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La République des livres
Coup d’oeil en « Enfer »

Coup d’oeil en « Enfer »

Par Jean-Pierre Pisetta

Harmattan 011Pourquoi traduit-on un texte ? La plupart du temps, bien sûr, parce qu’on nous le demande. Les traductions sont donc majoritairement des commandes. Dans le domaine littéraire toutefois, l’initiative revient souvent aux traducteurs et les éditeurs ne manquent pas de rester ouverts à leurs propositions. Mais certaines traductions se font aussi pour le plaisir, comme on peint un tableau, le dimanche, ou comme on cultiverait ses choux le temps de la retraite venu. Une fois la besogne menée à bien, elle devient quelquefois « rentable », c’est-à-dire que le tableau est vendu, que les choux sont dégustés et que la traduction atterrit dans l’étalage d’une librairie.

Dante est un auteur connu. Et en Italie, pays dont il a fortement contribué à forger la langue, il est encore et toujours étudié dans les écoles, si bien qu’aucun Italien ne quitte la période d’enseignement obligatoire sans avoir lu ou entendu un extrait de La Divine Comédie. Hors de la Péninsule, seuls les lettrés et les italianisants se familiarisent peu ou prou avec ce long texte de plus de 14 000 vers, mais les abondantes traductions versifiées dont disposent les lecteurs francophones ne parviennent pas à mettre cette œuvre – qui est non seulement un poème mais aussi et surtout le récit d’une aventure, initiatique de surcroît, une encyclopédie des savoirs et des arts, un livre d’histoire – entre des mains nombreuses. Il est de bon ton de prétendre que les best-sellers ne sont jamais des chefs-d’œuvre, que ce n’est pas le nombre de lecteurs qui fait la qualité d’un texte, mais certaines productions mériteraient malgré tout de ne pas être réservées à une élite. C’est le cas de La Divine Comédie qui, de ce côté-ci des Alpes, gagnerait à être lue davantage et enrichirait nombre de lecteurs s’ils pouvaient l’approcher autrement, à savoir sous une autre forme : j’ai nommé la prose.

Il existe, ou plutôt, il existait des traductions en prose du texte de Dante, mais la plupart datent de l’époque lointaine des « belles infidèles » au cours de laquelle à la plus grande adéquation possible avec les particularités de l’original on préférait souvent la plus grande adéquation possible avec ce qui faisait la caractéristique de la haute littérature française.

C’est cette lacune que je voudrais combler en travaillant pour le plaisir – pour l’heure du moins – à une nouvelle présentation en prose du grand œuvre dantesque. Je n’entrerai pas ici dans le débat concernant la traduction de poésie en prose, d’une part parce que la poésie n’est pas un apanage de la versification (« Il faut chercher la poésie, écrivait Verhaeren, non dans les mots juxtaposés, mais dans l’atmosphère que créent ces juxtapositions »), d’autre part parce que mon but, dans ce travail, est de mettre le contenu de ce texte à la portée du plus grand nombre en en sauvegardant, plus que la forme, l’atmosphère justement (…) Ayant déjà bouclé le onzième chant de l’Enfer. C’est donc le douzième qui fera l’objet de cette « réflexion ».

La version de référence que j’utilise pour cette traduction est celle dont les commentaires – indispensables pour un texte aussi nébuleux – sont dus à Natalino Sapegno (Florence, La Nuova Italia, 1968, révision de la première édition de 1955), parce qu’ils me semblent particulièrement probants. Je puise des informations supplémentaires dans deux autres éditions italiennes (Florence, Sansoni, 1957, commentaires d’Attilio Momigliano, et Florence, Salani, 1958, commentaires d’Enrico Bianchi) ainsi que dans une édition française (Paris, Garnier, 1966, traduction et commentaires de Henri Longnon), principalement pour gagner du temps dans les recherches historiques concernant l’orthographe française des noms propres.

Je réalise le premier jet en me servant uniquement de la version Sapegno, puis je la revois en consultant les commentaires des autres versions qui souvent se complètent mais parfois se contredisent sur le sens à accorder à certains mots ou certains vers. Il faut dire que le texte original date du début du XIVe siècle. Au chant douze de l’Enfer, Virgile et Dante descendent dans le septième cercle, où sont punis les violents, violents contre eux-mêmes, contre leur prochain ou contre Dieu.

Era lo loco ov’a scender la riva

venimmo, alpestro e, per quel che v’er’anco,

tal, ch’ogni vista ne sarebbe schiva.

Qual è quella ruina che nel fianco

di qua da Trento l’Adice percosse,

o per tremoto o per sostegno manco,

che da cima del monte, onde si mosse,

al piano è sì la roccia discoscesa,

ch’alcuna via darebbe a chi su fosse ;

cotal di quel burrato era la scesa ;

Le lieu par où nous nous apprêtâmes à descendre était de nature montagneuse et tel, pour ce que l’on pouvait encore y voir, que tout regard chercherait à l’éviter. De même que cet éboulement qui, en deçà de Trente, percuta le flanc de l’Adige à la suite d’un tremblement ou d’un affaissement du sol et qui amoncela de telle sorte les rochers, depuis le sommet du mont, d’où il partit, jusqu’à la plaine, qu’ils ne laisseraient guère de passage à toute personne qui voudrait passer, la descente du gouffre qui s’ouvrait devant nous apparaissait malaisée.

Les passages en italique et en gras, aussi bien dans le texte original que dans la traduction, sont ceux qui m’ont posé problème et sur lesquels je voudrais par conséquent m’arrêter. Pour le mot « ruina », que Dante utilise déjà au vers 32 du chant V, je me suis contenté de reprendre, par souci de cohérence, le terme que j’avais choisi alors après bien des cogitations, sur lesquelles il ne me semble pas opportun de revenir ici.

Natalino Sapegno considère qu’il faut accorder au mot « alcuna », vu qu’il n’est pas accompagné d’une négation, son sens habituel de « une certaine », et donc « une certaine voie »  ou « un certain passage ». Le texte signifierait alors que, bien que les rochers soient fortement escarpés, un passage reste quand même possible. Mais Dante écrirait-il vraiment que ces rochers étaient « si » escarpés (« è la roccia  », c’est-à-dire « così discoscesa ») qu’ils permettaient quand même de passer ? La présence de ce « si » me semble plutôt annoncer une impossibilité de s’y frayer un chemin. Natalino Sapegno reconnaît en effet que certains commentateurs accordent à ce « alcuna » le sens de « nessuna », c’est-à-dire d’« aucun ». La phrase deviendrait alors : « les rochers était si escarpés qu’aucun passage n’était possible ».

