Le cauchemar du traducteur de russe
L’irruption d’une langue étrangère ou régionale, ou encore d’un parler spécifique qui tranche sur la langue classique, est un des cauchemars du traducteur – et celui qui traduit du russe se trouve ni plus, ni moins démuni que ses confrères. Je passerai rapidement sur le problème du « en français dans le texte », récurrent dans les romans du xixe siècle, ceux de Tolstoï en particulier. On parlait français dans les salons du grand monde et les milieux cultivés, et les nombreux passages de Guerre et Paix écrits en cette langue ne dérangeaient pas le lecteur. Quand au traducteur et à l’éditeur, le seul problème qui se pose à eux est de savoir s’il faut ou non respecter les russismes et les maladresses qui s’y sont glissés. Mais ce n’est pas le propos de cet article. Nous traiterons ici de deux domaines distincts, propres au russe et à son histoire : celui des slavonismes, et celui de l’ukrainien ; dans les deux cas nous restons à l’intérieur du domaine slave.
1. Les slavonismes, composante du russe ou élément étranger ?
Le russe littéraire moderne est une langue que l’histoire a dotée d’un caractère composite. Les premiers textes écrits en Russie remontent seulement au XIe siècle ; dès cette époque coexistent une langue parlée et deux langues écrites. La langue parlée, c’est le slave de l’Est (souvent appelé « vieux-russe »), qui est l’ancêtre commun du russe, de l’ukrainien et du biélorusse. Il se différencie déjà du slave de l’Ouest (comprenant le notamment le polonais, le tchèque et le slovaque) et du slave du Sud (bulgare, serbo-croate, slovène), mais l’intercompréhension entre les trois groupes reste encore tout à fait possible. La première langue écrite de la Russie fut la langue de l’Église – et ce n’était pas le russe. Les Russes avaient reçu le christianisme de Byzance et n’avaient pas eux-mêmes traduit les livres religieux : ils les avaient importés de Bulgarie, convertie depuis déjà plus d’un siècle. Ces livres étaient en vieux-bulgare. C’était la langue dans laquelle Cyrille et Méthode, les saints évangélisateurs, avaient traduit les premiers textes bibliques et liturgiques vers 863, posant la première pierre de la tradition littéraire de tout le monde slave. Premier dialecte de son groupe à avoir été noté par écrit, on le connaît souvent sous le nom de « vieux-slave », à ne pas confondre avec l’hypothétique slave commun, ancêtre de toutes les langues slaves.
Différent des parlers locaux, le vieux-bulgare était néanmoins facilement compréhensible ; mais à force d’être employé, il se mélangea à eux et se transforma en « slavons » (macédonien, ukrainien, etc., il existe même un slavon bulgare, issu du mélange entre le vieux-slave et le bulgare plus tardif). La fusion du vieux-slave avec le vieux-russe a donné le slavon russe, toujours employé par l’Église orthodoxe russe et par les Vieux-Croyants, qui ont fait schisme au XVIIe siècle et sont encore très nombreux et actifs.
Au moyen âge, la littérature était essentiellement religieuse et s’exprimait en slavon. La langue parlée était elle aussi notée en caractères cyrilliques pour les besoins de la cité : textes juridiques, administratifs, commerciaux, correspondance diplomatique ou privée. C’est la deuxième langue écrite de l’ancienne Russie, appelée habituellement « langue des Bureaux ». Ce dualisme opposant le slavon littéraire au russe non littéraire a duré jusqu’à la fin du XVIIesiècle, puis, avec l’européanisation de la Russie, ni le slavon, ni la « langue des Bureaux » ne pouvait plus répondre aux besoins de la nouvelle civilisation. Le russe littéraire moderne sera l’amalgame entre les deux, une création qui doit beaucoup à Mikhaïl Lomonossov (1711-1765), et qui a trouvé son équilibre avec Alexandre Pouchkine. L’apport du slavon a été déterminant ; pour le traducteur, paradoxalement, il se manifeste dans deux domaines opposés et pose des problèmes de deux ordres.
1.2 L’apport du slavon dans la langue littéraire
Le premier problème n’est pas celui de « l’irruption d’une langue étrangère dans un texte donné », car le russe moderne doit au slavon une bonne partie de son vocabulaire, qui n’est absolument pas ressenti comme étranger. Langue de l’Église, le slavon a apporté des mots exprimant des notions abstraites, savantes, nobles, figurées, poétiques, ce qui fait qu’il existe un très grand nombre de « doublets » : beaucoup de mots ont une forme russe, usuelle, et une forme slavonne, poétique, solennelle, parfois un peu archaïsante. L’opposition sémantique entre ces deux « séries » ouvre des perspectives stylistiques extrêmement riches – et extrêmement difficiles à rendre en français, qui le plus souvent ne dispose que d’un seul mot. On peut bien sûr trouver des exceptions : main droite/dextre, tête/chef, jument/cavale, etc. Mais si l’on prend, par exemple, le poème de Pouchkine Le Prophète, on pourra y compter une bonne douzaine de mots slavons, dont la variante russe existe parfaitement dans la langue « courante » : doigt, œil, entendre, ouvrir, lèvres, voix, voir, etc., sans compter quelques formes archaïques de déclinaison. Le français n’a pas ces ressources, et il faudra pallier l’insuffisance lexicale par d’autres moyens : des figures, des contraintes de construction sémantique, une expressivité accrue dans les violations de normes. Bref, reconstituer un « style noble », qui, cela va de soi, n’est ni impossible, ni étranger à la littérature française. Il n’en demeure pas moins que les nombreuses traductions de ce poème (dont celles de Prosper Mérimée et d’Ivan Tourguéniev, en prose), laissent une impression d’insatisfaction, de perte de solennité et de grandeur. Quelles que soient les qualités des travaux de Katia Granoff, Jean-Marc Bordier, Henri Grégoire, celle qui a le mieux réussi semble bien être Marina Tsvetaïeva, aussi grand poète en français qu’en russe.
