de Pierre Assouline

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La République des livres
Une fois retraduit, plus tout à fait le même livre

Une fois retraduit, plus tout à fait le même livre

Au fond, mieux que par un critique, un universitaire, un correcteur, un éditeur, un libraire et même mieux que par son auteur, un livre n’est jamais aussi bien désarmé que par son traducteur. Lui seul peut lui faire rendre les armes au sens propre, le défaire de tout ce qui le protège. Tout auteur dont l’œuvre a été transportée dans une autre langue peut en témoigner : en l’interrogeant sur ou tel point obscur, son traducteur a mis le doigt là sur une incohérence, ici sur un oubli, plus loin sur une contradiction, ailleurs encore sur des fautes, des lacunes qui avaient échappé à tous. Sans la ramener, il est l’implacable inspecteur des travaux finis, et même publiés, agissant non en correcteur mais en relecteur pointilleux. C’est aussi pour cela qu’il faut lire les traducteurs non seulement dans leurs traductions mais dans leurs paratextes. Plusieurs parutions nous y engagent ces jours-ci.

Ecrivain et éditeur, Frédéric Boyer poursuit une singulière aventure dans ce domaine en ce qu’il semble se situer en marge de la communauté des traducteurs, ceux dont c’est l’unique métier, ou le principal. Il avait déjà donné un aperçu de son goût de l’écart en  2001 en se faisant le maître d’œuvre d’une nouvelle traduction de la Bible confiée à des exégètes et des écrivains. Puis il a poursuivi en solitaire en donnant des versions très personnelles de classiques, les Sonnets et la Tragédie du roi Richard II de Shakespeare, et des Confessions de saint Augustin rebaptisé au passage Les Aveux et du Kamasûtra. Cette fois, il s’attaque aux Géorgiques de Virgile qu’il intitule Le Souci de la terre (250 pages, 21 euros, Gallimard – à feuilleter ici)

Divisé en quatre parties, ce long poème didactique composé entre 37 et 30 av. J.-C. est long de quelques 2000 vers. Ce livre « étrange », qui est aussi un livre sur la guerre, reflète le monde en crise dans lequel il a été conçu. Mais si le pari est osé, c’est d’abord que l’œuvre est beaucoup moins attrayante que L’Eneide. Le plus souvent, ceux qui eurent à plancher dessus dans leurs jeunes années en ont conservé un souvenir assez ennuyeux ; il est vrai qu’il est plus difficile de séduire sans la dimension épique du style noble, ou mythologique du style moyen. Là, c’est surtout le Livre II sur les arbres et les forêts qui retient par ses résonances avec nos préoccupations ; ce qui explique les libertés que Frédéric Boyer avec le titre canonique des Géorgiques ; il est vrai que Le Souci de la terre résonne comme le titre d’un essai de René Dumont ou d’André Gorz. Après tout, l’idée des travaux de la terre est toute entière contenue dans georgicon. La remarque de Ludwig Wittgenstein citée en épigraphe éclaire mieux que tout commentaire et tout discours le projet du (re)traducteur :

« Mon idée n’est pas de rafraîchir un ancien style. Il ne s’agit pas de prendre d’anciennes formes et de les ordonner selon les exigences du goût nouveau. Ce dont il s’agit en réalité, c’est de parler, peut-être inconsciemment, la langue ancienne, mais de la parler de telle manière qu’elle appartienne au nouveau monde, sans pour autant appartenir nécessairement au goût de celui-ci »

Ceci posé, Frédéric Boyer s’autorise dès l’entame de sa préface un bref moment d’egohistoire, et c’est bienvenu. Quelques phrases pour dire qu’il a traduit comme on fait son deuil, entre-deux-morts, celle de sa compagne Anne Dufourmantelle et celle de son éditeur et ami Paul Otchakovsky-Laurens. Une manière pudique et nécessaire de rappeler implicitement qu’un traducteur est aussi un auteur, qu’il écrit dans un état d’esprit et un environnement mental particuliers. Conscient que le deuil défait les rythmes quotidiens, il lui a fallu chercher néanmoins un autre rythme dans la langue moderne, qui puisse faire écho à la scansion latine de l’hexamètre dactylique. Le premier traducteur français de cette œuvre en 1519 avait opté pour les décasyllabes ; ses successeurs en firent autant jusqu’à ce qu’en 1769 l’abbé Delille leur préfère les alexandrins rimés ; d’autres ensuite oseront les vers ou la prose.