Des deux autres versions que je possède, seule celle d’Attilio Momigliano interprète le texte de cette façon et il récrit, dans la note relative à ce passage, le texte de cette façon : « qui n’offrirait aucun passage à toute personne qui voudrait descendre ». Fort de ce soutien, j’ai consulté le Grande dizionario della lingua italiana de Salvatore Battaglia où, à l’entrée « alcuno », on trouve (point 4) le sens de « aucun », et ce « également sans négation (dans l’italien ancien) ». Et le dictionnaire de citer un passage du Décaméron de Boccace : « Egli era in questo castello una donna vedova, del corpo bellissima quanto alcuna altra » (« Il y avait dans ce château une femme veuve, dont le corps était plus beau que celui d’aucune autre »). C’est pour ménager et la chèvre et le chou que j’ai finalement opté pour « qu’ils ne laisseraient guère de passage ».

e ’n su la punta della rotta lacca

l’infamia di Creti era distesa

che fu concetta nella falsa vacca ;

e quando vide noi, sé stesso morse,

sì come quei cui l’ira dentro fiacca.

Lo savio mio inver lui gridò : « Forse

tu credi che qui sia ’l duca d’Atene,

che su nel mondo la morte ti porse ?

Partiti, bestia : ché questi non vene

ammaestrato dalla tua sorella,

ma vassi per veder le vostre pene ».

 

Et, sur le bord du versant rompu, était étendu le déshonneur de la Crète, qui fut conçu dans la vache factice. Quand il nous vit, il se mordit, à l’instar de ceux que la colère submerge en leur tréfonds.

Mon sage haussa la voix à son adresse :

– Peut-être crois-tu qu’avec moi se trouve le chef athénien qui, là-haut dans le monde, te donna la mort. Éloigne-toi, animal, car cet homme n’a pas été instruit par ta sœur et il n’est venu ici que pour voir vos tourments.

Le mot « duca », que Dante utilise souvent dans le sens de « guide » en parlant à ou de Virgile qui le conduit à travers l’enfer, ne peut avoir la même signification dans ce passage car Thésée n’avait pas encore succédé à son père Égée sur le trône d’Athènes lorsqu’il se rendit en Crète. Le dictionnaire Sabatini-Coletti présente également, pour ce terme, le sens ancien de « commandant militaire », ce qui m’a conduit à la solution de « chef athénien ». Henri Longnon, dans les commentaires de sa traduction française, prétend que Dante utilise le mot « duca » dans le sens de « duc » parce qu’au moment où il écrit La Divine Comédie « et depuis la croisade qui avait établi un empire franc à Constantinople, le fief d’Athènes était un duché possédé par des princes français ». Mais son interprétation me semble par trop anachronique pour être retenue.

Quant au mot « ammaestrato », la présence du Minotaure conduirait de prime abord vers le sens moderne de « dompté », sauf que c’est « le seigneur d’Athènes » qui est ici « ammaestrato » par la sœur (ou plutôt la demi-sœur) du monstre. Puisque Thésée réussit à sortir du Labyrinthe grâce aux instructions d’Ariane, c’est le sens d’« instruire » (corroboré par le mot « maestro » qu’il contient) qu’il faut suivre ici. Aucune des versions italiennes que j’ai sous la main ne s’arrête sur ce mot et c’est dans le dictionnaire Devoto-Oli que j’ai trouvé ce sens que je ne connaissais pas.

Qual è quel toro che si slaccia in quella

c’ha ricevuto già ’l colpo mortale,

che gir non sa, ma qua e là saltella,

vid’io lo Minotauro far cotale ;

e quello accorto gridò : « Corri al varco :

mentre ch’è in furia, è buon che tu ti cale ».

Così prendemmo via giù per lo scarco

di quelle pietre, che spesso moviènsi

sotto i miei piedi per lo novo carco.

Io gìa pensando ; e quei disse: « Tu pensi

forse in questa ruina ch’è guardata

da quell’ira bestial ch’i’ ora spensi.

Or vo’ che sappi che l’altra fiata

ch’i’ discesi qua giù nel basso inferno,

questa roccia non era ancor cascata ;

ma certo poco pria, se ben discerno,

che venisse colui che la gran preda

levò a Dite del cerchio superno,

da tutte le parti l’alta valle feda

tremò sì, ch’i’ pensai che l’universo

sentisse amor, per lo qual è chi creda

più volte il mondo in caòs converso ;

ed in quel punto questa vecchia roccia

qui e altrove tal fece riverso.

Ma ficca li occhi a valle, ché s’approccia

la riviera del sangue in la qual bolle

qual che per violenza in altrui noccia ».

 

Tel le taureau qui, détaché après qu’il a reçu le coup mortel, ne peut plus marcher mais sautille de-ci de-là, ainsi se comporta le Minotaure, et mon maître avisé cria :

– Cours au passage : il convient que tu descendes tandis qu’il se démène.

Ainsi nous aventurâmes-nous sur ce déversement de pierres qui souvent bougeaient sous le poids insolite de mon corps.

J’étais songeur et mon guide me dit :

– Tu penses peut-être à cet éboulement qui est gardé par le brutal courroux que je viens d’éteindre. Sache que l’autre fois que j’allai dans les bas-fonds de l’enfer, ces rochers n’étaient pas encore tombés. Mais peu avant, si je ne m’abuse, la venue de celui qui ravit à Lucifer un grand nombre de proies du cercle le plus élevé, la haute et infâme vallée trembla fortement de toutes parts, et je me doutai que l’univers éprouvait de l’amour, par lequel, selon d’aucuns, le monde a connu plusieurs fois le chaos. C’est alors que la vieille roche s’est brisée ici et ailleurs aussi et que ses débris ont dévalé la pente. Mais regarde vers le bas, car nous approchons du fleuve de sang dans lequel sont mis à bouillir ceux qui nuisent à leur prochain par la violence.

J’ai divisé le texte en paragraphes, changeant même quelquefois la ponctuation de l’original, et j’ai utilisé des tirets pour les interventions des différents personnages, comme pour les dialogues d’un roman, de manière à faire ressortir l’aspect narratif du texte.

