous forme de félins sur la paroi d’une grotte.

Même si nous les connaissons avant même de les avoir observés, le vu ne précédant pas toujours le su, un vertige nous saisit que Debray évoque comme « notre désarroi quasiment panique » face aux figures paléolithiques. Prudent, il se garde bien de parler peinture, ayant retenu de Francis Bacon que l’on peut juste parler autour de la peinture. Très illustré, on s’en doute, et traversant allègrement les siècles, son album, constitué d’articles, de préfaces et d’études ici rassemblés, tient que le roman national est fait d’images d’Epinal avant de l’être de mots d’auteurs. On aura compris qu’à ses yeux, le seul institut qui vaille est l’Institut du temps qui ne passe pas.rothko No1 royal red and blue 67 millions de dollars

Nul ne sait vraiment si, comme il en est convaincu, l’époque est révolue où les lettres et les images pouvaient fraterniser. La vue d’une photo, d’un tableau, de la couverture d’un livre peuvent engager une vie, et plus encore lorsque des mots les rencontrent. La question n’est pas de croire dans les images mais de croire les images. A une époque où n’importe quel internaute peut lui faire dire ce qu’il veut en la bricolant sur son ordinateur, et le faire croire au plus grand nombre, le buzz iconographique jouit d’un pouvoir de désinformation supérieur à tout écrit. Rien ne remplace la mémoire rétinienne directe. En 1963, les Cahiers du cinéma avaient expédié Régis Debray en Sicile pour un reportage sur le tournage du nouveau Visconti. Le demi-siècle a passé et lorsqu’il en parle, on discerne encore les incrustations lumineuses des images du Guépard in vivo dans son regard.

Le livre de Régis Debray n’est pas la seule méditation sur le vu à rendre hommage au regard de feu Serge Daney, l’un des rares critiques à avoir réfléchi à l’image cinématographique. Celui de Patrick Boucheron également. Dans Conjurer la peur (288 pages, 33 euros, Seuil), il montre qu’être médiéviste est aussi une autre manière d’être contemporanéiste. Sa réflexion, issue d’une ancienne recherche sur l’urbanisme italien, se concentre sur ladite « fresque du bon gouvernement » peinte en 1338 par Lorenzetti sur les murs du palais communal de Sienne, à côté de celle du « mauvais gouvernement ». Un programme politique y est révélé à qui sait le voir : un gouvernement se juge sur les effets bénéfiques ou néfastes, mais immédiats et tangibles, qu’il produit sur la vie de chacun. Le danger qui menace la démocratie, la peur qui vient dans la perspective de la tyrannie, Boucheron s’est moins employé à les déchiffrer ou à en faire l’histoire, qu’à « comprendre leur puissance d’actualisation », et la force politique des images. Son travail aboutit à une réussite paradoxale non en ce qu’il a pu nommer ordinairement cette tyrannie, mais en ce qu’il a pu extraordinairement en voir le visage sans pouvoir en dire le nom. Car la tyrannie n’est pas l’Autre de la République venu de l’extérieur ; elle est insidieusement tapie en son sein guettant l’heure où elle se révèlera. Elle est dans l’autorité de la seule seigneurie contre celle partagée des Neuf.

ImageL’art a le pouvoir de révéler l’invisible, mais il n’y a pas de description neutre de l’image. Entre nous et elle s’interposent les couches d’interprétations sédimentées qu’elle a suscitée au cours des siècles. Patrick Boucheron en est hanté à force de se sentir regardé par la peinture siennoise. Conjurer la peur, aussi remarquablement écrit que son Léonard et Machiavel (les historiens doués de la plume sont suffisamment rares pour être signalés) est une lecture indispensable dans une société si pressée d’identifier qu’elle en oublie de regarder. Prendre le temps de lever les yeux vers ce qui nous regarde et s’y attarder, c’est s’offrir le luxe inouïe de l’attente. Mais s’il est hautement recommandé, le voyage de Sienne n’est pas obligatoire. A défaut, on peut voir la fresque sur Google Art Project. Sauf qu’elle est amputée de son dernier tiers, le plus intéressant, celui du mauvais gouvernement…

Les albums de Debray et Boucheron sont deux vrais beaux-livres, dénués de l’esprit de l’apparat qui préside aux coffee table books. Ces deux-là sont autant à lire qu’à regarder. Ils invitent à visualiser autrement un monde que l’on ne peut plus voir en peinture. En une époque accélérée telle que la nôtre, prendre le temps de regarder les images pour en recevoir la puissance critique, c’est déjà faire un pas de côté pour regarder de biais. Là où l’on voit toujours mieux lorsqu’on n’y voit plus rien.

(« Allégorie du bon gouvernement » d’Ambrogio Lorenzetti, palais communal de Sienne ; « No1 Royal red and blue » de Mark Rothko; Quant aux mains, elle sont probablement d’Egon Schiele.)

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