« Notre ambition, plus modeste, plus intime, a été de composer un poème contemporain, interprétant librement le rythme du vers latin, suivant autant que possible l’ordre des mots de la phrase latine. Et faisant apparaître un poème nouveau »

Tout en conservant la dramaturgie du poème de Virgile, Frédéric Boyer a donc choisi la forme des versets libres aux rythmes divers, en n’oubliant jamais que le poète lisait lui-même ses œuvres publiquement et qu’il avait imaginé les Géorgiques au repos, dans la campagne de Naples, en rêvant et contemplant. C’est aussi cela qu’il s’est fixé pour tâche de rendre en français., cet état-là alors que tout semble s’y déployer dans le royaume des morts. Sous sa plume, le fameux final où le poète dit qu’il aura écrit ces vers dans un retraite sans gloire, ignobilis oti devient un « désoeuvrement sans éclat ».

Il y aussi quelque chose d’un « nouveau livre » lorsqu’on lit à nouveau Confessions d’un masque (仮面の告白  Kamen no Kokuhaku, 234 pages, 20 euros, Gallimard), la fameuse autobiographie intime de Yukio Mishima, son propre  « gouffre de la sexualité », mais cette fois dans la nouvelle traduction du japonais de Dominique Palmé. Et c’est aussi pour une question de rythme, le nerf de cette guerre des mots. La traductrice a voulu y rendre la voix authentique du jeune écrivain enfin débarrassée du parasitage de la double traduction (la première fois en 1972, Renée Villoteau était partie de la version anglaise, pratique qui n’est pas si rare, hélas…). Après avoir déjà fait l’expérience de rendre en français La Musique (2000) du même auteur, elle a donc travaillé à partir de l’édition originale japonaise de 1949 afin de restituer sa ponctuation (notamment des tirets longs de plus d’un cadratin et des six points de suspension enchainés) car c’est aussi là que se déchiffre le rythme particulier de Confession d’un masque. Et effectivement, ce n’est plus tout à fait le même livre… D’ailleurs, sur le large bandeau ceinturant le roman, l’éditeur a mentionné en surimpression par-dessus son portrait « nouvelle traduction ».

C’est devenu un argument promotionnel et ça se conçoit tant des classiques ont souffert de longues années durant de traductions, disons, datées, fautives, inappropriées (Le Guépard, La Montagne Magique…). En l’espèce, réviser ce n’est pas seulement réparer : traduire à nouveau signifie traduire à nouveaux fraisCertains (re)traducteurs préfèrent même ignorer la version antérieure pour conserver une certaine fraîcheur au premier regard. Ceux-là n’hésitent pas à bombarder l’auteur de questions, à supposer qu’ils soient toujours de ce monde. Dans L’Atelier du roman (Conversacion en Princeton con Rubén Gallo, traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan et Daniel Lefort, 296 pages, 21 euros, Arcades/Gallimard), Mario Vargas Llosa est revenu en détail et en profondeur en 2015 sur son travail d’écriture. Une poignée de pages y sont consacrées aux théories de la traduction. C’est bien le moins pour un auteur dont l’œuvre nobélisée a été de longue date éditée dans de nombreux pays. Celui-ci est du genre à entretenir une correspondance suivie avec ses traducteurs dès lors qu’ils le poussent à s’expliquer et à préciser. Exemple : l’usage du mot cholo dans Conversation à La Catedral (1969). Pour l’édition du livre en anglais, le traducteur Gregory Rabassa ne cacha pas ses difficultés à le rendre autrement qu’en employant… deux mots, selon le contexte : soit half-breed qui a une connotation raciale, soit peasant où elle est plutôt sociale ; et si il veut mettre le paquet et faire fort, il n’en fait qu’un : peasant half-breed et inversement !

Or l’auteur récuse peasant au motif que tout dépend de la personne qui use de cholo dont le sens originel est « métis ». Dans la bouche d’une mère ou d’une amoureuse, c’est affectueux ; dans celle d’un Blanc vis à vis d’un Indien, c’est insultant. Le nuancier est large de mi cholito lindo à cholo de mierda. « Et puis, on peut toujours être le cholo de quelqu’un » observe Vargas Llosa pour bien souligner l’éventail des variantes qui se présente dès que l’on entre dans la complexité d’une langue, ce à quoi un traducteur consciencieux est toujours confronté. Un problème du même type dès l’incipit de Qui a tué Palomino Molero ? (1987). Le premier mot est :                           « jijunagrandisima ». Lorsqu’un traducteur l’a rendu en anglais par son of bitches, l’auteur lui avait reproché de faire l’impasse sur la couleur locale. Comme si en français c’était devenu simplement « mon Dieu ! quelle horreur » alors qu’Albert Bensoussan en avait fait avec bonheur « Bordel de merde de vérole de cul ! » et cela avait suffi pour que, dès le début du roman, on soit de plain pied dans l’ambiance.