Dante appelle « Dite » la ville dont l’enceinte sépare le haut (les cinq premiers cercles) du bas (les quatre derniers) de l’enfer et qu’il aperçoit et nomme dès le chant VIII. C’est également sous cette appellation qu’il désigne Lucifer, qui règne et sur la ville et sur ses habitants, lorsqu’il en parle au chant XI et puis encore au chant XXXIV. Voulant à tout prix éviter des notes dans ma traduction, j’ai préféré rendre au « prince des ténèbres » son nom le plus usuel.

Quant au mot « riviera », il est présenté par les commentateurs comme un gallicisme. S’agissant donc d’un mot français, je pourrais en principe le reprendre dans ma traduction, sauf que la « riviera » en question est, comme le précise Dante au chant XIV, le Phlégéthon, un des cours d’eau de l’enfer qui sont qualifiés de « fleuves » en français et non de « rivières ». Le choix du mot « riviera » opéré par Dante est probablement dû à des considérations métriques, le terme comportant une syllabe de plus que le plus courant « fiume » (« fleuve »).

Oh cieca cupidigia e ira folle,

che sì ci sproni nella vita corta,

e nell’etterna poi sì mal c’immolle !

Io vidi un’ampia fossa in arco torta,

come quella che tutto ’l piano abbraccia,

secondo ch’avea detto la mia scorta ;

 

Oh, aveugle convoitise et fol emportement, qui nous aiguillonnez de manière si cuisante dans notre brève existence et nous trempez de si mauvaise façon dans la vie éternelle ! Je vis un ample fossé arqué de telle sorte qu’il embrasse tout le plateau, comme l’avait décrit mon protecteur.

Dante a déjà utilisé « ira » deux fois, d’abord en parlant des violents « cui l’ira dentro fiacca », puis pour qualifier la réaction du Minotaure (« ira bestial »). Je n’ai pas trouvé nécessaire, pour ma part, de répéter trois fois « colère » (par quoi j’avais traduit le premier « ira ») et j’ai eu recours aussi à « courroux » et, ici, à « emportement ». Natalino Sapegno renvoie, pour cette « description », au chant XI, et plus précisément aux vers 28 et 34-39. Dante écrit ceci au vers 28 (c’est Virgile qui parle des prochains cercles qu’ils devront traverser) : « Le premier cercle appartient entièrement aux violents », et aux vers 34-39 (c’est toujours Virgile qui parle) :

« On donne la mort à son prochain par la force et le moyen de blessures douloureuses, et on porte atteinte à ses biens par des destructions, des incendies et des appropriations nuisibles ; aussi les meurtriers et ceux qui blessent indûment, les destructeurs et les extorqueurs sont-ils tourmentés, en groupes différents, dans le premier anneau. »

Si, dans les deux passages mentionnés par Sapegno, le « protecteur » de Dante précise quels sont les damnés qui occupent tout le cercle, et puis ceux qui en occupent le premier anneau (le septième cercle en comprend trois), il ne fait aucune allusion dans ces passages à un « ample fossé arqué de telle sorte qu’il embrasse tout le plateau », précision à laquelle le vers « comme l’avait décrit mon protecteur » semble pourtant renvoyer. Il n’est donc pas étonnant qu’Attilio Momigliano expose, lui, son commentaire en ces termes : « Ce vers ne se réfère à aucun des passages précédents ni de ce chant ni du chant XI, que certains commentateurs évoquent toutefois à ce propos. Il s’agit probablement d’une inexactitude engendrée par les besoins de la rime [« torta » (arqué(e)), « scorta » (escorte, protecteur)]. » Que peut faire le traducteur face à ces doutes aussi amples et aussi bouillonnants d’interprétations diverses que le fossé dont ils émanent, sinon « se contenter » de traduire ?

 

e tra ’l piè della ripa ed essa, in traccia

corrìen Centauri, armati di saette,

come solìen nel mondo andare a caccia.

Veggendoci calar, ciascun ristette,

e dalla schiera tre si dipartiro

con archi e asticciuole prima elette ;

e l’un gridò da lungi : « A qual martiro

venite voi che scendete la costa ?

Ditel costinci ; se non, l’arco tiro ».

Lo mio maestro disse : « La risposta

farem noi a Chiron costà di presso :

mal fu la voglia tua sempre sì tosta ».

Poi mi tentò e disse : « Quelli è Nesso,

che morì per la bella Deianira

e fe’ di sé la vendetta elli stesso.

E quel di mezzo, ch’al petto si mira,

è il gran Chiron, il qual nodrì Achille ;

quell’altro è Folo, che fu sì pien d’ira.

Dintorno al fosso vanno a mille a mille,

saettando qual anima si svelle

del sangue più che sua colpa sortille ».

 

Et, entre le pied de la déclivité et le fossé, couraient en rang des Centaures armés de flèches, ainsi qu’ils avaient coutume d’aller à la chasse dans le monde. Nous voyant descendre, tous s’arrêtèrent et trois d’entre eux quittèrent le groupe en empoignant leurs arcs et quelques traits soigneusement choisis.

Un Centaure nous lança de loin :

– Vers quel martyre vous dirigez-vous, vous qui descendez la côte ? Dites-le-nous de l’endroit où vous vous trouvez, sinon mon arc se débandera.

– C’est à Chiron que nous le dirons, répliqua mon maître, mais lorsque nous serons arrivés à votre hauteur. Tes désirs n’ont jamais su attendre, et mal t’en a pris.

Puis il me toucha et dit :

– Celui-là est Nessus, qui mourut pour la belle Déjanire et assouvit lui-même sa vengeance. Et celui qui se tient au milieu et qui a les yeux tournés vers son propre torse est le grand Chiron, qui assura l’éducation d’Achille. Et cet autre est Pholos, qui déborda de rage. Ils vont, autour du fossé, par groupes de mille, visant de leurs flèches toute âme qui s’extrait hors du sang plus que son châtiment ne le lui permet.

 

Comme pour « ira », je n’ai pas répété trois fois « cria » pour « gridò » (« Lo savio mio inver lui gridò », « Mon sage haussa la voix à son adresse » ; « quello accorto gridò », « mon maître avisé cria » ; et, dans ce dernier passage, « nous lança »). Deux graphies ont cours en français pour le Centaure « Nesso » : Nessus ou Nessos. Étant donné que la locution « tunique de Nessus » s’utilise non seulement pour désigner la tunique empoisonnée que remit justement ce Centaure à Déjanire à l’intention de son mari Héraclès qui l’avait blessé à mort, tunique qui fit mourir à son tour le célèbre héros, mais aussi, au sens figuré, pour signifier un « présent funeste », c’est l’orthographe Nessus que j’ai retenue ici.

