Virginia met sa vieille théière au clou
A l’heure où nous mettons sous presse, nous sommes en mesure de vous révéler, à vous authentiques lecteurs de livres et non pas vulgaires consommateurs de papier, une information capitale : l’écrivain est un être vivant comme un autre. Entendez qu’il mange, boit, dort, paie son loyer et ses factures d’électricité, souffre d’hernie fiscale, connaît des problèmes de fins de mois en début de mois. Bref, lui comme vous et parfois davantage. Cela paraît évident. Pourtant, à en croire ceux qui les mettent si souvent à contribution pour faire la roue en public, il vivrait d’amour et d’eau fraiche. Au-delà même du mythe romantique de l’écrivain éclairant son manuscrit à la chandelle, il y a dans cette attitude, plus ancrée en France qu’ailleurs où l’évocation de l’argent n’est pas taboue, l’étrange conviction que l’écrivain serait au fond « un créateur incréé », comme on le dit de certains livres sacrés.
L’expression, qui est de Pierre Bourdieu (l’auteur le plus cité en référence), revient souvent sous la plume des sociologues Gisèle Sapiro et Cécile Rabot, maîtresses d’œuvre du recueil collectif Profession ? Ecrivain (368 pages, 26 euros, Cnrs éditions). Sauf qu’elles en usent non pour s’y abriter mais pour la dénoncer. Leur panorama, fouillé et documenté, met en lumière un double constat paradoxal : plus l’activité d’écrivain se professionnalise, plus leur situation se précarise. C’est d’autant plus étrange que le développement des activités connexes qui participe de cette évolution (résidences d’écrivains, présences à des débats, conférences, lectures publiques, cours d’écriture dans des ateliers, bourses) est censé augmenter leurs revenus.
Désormais, l’écrivain doit se faire violence et sortir de chez lui, accompagner son livre sur les tréteaux un peu partout, faire savoir son savoir-faire, expliquer enfin ce qu’il s’est bien gardé d’expliquer, se donner les moyens de sa visibilité, arpenter la France et le globe, se produire face aux micros et caméras. Payer de sa personne, c’est à dire paraître quand son livre paraît. Le phénomène n’est pas récent. Mais outre qu’il s’est accentué, il a été enfin pris en main pour que l’écrivain ne soit plus exploité comme avant. Car lorsqu’il est en chair et en os en face de vous pour répondre à vos questions, reprendre le train et recommencer le lendemain dans une autre ville, il n’est pas à sa table en train d’écrire et de gagner sa vie.
Cette idée selon laquelle l’auteur doit plaider la cause de son livre, Virginia Woolf y avait répondu par une formule bien dans sa manière qui sert d’ailleurs de titre à un nouveau recueil de ses articles Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds (214 pages, 15 euros, Les Belles lettres). Et d’expliquer :
“ S’ils ont besoin d’être soutenus par une préface ici, une introduction là, ils n’ont pas plus le droit d’exister qu’une table qui a besoin d’un morceau de carton pour être d’aplomb”.
Ce n’est pas qu’une question d’avant-textes. L’auteure d’un Lieu à soi était d’avis que la cause d’un livre n’a pas à être plaidée par son auteur. Il doit se défendre seul en librairie avec ses propres armes. On trouve à la fin du recueil un texte daté de 1939 sur les relations entre l’écrivain et le critique. En le prolongeant un peu, on voit se profiler une nouvelle activité connexe pour les écrivains encore non-répertoriée par l’enquête de Sapiro & Rabot : celle de consultant littéraire. Car s’il y a bien une constante chez les auteurs en herbe, elle consiste à solliciter l’avis empathique d’un écrivain confirmé. Le plus souvent, ils lui envoient chez lui leur manuscrit, par la poste ou par courriel, comme une bouteille à la mer, en lui demandant « cet honneur » qui a beaucoup d’un petit service, de le lire et de leur faire part de son point de vue critique. Un rapport de lecture éclairé.
On comprend leurs affres et leurs doutes, mais eux n’imaginent pas un seul instant que ce travail, car cela en est un, requiert de s’y consacrer pendant deux ou trois jours. Et quand il y en a plusieurs dans le même mois… Autant en faire une activité professionnelle :
« Lorsqu’ils auront réalisé qu’une heure d’entretien, même si elle coûte trois guinées, les aide bien plus qu’une lettre expéditive extorquée au lecteur débordé de la maison d’édition, même le plus indigent d’entre eux estimera que l’investissement en vaut la peine (…) Qui ne mettrait au clou la théière familiale pour discuter poésie avec Keats, ou roman avec Jane Austen pendant une heure ? » se demandait Virginia Woolf.
Encore faut-il ne pas tromper. Car lorsqu’on lit, qu’on voit et qu’on écoute certains écrivains, on se dit que, si on a effectivement la même profession qu’eux, on n’exerce vraiment pas le même métier.
Post-scriptum : Aux amateurs de la romancière anglaise, et même aux autres qui l’y découvriront, je me permets de recommander l’écoute de la passionnante série sur France-Culture de Geneviève Brisac « Avoir raison avec Virginia Woolf » que l’on peut (ré)écouter ici http://bit.ly/2vwZiBc )
(« Lytton Strachey and Virginia Woolf by Lady Ottoline Morrell » © National Portrait Gallery, London)
605 Réponses pour Virginia met sa vieille théière au clou
@Nicolas dit: 27 septembre 2017 à 8 h 33 min
Merci pour le lien. Marie Darrieussecq qui est invitée parce qu’elle vient de traduire l’essai de Virginia Woolf Un lieu à soi (Denoël), en profite pour régler ses comptes avec la question du masculin. Tonique !
@ la nécessité du spectateur de comprendre l’œuvre ne change pas avec le changement des praxis, parce que l’intérêt généré par l’œuvre ce n’est pas une substance ou une fantomatique entité mais un effet,
Très discutable, Rénato…, mais ce n’est pas l’heure de discuter, hélas. Plus tard sans doute. Bonne journée. Adieu Virginia !
Le passage sur l’homo misogyne est hilarant, j’ai ami homo comme ça, je me suis toujours demandé d’où ça venait? Quelle part vient de l’éducation de l’homme blanc, quelle part de l’homo ? Une idée?
régler ses contes avec le masculin.
Ne pensez-vous pas que les prix littéraires contribuent à concentrer les bénéfices de façon artificielle sur une poignée d’auteurs ? Ne regrettez-vous pas l’époque où un tirage de 6000 exemplaires (époque que la grande Virginia Woolf a connue) était un tirage honorable ? Ne pensez-vous pas que laisser les libraires distribuer les livres selon le goût de chacun serait préférable à la ruée sur les prix littéraires ?
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