Quoique polyglotte, Maria Vargas Llosa n’est pas le genre d’écrivain qui s’impose et pèse sur ses traducteurs. Il ne s’en mêle que s’il est sollicité, le plus souvent pour préciser le sens de ses péruanismes. Et même dans ce cas, il dira toujours sa préférence pour une traduction qui soit véritablement « une création originale », une réécriture dans la langue cible même au risque que la langue source soit trahie ; en ce sens, il se soucie davantage de l’excellence de la propre langue de son traducteur plutôt que de sa parfaite connaissance de l’espagnol.

« Il n’y a rien de pire que de lire un livre et de sentir que c’est une traduction, de sentir que quelque chose grince dans l’expression, que c’est une langue factice, que les personnages ne parleraient jamais comme on les fait parler. »

Et d’évoquer les fameuses libertés que Jorge Luis Borges prenait lorsqu’il s’emparait de textes qu’il traduisait en espagnol : il allait jusqu’à supprimer des passages trop longs ou modifier la chute d’une nouvelle si elle laissait à désirer, enfin, selon lui… C’est pourquoi certains lecteurs hispanisants avisés lisent ses traductions de livres de Faulkner, Swift ou Whitman avant tout comme du… Borges !

Après tout, qu’est-ce qu’un traducteur sinon un interprète ? C’est notamment le cas lorsqu’une seule et même personne se fait le truchement d’un écrivain à l’écrit comme à l’oral, dans ses livres et articles comme dans ses conférences et conversations. Valérie Zenatti, elle-même écrivain et scénariste, a eu le bonheur et le privilège de vivre cet état particulier pendant quinze ans avec l’écrivain israélien Aharon Appelfeld. Un genre de collaboration parfois évoqué comme une conversation silencieuse. Elle l’a d’abord rencontré en lisant fascinée Le Temps des prodiges et de là est née aussitôt chez l’agrégée d’hébreu le désir irrépressible de le traduire, c’est à dire « de ramener ses livres sur la terre d’Europe qui leur avait donné naissance ».  

Quand le vieux monsieur venait en France, la jeune femme se tenait toujours à ses côtés. A la fin, ils ne faisaient qu’un, unis par une profonde affection mutuelle. Tant et si bien que lorsqu’il disparut à 85 ans, il y a un peu plus d’un an, il fallait se garder de présenter ses condoléances à sa traductrice et interprète. Un livre est né tant de cette relation que de sa fin, un récit bouleversant intitulé Dans le faisceau des vivants (16,50 euros, 152 pages, éditions de l’Olivier). Une fois passée l’état de sidération dans lequel la nouvelle de sa mort l’a laissée alors qu’une fois de plus, elle s’apprêtait à prendre l’avion pour Israël afin de l’y retrouver, elle est partie sur ses traces du côté de Czernovitz, désormais en Ukraine, mais autrefois en Bucovine roumaine puis en URSS, là où il avait vu le jour et où il avait grandi jusqu’à sa déportation (comme le poète Paul Celan qui, un mois avant de se suicider, lui avait confié : « Je t’envie, tu écris dans la langue maternelle du peuple juif ») dans un camp d’où il s’évada à 10 ans pour se réfugier des mois durant dans la forêt.

En retournant chez lui, des phrases lui reviennent de leurs innombrables conversations, des choses vues, des explosions de mémoires en marge de ses livres, des flashs du monde d’avant, des éclats qu’elle inscrit aussitôt en creux de son récit mais en italiques pour que l’on sache bien que c’est lui qui parle. « Où commence ma mémoire ? » se demande-t-il en permanence sans être sûr de savoir la réponse. Dans son flux de paroles restitué avec grâce, quelques mots suffisent à Appelfeld pour dire pourquoi on est de son enfance comme on est d’un pays : enfant du ghetto, du camp et de la forêt, il sentira toujours la neige d’Occident mais jamais le sable d’Orient ; jamais il ne se débarrassera de l’instinct de survie, de certaines taches de mémoire, de traces indélébiles.

« La face sombre de Dieu. Nous étions entre ses mains et il nous déposait d’un endroit à l’autre ».

C’est un récit bref, sensible, plein de larmes retenues et d’émotions à peine maitrisées mais sans le moindre pathos. Une écrivaine s’y interdit de parler à la place d’un écrivain, ce qui ne va pas de soi pour qui a passé quinze ans de sa vie à superposer sa propre voix à celle d’un autre, admiré, aimé.

(« Virgile et les muses » mosaïque anonyme du IIIème siècle, musée national du Bardo, Tunisie ; « Yukio Mishima » ; « Mario Vargas Llosa; « Aharon Appelfeld et Valérie Zenatti » photos D.R.)