Dante utilise une quatrième fois « ira », mot dissyllabique manifestement très commode, que j’ai encore traduit autrement (« rage »).

 

Noi ci appressammo a quelle fiere snelle :

Chiron prese uno strale, e con la cocca

fece la barba in dietro alle mascelle.

Quando s’ebbe scoperta la gran bocca,

disse a’ compagni : « Siete voi accorti

che quel di retro move ciò ch’el tocca ?

Così non soglion far li piè de’ morti ».

 

Nous nous approchâmes de ces bêtes redoutables et véloces. Chiron prit un de ses projectiles et, du talon de ce dernier, il repoussa sa barbe à l’arrière de ses mâchoires. Ayant ainsi découvert sa bouche imposante, il dit à ses compagnons :

– Avez-vous remarqué que celui qui marche derrière fait bouger les pierres sur lesquelles il prend appui ? Cela ne se produit pas, d’habitude, avec les pieds des morts.

 

Le mot « fiera » désigne en italien un « bête sauvage et féroce » et est souvent utilisé, et donc traduit, dans le sens de « fauve ». Les Centaures n’étant pas du tout de la famille des félins, j’ai opté, en l’absence d’un mot unique en français – à ma connaissance du moins – correspondant à « fiere », pour « bêtes redoutables », l’idée qu’elles fussent « sauvages » me semblant aller de soi. Et j’ai préféré « bêtes » à « animaux » parce que j’avais déjà utilisé « animal » pour traduire le « bestia » que lance Virgile au Minotaure.

Dante a employé jusqu’ici trois mots désignant la « flèche » : « Centauri armati di saette », que j’ai traduit par « des Centaures armés de flèches » ; « tre si dipartiro con archi e asticciuole prima elette », « trois d’entre eux quittèrent le groupe en empoignant leurs arcs et quelques traits soigneusement choisis » ; et enfin, dans ce dernier passage, le mot « strale ». Ne voyant pas d’autre moyen de varier – et il me semble important de maintenir, autant que faire se peut, la variété lexicale d’un texte –, j’ai choisi de traduire ce dernier mot par « projectile ». Respecter la variété lexicale, qui est une richesse dans le domaine de l’écriture, me semble primordial pour que le lecteur « cible » puisse aussi savourer cet aspect de l’original ; respecter les répétitions manifestement involontaires ou « métriques » (comme dans le cas de « gridò » ou de « ira ») relèverait d’une fidélité servile et carrément déplacée.

Pour ce qui est de la « cocca » du projectile en question, c’est-à-dire l’encoche dans laquelle on glisse la corde, il me semble qu’il aurait mieux valu, pour repousser la barbe de Chiron, se servir de l’« empenne » de la flèche – autrement dit de l’extrémité opposée à la pointe sur laquelle sont appliquées les plumes – plutôt que de l’entaille elle-même. C’est sans doute ce que veut dire Dante, mais le mot « impennatura » est fort long et peut-être le poète pensait-il déjà aux mots « bocca » et « tocca » avec lesquels devait rimer la fin du vers qui nous occupe. Mon travail n’étant pas conditionné par quelque versification que ce soit, j’ai préféré ne pas me limiter à cette découpe de la flèche. Mais comment appelle-t-on, en français, tout le bout, celui qui est opposé à la pointe donc ? L’« empenne » ? Mais les flèches des Centaures étaient-elles réellement munies de plumes, ou le fait que Dante utilise une fois, pour les distinguer, le mot « asticciuole », qui désigne plus précisément la tige même de la flèche, doit-il nous conduire à penser qu’il s’agissait uniquement de fines baguettes de bois taillées en pointe, c’est-à-dire de flèches rudimentaires, antiques, voire mythologiques ? La définition du mot « empenne » donnée par le Petit Robert m’a alors aiguillé vers la solution que j’ai enfin adoptée : « Partie du talon d’une flèche munie de plumes ou ailerons… »

À l’avant-dernier vers, Dante écrit « muove ciò ch’el tocca », « fait bouger ce qu’il touche ». Or, dans le précédent passage analysé, il avait écrit, en parlant de Virgile : « Poi mi tentò, e disse », que j’avais traduit par « Puis il me toucha, et dit », « tentare » ayant effectivement le sens de « toucher légèrement », ici pour attirer l’attention de Dante. Afin de sauvegarder la variété lexicale de l’original, je n’ai pas voulu employer une deuxième fois le verbe « toucher » et, la concision n’étant pas l’élément primordial de cette traduction en prose, je suis arrivé à la version présentée plus haut – beaucoup plus longue, il est vrai.

 

E ’l mio buon duca, che già li era al petto,

dove le due nature son consorti,

rispuose : « Ben è vivo, e sì soletto

mostrar li mi convien la valle buia :

necessità ’l ci ’nduce, e non diletto.

Tal si partì da cantare alleluia

che mi commise quest’officio novo :

non è ladron, né io anima fuia.

Ma per quella virtù per cu’ io movo

li passi miei per sì selvaggia strada,

danne un de’ tuoi, a cui noi siamo a provo,

e che ne mostri là dove si guada

e che porti costui in su la groppa,

ché non è spirto che per l’aere vada ».

 

Et mon bon guide, qui se trouvait déjà face au torse du Centaure, là où les deux natures se conjuguent, répondit :

– Il est bel et bien vivant et c’est à moi seul qu’il incombe de lui montrer le sombre val, par nécessité, non par plaisir. Certaine personne interrompit ses chants de louanges pour me confier cette tâche nouvelle : en effet, je ne suis pas l’âme d’un larron, et celui que j’accompagne n’en est pas un non plus. Aussi, au nom de cette vertu qui me fait parcourir ces contrées sauvages, donne-nous un de tes Centaures aux côtés de qui nous puissions cheminer, afin qu’il nous indique un gué et qu’il porte mon compagnon sur son dos, car ce n’est pas un esprit qui pourrait s’élever dans les airs.

 

Natalino Sapegno considère que « sì soletto » (« ainsi tout seul ») se rapporte à Dante et qu’il faut donc l’interpréter comme « seul parmi les vivants ». Or Dante lui-même a déjà fait allusion, au chant II, à d’autres « vivants » (Énée, saint Paul) qui ont eu le privilège de descendre au royaume des morts. Attilio Momigliano pense, pour sa part, que le sens de « sì soletto » est « avec ma seule aide », ce qui m’a davantage convaincu.

