de Pierre Assouline

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Vers un humanisme numérique

Vers un humanisme numérique

Convenons qu’il ne va pas de soi d’accoler deux mots a priori aussi antinomiques que « humanisme » et « numérique ». On se frotte les yeux. On doit à l’historien des religions Milad Doueihi, l’un des rares à avoir entrepris une anthropologie de l’homo numericus dès sa naissance, d’avoir répandu l’expression dans le public par ses essais et ses articles. Il y est revenu à l’occasion d’une conférence prononcée il y a un peu plus d’un an et reprise dans un bref livre intitulé Qu’est-ce le numérique ? (55 pages, 7 euros, Puf). Un titre qui sonne hélas un peu comme « Le numérique pour les Nuls » et qui, paradoxalement, réussit à être réducteur tout en ouvrant trop largement le compas. Quelques rappels y sont certes utiles : la distinction entre numérique et informatique trop souvent mêlés ; la notion de partage comme idée-maîtresse ; la conscience que la terre habitée chère à Lévi-Strauss n’est plus ce qu’elle était tant elle s’élargit désormais à une spatialité hybride et en mouvement ; l’idée que le numérique a finalement réussi là où la démocratie a échoué, à savoir exporter partout dans le monde un modèle parfaitement occidental (valeurs du document, concept de patrimoine et d’archive, icônes etc)… Soit, mais encore ?

Si ce petit livre offre matière à réflexion, c’est aussi parce qu’il revient sur l’humanisme numérique. Si nous sommes effectivement, comme l’auteur en est convaincu, dans une période de transition, et si nous ne sommes qu’au début d’une période de mutation, il est indispensable de penser cette transformation culturelle. L’humanisme numérique considère que la technique est une culture. Aux yeux de Milad Doueihi, le danger ne vient pas tant des détracteurs de la Toile, dont les raisonnements sont souvent trop archaïques pour être durablement commentés ; ils ne se rendent pas compte que Big Brother, ce n’est pas le numérique mais l’informatique, et qu’il est bêtement réactionnaire de faire tout un Golem de la lecture numérique, mais passons. Le danger, ce sont les écoles transhumanistes. Il les présente comme les prophètes d’une nouvelle humanité, partisans d’une sorte de cyber New Age, qui s’abritent derrière le concept de « Singularité » pour appeler de leurs vœux une convergence plus radicale de l’Homme et de la machine. Inutile de préciser qu’ils placent au-dessus de tout le pouvoir de la science. Doueihi nous invite à nous méfier de la dimension religieuse de ces transhumanistes américains, qui se réclament des Lumières (Enlightenment 2.0) pour mieux oublier l’Histoire et proposer un système qui n’a pas seulement le goût et la couleur du polythéisme. Même Vinton Cerf, l’un des co-fondateurs de l’Internet, allait dans ce sens il y a quelques jours dans une interview aux Echos en plaçant tous ses espoirs pour l’avenir dans l’intelligence artificielle –et l’on veut croire que son haut poste chez Google n’y est pour rien.

On voit par là qu’il est urgent de repenser nos rapports avec la mémoire, effet majeur de la révolution numérique. La conserver, l’interpréter, l’exploiter, la diffuser : il faut tout revoir. Pour y parvenir, l’auteur invite à bousculer la dualité mise en place il y a plus d’un siècle par le sociologue Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Il propose une troisième voie adaptée aux nouveaux temps, mais ne l’explicite pas. Aussi, lorsque je l’ai récemment rencontré à l’occasion d’un entretien sur le sujet à France Culture, je l’ai naturellement pressé d’en dire davantage. Sa réponse tint en deux mots : « confiance sociale ».

Le phénomène de l’humanisme numérique est d’autant plus passionnant à observer qu’il est né et qu’il grandit sous nos yeux. Evoluera-t-il comme l’humanisme autrefois ? Un bel article vient de paraître dans la revue des Annales (juillet-septembre 2013, No 3) qui ouvre des pistes. S’appuyant sur une considérable bibliographie internationale, Clémence Revest (Ecole française de Rome) y raconte de manière aussi dense que lumineuse comment au tournant du XVème siècle (les années 1400-1430 en Italie), l’humanisme, aspiration à un retour de l’Antiquité, est devenu l’Humanisme. Culture alternative conquérante puis modèle dominant mis en pratique par des dominants, il ne s’est pas concrétisé à travers des institutions propres, mais dans un mouvement. C’est le mot-clé : « mouvement » avec ses corrélatifs « masse », « agrégation », « affiliation ». Tout à sa passion de l’imitatio Ciceronis, Pétrarque avait hâté la résurrection de l’éloquence. L’empreinte fut durable. On trouve d’ailleurs sous la plume de Proust épistolier, et peut-être même sous celle du romancier, le charmant néologisme « pétrarquiser ». Cela dit, Clémence Revest ne se demande pas qu’est-ce qu’un humaniste, mais qu’est-ce qu’un humaniste peut être. Certainement pas un citateur des Anciens. Non un imitateur de Cicéron mais un autre Cicéron.

En relisant cette étude sur une figure éthique de l’homme de savoir, on se dit que l’homo numericus lettré gagnerait à en méditer les leçons. « Si l’humanisme est né, c’est d’abord parce que ses partisans l’ont eux-mêmes proclamé » assure Clémence Revest. Il est permis d’en faire autant à condition de se garder des écoles, de se méfier de toute récupération académique visant à encadrer la chose, et de privilégier le mouvement. C’est déjà le cas sur les réseaux où l’entretien permanent (textos, facebook, twitter etc) est à mettre en parallèle avec la conversation épistolaire que les auteurs de la Renaissance concevaient comme « un signe visible de l’amitié ». Si ce mouvement a pris corps et s’est fait récit, c’est surtout parce que ses acteurs partageaient un même imaginaire au sein de leur aventure collective. Conservons les valeurs héritées des humanités, elles-mêmes fruit d’un plus ancien héritage, non pour les dupliquer dans un souci d’imitation, mais pour les adapter et en faire un rempart contre la religion de la science, la soumission à la technique et le culte de la machine.

(« Illustrations de R. Kikuo Johnson et de Max »)

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