 

Chiron si volse in su la destra poppa,

e disse a Nesso : « Torna, e sì li guida,

e fa cansar s’altra schiera v’intoppa ».

 

Chiron se tourna sur son flanc droit et dit à Nessus:

– Fais marche arrière et assiste-les de telle sorte qu’aucun détachement ne les empêche de passer.

 

Dante utilise le mot « poppa » pour les besoins évidents de la rime. Afin de garder un terme qui désigne aussi une partie du corps – car dans cette traduction en prose, l’utilisation de « sein » ou « mamelle » semblerait sans doute injustifiée –, j’ai utilisé le mot « flanc ».

 

Or ci movemmo con la scorta fida

lungo la proda del bollor vermiglio,

dove i bolliti facìeno alte strida.

 

Nous longeâmes alors, sous cette escorte sûre, le bouillonnement rouge dans lequel les damnés poussaient de hauts cris.

 

Dante a souvent précisé que l’air de l’enfer était tellement sombre qu’on ne pouvait pas toujours bien discerner les personnes qui y séjournaient ou ce qui s’y déroulait. C’est pourquoi le « vermiglio » (« rouge vif ») utilisé ici me semble, une fois de plus, être commandé par les besoins de la rime. Toutefois, au cas où l’obscurité serait moins dense dans cette partie l’enfer que dans les autres qu’a déjà visitées l’auteur, je préférerais le mot « vermillon », que le Petit Robert définit comme un rouge vif, sans précision supplémentaire, au mot « vermeil », que le dictionnaire présente comme un rouge vif « et léger », alors que le dictionnaire italien Sabatini-Coletti définit « vermiglio » comme un rouge vif et « carico », c’est-à-dire intense. Mais une citation à l’entrée « vermiglio » du même dictionnaire Sabatini-Coletti m’a quand même incité, pour rester en phase avec l’obscurité susmentionnée, à « ternir » ma traduction : « il verde melograno dai bei vermigli fior ». Le « melograno » étant le grenadier, j’ai consulté le Petit Robert à cette dernière entrée pour voir comment il décrivait les fleurs qu’il produit : « arbrisseau épineux des régions tempérées à fleurs rouges » !

Et je n’ai pas cru bon de traduire « bolliti » par « bouillis », la répétition de l’idée de « bouillir », déjà présente dans « bouillonnement » (« bollor »), ne me semblant pas heureuse à une distance aussi rapprochée.

 

Io vidi gente sotto infino al ciglio ;

e ’l gran Centauro disse : « E’ son tiranni

che dier nel sangue e nell’aver di piglio.

Quivi si piangon li spietati danni ;

quivi è Alessandro, e Dionisio fero,

che fe’ Cicilia aver dolorosi anni.

E quella fronte c’ha ’l pel così nero,

è Azzolino ; e quell’altro ch’è biondo,

è Opizzo da Esti, il qual per vero

fu spento dal figliastro su nel mondo ».

Allor mi volsi al poeta, e quei disse :

« Questi ti sia or primo, e io secondo ».

 

J’en vis qui y étaient enfoncés jusqu’aux yeux, et le grand Centaure dit :

– Ceux-là sont des tyrans qui firent violence à leurs sujets et à leurs avoirs. Ici l’on expie le mal accompli sans pitié, ici se tiennent Alexandre et le cruel Denys sous lequel la Sicile vécut des années douloureuses. Le front ceint de cheveux si noirs est celui d’Ezzelino et ce blond est Obizzo d’Este qui, en vérité, fut tué, là-haut dans le monde, par son rejeton.

Alors je me tournai vers le poète, qui déclara :

– Suis-le en premier ; je ne viendrai, pour l’heure, qu’en second.

 

Force m’est d’avouer, dans cette « confession » que doit être aussi une traduction transparente, qu’à la première lecture, n’ayant pas compris quel était le personnage qui se cachait sous les dehors de « Dionisio » (que l’on appelle plus souvent « Dionigi »), j’avais cru que Cicilia était une forme ancienne de Cecilia, et que Dante faisait ici allusion au martyre de la sainte. Ce n’est qu’après avoir reconnu, grâce à mes commentateurs, le tyran de Syracuse que j’ai réalisé que Cicilia était « la forme normale, chez Dante », précise Natalino Sapegno, du mot Sicile ! C’est ainsi que l’on commet – ou, dans le meilleur des cas, que l’on évite – une grossière faute de sens et que l’on devient, avec l’« expérience » de ce genre de bévues, indulgent envers ses collègues traducteurs, voire, lorsque l’on enseigne la traduction, envers ses étudiants.

J’ai rétabli, pour « Azzolino » et « Opizzo da Esti », l’orthographe par laquelle ces personnages sont désignés aujourd’hui, de manière à ce qu’un lecteur d’une édition non annotée puisse procéder lui-même à d’éventuelles recherches.

Obizzo d’Este avait été étouffé, selon les rumeurs de l’époque, par son fils Azzo. Or, Dante utilise pour le désigner le mot « figliastro » qui, dans l’italien moderne, signifie le beau-fils, donc le fils né d’un autre mariage, et, dans l’italien ancien, le fils naturel. Natalino Sapegno et Attilio Momigliano, s’appuyant sur le fait qu’Azzo était bien un enfant légitime d’Obizzo, avancent l’hypothèse que Dante utiliserait le suffixe « astro » pour déprécier ce dernier, et il faudrait alors entendre « figliastro » comme fils « dénaturé », indigne, et non « naturel ». Enrico Bianchi adopte, pour sa part, le sens ancien de « fils naturel ». Notons toutefois que ce n’est pas Dante qui parle ici, ni Virgile, et que le Centaure, en faisant précéder son assertion de la locution « per vero » (« en vérité »), avancerait peut-être une version des faits qui conduit Dante à se tourner vers son guide pour, semble-t-il, obtenir une confirmation de ces dires. Mais Virgile, comme pour approuver le Centaure, suggère à Dante de lui faire confiance. Face à ces hésitations tant des commentateurs que de Dante lui-même, j’ai utilisé le mot « rejeton » qui peut présenter, lui aussi, plusieurs « facettes ».

 

Poco più oltre il Centauro s’affisse

sovr’una gente che ’nfino alla gola

parea che di quel bulicame uscisse.

Mostrocci un’ombra dall’un canto sola,

dicendo : « Colui fesse in grembo a Dio

lo cor che ’n su Tamici ancor si cola ».

 

Un peu plus loin, le Centaure s’arrêta au-dessus de gens qui semblaient plongés jusqu’au cou dans le liquide bouillonnant et nous montra une ombre esseulée dans un coin en disant :

Celui-là transperça, dans le giron de Dieu, un cœur qui coule encore sur la Tamise.

 

Si Dante commence à écrire La Divine Comédie peu après l’an 1300, les faits narrés dans les derniers vers de ce passage remontent à une trentaine d’années plus tôt : en 1272, Gui de Montfort tua, dans une église de Viterbe, un cousin du roi d’Angleterre. La plupart des lecteurs de Dante, au XIVe siècle déjà, durent trouver cette énonciation non moins mystérieuse qu’elle n’apparaît à un lecteur de notre époque. Mais comme Dante, qui est beaucoup plus explicite à d’autres endroits, s’est contenté ici d’une simple évocation de ces événements, je ne peux que me conformer à sa rédaction.

 

Poi vidi gente che di fuor del rio

tenean la testa ed ancor tutto il casso ;

e di costoro assai riconobb’io.

 

Puis je vis d’autres âmes dont non seulement la tête mais tout le buste émergeaient, et parmi elles j’en reconnus beaucoup.

 

Je m’efforce de varier et de ne pas toujours traduire « gente », que Dante vient d’utiliser trois fois (« gente sotto infino al ciglio », « gente che ’nfino alla gola », « gente che di fuor del rio ») et notamment cinq vers plus haut seulement, par « gens ».

Pour ce qui est du mot « rio », je n’ai rien trouvé de satisfaisant pour ne pas répéter « fossé », le mot « rivière » ne me paraissant pas approprié après avoir utilisé « fleuve » pour désigner le Phlégéthon. J’ai donc traduit « fuor del rio » par le verbe « émerger » qui, ayant le sens de « sortir d’un liquide », se suffit à lui-même.

 

Così a più a più si facea basso

quel sangue, sì che cocea pur li piedi ;

e quindi fu del fosso il nostro passo.

« Sì come da questa parte vedi

lo bulicame che sempre si scema »,

disse ’l Centauro, « voglio che tu credi

che da quest’altra a più a più giù prema

lo fondo suo, infin ch’el si raggiunge

ove la tirannia convien che gema.

La divina giustizia di qua punge

quell’Attila che fu flagello in terra

e Pirro e Sesto ; ed in etterno munge

le lagrime, che col bollor diserra,

a Rinier da Corneto, a Rinier Pazzo,

che fecero alle strade tanta guerra ».

 

Ainsi ce sang devenait de moins en moins profond, de sorte qu’à la fin il ne cuisait plus que les pieds, et c’est là que nous traversâmes le fossé.

– Comme tu peux voir, dit le Centaure, que la hauteur de ce liquide diminue de plus en plus de ce côté, je veux t’assurer que, de l’autre, son fond s’abaisse progressivement jusqu’à ce qu’il rejoigne l’endroit où il convient que gémisse la tyrannie. Là-bas, la justice divine harcèle cet Attila qui dévasta la terre, ainsi que Pyrrhus et Sextus, et elle soutire éternellement les larmes, que favorise leur cuisson, de Rinieri da Corneto et de Rinieri dei Pazzi, qui écumèrent abondamment les grands chemins.

 

Attila est couramment appelé le « fléau de Dieu », mais Dante écrit qu’il fut un « fléau sur la terre ». Étant donné qu’il n’utilise pas l’expression courante, je ne me suis pas cru obligé de recourir au mot « fléau ».

Rinieri da Corneto et Rinieri dei Pazzi (restaurés eux aussi dans leur graphie plus attestée) étant réputés pour les nombreux vols qu’ils commirent sur les routes d’Italie (le second avait même été excommunié pour s’en être pris à un évêque et à sa suite), j’ai eu recours au sens de « piller » qu’à également le verbe « écumer » – lequel est ici, du reste, dans son « élément » – et aux mots « grands chemins » que l’on trouve dans l’expression « voleur de grands chemins », faisant ensuite passer le sens de « tanta guerra » dans l’adverbe « abondamment ».

 

Poi si rivolse, e ripassossi ’l guazzo.

 

Puis il fit volte-face et traversa de nouveau la bouillie.

dante_exile

Contrairement à Attilio Momigliano et Enrico Bianchi, qui considèrent que le mot « guazzo » est à prendre dans son acception toscane de « gué » (comme synonyme de « guado » que Dante utilise plus haut), Natalino Sapegno prétend qu’il faut plutôt se référer à son sens premier de « flaque », de « liquide peu profond et stagnant ». Dante peut, bien sûr, jouer ici sur les deux sens. J’ai choisi de suivre Sapegno et d’utiliser le mot « bouillie » qui, dans son acception de « liquide pâteux », peut faire allusion au sang (liquide assez « épais » par définition) dont est constitué le fleuve, et qui, phonétiquement, évoque l’état d’ébullition qui caractérise ce dernier.

Me voici arrivé à la fin et du chant XII et de cet essai de traduction transparente, et on aura peut-être compris, à travers cette analyse dont c’était également un des objectifs, fût-il non avoué, que la traduction « littéraire » est avant tout une traduction « littérale » qui ne doit en aucun cas « s’éloigner » de l’original, qu’elle comporte impérativement une approche au mot à mot du texte à traduire et que l’opération de littérarisation ne se produit qu’au stade final ; la littéralité est donc si pas plus importante, du moins aussi importante que la littérarité, sauf que l’opération de littérarisation est la dernière et, en quelque sorte, celle « qui reste », celle que le lecteur voit ; la littéralité doit donc se rendre invisible, mais sans elle une traduction ne peut être valable. Une « littéralité littéraire » est à la fois le moyen et la fin d’un travail honorable.

Au-delà des dictionnaires et des commentaires de chercheurs savants qui nous aident à progresser dans notre travail, il est un autre intervenant dans la finition d’une traduction : le relecteur, qui peut parfois être directement le destinataire de la traduction (éditeur ou directeur de publication), mais qui est bien souvent un lecteur « intermédiaire ». En l’occurrence, il s’est agi d’une collègue italophone, dont la relecture m’a – c’est inévitable – incité à revenir sur certains passages, que voici.

 

Qual è quella ruina che nel fianco

di qua da Trento l’Adice percosse,

o per tremoto o per sostegno manco,

che da cima del monte, onde si mosse,

al piano è sì la roccia discoscesa,

ch’alcuna via darebbe a chi su fosse ;

cotal di quel burrato era la scesa ;

 

Version 1

De même que cet éboulement qui, en deçà de Trente, percuta le flanc de l’Adige à la suite d’un tremblement ou d’un affaissement du sol et qui amoncela de telle sorte les rochers, depuis le sommet du mont, d’où il partit, jusqu’à la plaine, qu’ils ne laisseraient guère de passage à toute personne qui voudrait passer, la descente du gouffre qui s’ouvrait devant nous apparaissait malaisée.

 

Version 2

De même que cet éboulement qui percuta le flanc de l’Adige en deçà de Trente à la suite d’un tremblement ou d’un affaissement du sol présente, depuis le sommet du mont, d’où il partit, jusqu’à la plaine, une roche si escarpée qu’elle ne laisserait guère de passage à toute personne qui voudrait passer, la descente du gouffre qui s’ouvrait devant nous apparaissait impraticable.

 

Les mots en italique et en gras dans la version 1 sont ceux qui n’ont pas convaincu ma collègue. Dans la version 2, ils présentent la récriture.

Le verbe « amonceler » lui faisait penser à une action qui part du bas vers le haut, dans le sens d’« entasser », alors qu’ici il s’agit d’un éboulement. La recherche d’un autre verbe m’a conduit à revoir toute la phrase, ponctuation comprise, et à reprendre le mot « roche » de l’original plutôt que « rochers » : ce dernier m’avait semblé, lors d’une première approche, plus logique, car il est peu probable que la montagne se soit éboulée d’un bloc, mais allez savoir, après tout, comment Dante se représentait cet affaissement.

Et le mot « malaisée » lui semblait bien faible après la description d’un tel escarpement.

 

Or vo’ che sappi che l’altra fiata

ch’i’ discesi qua giù nel basso inferno,

questa roccia non era ancor cascata ;

ma certo poco pria, se ben discerno,

che venisse colui che la gran preda

levò a Dite del cerchio superno,

da tutte le parti l’alta valle feda

tremò sì, ch’i’ pensai che l’universo

sentisse amor, per lo qual è chi creda

più volte il mondo in caòs converso ;

 

Version 1

Sache que l’autre fois que j’allai dans les bas-fonds de l’enfer, ces rochers n’étaient pas encore tombés. Mais peu avant, si je ne m’abuse, la venue de celui qui ravit à Lucifer un grand nombre de proies du cercle le plus élevé, la haute et infâme vallée trembla fortement de toutes parts, et je me doutai que l’univers éprouvait de l’amour, par lequel, selon d’aucuns, le monde a connu plusieurs fois le chaos.

 

Version 2

Sache que l’autre fois que j’allai dans les bas-fonds de l’enfer, cette roche n’était pas encore tombée. Mais peu avant, si je ne m’abuse, la venue de celui qui ravit à Lucifer une proie nombreuse du cercle le plus élevé, la haute et infâme vallée trembla fortement de toutes parts, et je me doutai que l’univers éprouvait de l’amour, par lequel, selon d’aucuns, le monde a connu plusieurs fois le chaos.

 

Le passage de « rochers » à « roche » découle de la révision du passage précédent, où « rochers » figurait dans la version 1.

Le « grand nombre de proies » ne me plaisait pas beaucoup, mais dans la version 1 je n’avais pu trouver autre chose. Une remarque de ma collègue m’a incité à continuer à chercher et, de même que l’on peut parler d’une « foule nombreuse », j’en suis arrivé à cette dernière solution. Un lecteur distrait pourrait arguer qu’« une proie nombreuse » est trop mystérieux, ce à quoi un lecteur plus attentif répondra qu’il suffit de relire les vers 52 à 63 du chant IV pour en savoir beaucoup plus.

 

Chiron prese uno strale, e con la cocca

fece la barba in dietro alle mascelle.

 

Version 1

Chiron prit un de ses projectiles et, du talon de ce dernier, il repoussa sa barbe à l’arrière de ses mâchoires.

 

Version 2

Chiron prit un de ses dards et, de l’encoche, il repoussa sa barbe à l’arrière de ses mâchoires.

 

Le mot « projectile » ne convainquait pas ma collègue, or la « flèche » est bien définie dans les dictionnaires comme un « projectile de certaines armes de jet… ». En outre, le « talon », terme technique signifiant « partie opposée à la pointe », lui paraissait inutilement recherché. Ses réticences m’ont alors conduit à penser que Chiron, somme toute, pouvait se servir de l’encoche comme d’un peigne, fût-il à deux seules dents ; cela me permettait d’enlever « de ce dernier » qui ne m’avait, à vrai dire, jamais satisfait. Une lecture toute récente m’a finalement tiré d’embarras pour ce qui est de l’importun « projectile ». Dans la traduction du roman Quo Vadis d’Henryk Sienkiewicz opérée par B. Kozakiewicz et J.-L. Janasz, on lit ce qui suit : « Les Numides s’approchèrent du pourtour [de l’arène] et, apposant des flèches aux cordes tendues, se mirent à percer la sauvage grouillée. (…) Les corps d’ébène aux formes souples se renversaient en arrière, bandant les arcs sans relâche et décochant une grêle de dards. »

À vrai dire, j’avais déjà pensé utiliser « dard » pour « flèche », car il me semblait avoir déjà rencontré le mot dans ce sens, mais aussi bien le Petit Robert qu’une édition datant de 1929 du Larousse du XXe siècle le définissent en termes de « lance » ou de « pique ». Les personnes qui l’utilisent dans le sens de « flèche » – comme c’est le cas des traducteurs susmentionnés – se tromperaient-ils donc ? Quoi qu’il en soit, c’est dans le dernier chapitre du même livre que j’ai trouvé ce qui aurait pu être ma solution ultime : « Puis vint l’hymne d’Anacréon où le poète se plaint d’avoir trouvé sous sa porte l’enfant transi et éploré d’Aphrodite. Il l’avait réchauffé, avait séché ses ailes, et l’ingrat lui avait percé le cœur d’une de ses sagettes. » Là, je découvrais un nouveau mot, défini dans le Robert comme « vx. Flèche ». Par conséquent, j’aurais pu l’utiliser ici mais, n’aimant pas beaucoup l’allitération contenue dans « ses sagettes », j’ai préféré recourir à « dard », à l’instar d’autres auteurs, le traducteur pouvant bien revendiquer ce statut, à défaut de revendiquer celui d’écrivain.

 

« Ben è vivo, e sì soletto

mostrar li mi convien la valle buia :

necessità ’l ci ’nduce, e non diletto.

Tal si partì da cantare alleluia

che mi commise quest’officio novo :

non è ladron, né io anima fuia.

Ma per quella virtù per cu’ io movo

li passi miei per sì selvaggia strada,

danne un de’ tuoi, a cui noi siamo a provo…

 

Version 1

– Il est bel et bien vivant et c’est à moi seul qu’il incombe de lui montrer le sombre val, par nécessité, non par plaisir. Quelqu’un interrompit ses chants de louanges pour me confier cette tâche nouvelle : en effet, je ne suis pas l’âme d’un larron, et celui que j’accompagne n’en est pas un non plus. Aussi, au nom de cette vertu qui me fait parcourir ces contrées sauvages, donne-nous un de tes Centaures aux côtés de qui nous puissions cheminer

 

Version 2

– Il est bel et bien vivant et, tout seul, il m’incombe de lui montrer le sombre val, par nécessité, non par plaisir. Quelqu’un interrompit ses chants de louanges pour me confier cette tâche nouvelle : en effet, je ne suis pas l’âme d’un larron, et celui que j’accompagne n’en est pas un non plus. Aussi, au nom de cette vertu qui me fait emprunter un chemin tellement sauvage, donne-nous un de tes Centaures aux côtés de qui nous puissions avancer

 

Ma collègue se rangeait, elle, du côté de Natalino Sapegno et trouvait que le « sì soletto » se référait à Dante. « Ben è vivo e sì soletto », lisait-elle. Dans ce cas, il me semble qu’il aurait fallu ajouter un « che » pour que la phrase signifie « il est bien vivant et si seul que je dois lui montrer… ». Je suis resté sur ma position mais j’ai essayé de rendre autrement le « sì soletto ».

J’en ai profité pour me rapprocher encore une fois du texte et j’ai traduit « strada » par « chemin » plutôt que par « contrées », ce qui m’a contraint de remplacer « cheminer » par « avancer ».

 

La divina giustizia di qua punge

quell’Attila che fu flagello in terra

e Pirro e Sesto…

 

Version 1

Là-bas, la justice divine harcèle cet Attila qui dévasta la terre, ainsi que Pyrrhus et Sextus…

 

Version 2

De ce côté-là, la justice divine harcèle cet Attila qui dévasta la terre, ainsi que Pyrrhus et Sextus…

 

Le « di qua » de l’original reprend « da quest’altra [parte] » qui se trouve quelques vers plus haut et que j’ai traduit par « de l’autre [côté] ». Pour renforcer le lien avec ce qui précède, j’ai préféré, vu la perplexité de ma collègue au sujet de ce « Là-bas », reprendre le mot « côté ».

D’autres remarques m’ont également été faites, mais elles ne m’ont pas – pour l’instant – incité à changer mon carquois d’épaule.

 

« Et maintenant, que vais-je faire ? » demandait le chanteur. Je répondrais : rassembler les pièces détachées de cette version française du chant XII, en examiner le suivi pour m’assurer que les solutions « fonctionnent », raboter çà et là quelques imperfections stylistiques, syntaxiques ou lexicales, et puis laisser reposer ce résultat le temps de poursuivre la traduction de la suite. Et, une fois celle-ci terminée, y revenir, y revenir et y revenir encore, cent fois, mille fois sur le métier remettre mon ouvrage jusqu’à ce qu’un éditeur compatissant – après la relecture bienveillante de ma collègue ou d’une autre bonne âme – m’arrache ce texte que, sans cette intervention autoritaire, je continuerais à peaufiner sans cesse, c’est-à-dire à rapprocher de plus en plus de cet original dont je serai, à mon corps défendant, toujours trop loin, une adéquation avec tout texte source étant proprement impossible et donc toujours recherchée.

« A la recherche du texte perdu » pourrait être la devise de tous les traducteurs passés, présents et à venir d’un original « à succès », c’est-à-dire d’un classique, car pour quelque langue étrangère que ce soit, ce dernier sera toujours non seulement perdu mais introuvable, dans la totalité de ses composantes du moins. Un étudiant ingénu de première année d’italien me demanda un jour pourquoi on retraduisait encore Dante, alors qu’il avait déjà été si souvent traduit, voire, alors qu’il avait déjà été traduit une fois. Une réponse à sa question – l’étudiant était ingénu mais sa question était et reste fondamentale – constitue l’essence même du présent article (…)

JEAN-PIERRE PISETTA

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, Poésie, traducteur.

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commentaires

2 Réponses pour Coup d’oeil en « Enfer »

la vie dans les bois dit: à

On peut saluer là encore l’ampleur de la tâche fixée, mettre à la portée du plus grand nombre de locuteurs de français, cette oeuvre monumentale… en « chantant ». Excellent.

La langue  » italienne » de la Comédie, mêlant du toscan et autres langues vernaculaires, Dante l’a voulue véhiculaire, déjà pour que ce récit soit à la portée du plus grand nombre.

Elle a été traduite en vieux françois, par des élites. Pour des élites.
J’ai bien aimé lire, à la suite de votre chronique, l’avant-propos de M. Moutonnet de Clairfons, dont à l’évidence, la traduction de l’Enfer, se révèle être un travail de … courtisan.

la vie dans les bois dit: à

Ce travail de traduction dantesque, éloigne peut-être les dylanalogists de la RDL, trop occupés pour l’heure à essayer de traduire, en français les chansons du Lauréat Nobel de littérature 2016.

Et pour tant, il faut encore vous remercier de cette approche de l’Enfer.

Sur le passage, où Dante et Virgile ayant pénétré dans le gouffre obscur et menaçant, progressent sous la menace des centaures, je serais aussi portée à accorder « si soletto » à Dante, uniquement, lorsque Virgile s’adresse à Chiron pour requérir son aide.

Moutonnet de Clairfons dans sa trad’ en vieux françois, accentue encore le propos par  » tellement abandonné ».

Vos jeunes étudiants ont peut-être moins de difficultés pour imaginer le  » bestiaire ».

J’imagine que cette animation 3D pourrait alors les motiver à (re)bâtir un récit du Chant XII.

https://www.youtube.com/watch?v=fr4P8rDEYEo

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