1.3 Les traces du slavon dans la langue parlée populaire.
Nous avons vu qu’étant langue d’Église, langue de clercs, le slavon a donné à la langue littéraire son « niveau supérieur », l’essentiel du « style noble », poétique ou savant. Mais il n’appartenait pas qu’aux intellectuels.
Dans la Russie rurale, pratiquement jusqu’à la révolution, l’Église était omniprésente. Les Russes étaient majoritairement illettrés, mais ils avaient leur vie rythmée par le calendrier orthodoxe et les longs et beaux offices. Ils les comprenaient pour deux raisons : d’une part, le slavon n’est pas très éloigné du russe, d’autre part les textes liturgiques, les cantiques et les prières leur étaient familiers depuis l’enfance, et ils les savaient généralement par cœur. Cela a contribué à préserver un certain dualisme : il existe une langue « sacrée », qui, à la différence du latin en Occident, est comprise et pratiquée quotidiennement par le peuple croyant dans les offices religieux et les prières – et qui, chez certaines catégories sociales, a tendance à déborder sur le quotidien.
Ceux qui sont les plus soumis à l’influence prégnante du slavon sont les « gens d’Église » décrits, entre autres, par N. Leskov – les prêtres de campagne, les diacres, leurs femmes et leurs enfants, les habitants des monastères, les pèlerins. Ils transportaient inconsciemment le vocabulaire, les tournures, les images des textes liturgiques dans leur vie de tous les jours. Bien plus, et contrairement à ce qui s’est passé pour la langue écrite, leur langue parlée a intégré nombre de particularités de prononciation qui correspondent souvent à la phonétique des parlers des provinces du sud – prononciation du son /g/ en spirante /gh/, et surtout la prononciation des voyelles atones, le vocalisme étant très réduit en russe en dehors de l’accent ; le plus évident étant la disparition de la voyelle /o/, remplacée par /a/ ou par /ə/. Nous rencontrerons le même phénomène à propos des ukrainismes.
Pour un Russe cultivé, cette prononciation sent, au mieux, sa province, mais elle évoque plutôt l’inculture, l’arriération, parfois même la grossièreté et la crasse… car l’état du bas-clergé était assez déplorable au XIXe siècle. La littérature est riche en figures et caricatures de prêtres de campagne ignares, ivrognes et débauchés, pères d’une ribambelle de petits va-nu-pieds analphabètes. Même quand ils sont peints avec tendresse chez Leskov, ou dans la Colombe d’Argent d’André Biély, cette dimension d’inculture, ou au moins de refus des Lumières, est patente.
Une autre catégorie sociale concernée par cet accent honni de l’élite comprend les Vieux-Croyants et autres membres des sectes issues de l’orthodoxie. Eux sont des gens du Livre, généralement très instruits et même érudits en ce qui concerne la Bible et la liturgie, et qui mènent un genre de vie austère et ascétique. Leur parler est émaillé de citations, aphorismes, et leur prononciation, comme pour la catégorie précédente, très teintée d’archaïsmes. Que peut-on faire en traduction ? Les possibilités sont réduites, et les impossibilités nombreuses.
En France, le milieu ecclésiastique, passé par les séminaires et nourri de latin – et cela concerne aussi les curés de campagne – n’a guère de langage spécifique ; s’il a des particularités liées à son état, c’est plutôt une langue maîtrisée, plus riche, plus savante que celle de leurs ouailles, avec peut-être une propension à des citations des Évangiles, jadis en latin, et maintenant dans un français qui ne se distingue pas de la langue courante. Il est donc totalement impossible de transposer l’ensemble indissociable « inculture et milieu ecclésiastique » en français, pour des raisons purement historiques et de civilisation.
Pour les citations ou crypto-citations de la Bible, on retrouvera le problème dont nous avons parlé précédemment. Le slavon est ressenti comme une langue sacrée, démarquée de la langue profane ; or le français utilisé pour traduire la Bible est la langue littéraire courante. Le seul choix qui reste au traducteur est celui de la version qui conviendra le mieux à l’époque ou au genre de l’œuvre traduite : Lemaître de Sacy ? Segond ? Osty ? une autre ? Ou, en assumant le risque, une traduction de son cru ? La marge de manœuvre est assez étroite.
Pour les citations des textes liturgiques ou des prières, on peut pratiquement toutes les trouver en français grâce aux traductions effectuées au sein des Églises orthodoxes francophones, surtout de France, de Suisse et de Belgique. Le travail n’ayant pas été centralisé, il en existe même plusieurs variantes. Comme dans le cas précédent, le traducteur doit choisir. Comme pour la Bible, on perdra l’élément « langue sacrée » ; de plus, s’adressant à des non-orthodoxes, on perdra l’indispensable sentiment de connivence, de communauté de souvenirs d’enfance, l’écho des rythmes de la psalmodie – tout ce que l’auteur attend de son lecteur.
Sorti des citations des textes sacrés, le russe saturé de slavon est ressenti, nous l’avons vu, comme un parler inculte et paysan. Son rendu en traduction présente les difficultés habituelles, nous aurons l’occasion d’en parler à propos de l’ukrainien. Quelles sont les solutions qu’ont adoptées les traducteurs ? La plupart reculent devant les difficultés de la tâche et ils préfèrent choisir, parmi les abondants écrits de Leskov, des textes moins stylistiquement marqués. Henri Mongault a traduit Gens d’Église en 1937 et a choisi d’ignorer le problème. C’était d’ailleurs l’époque ou les plus grands traducteurs, comme Boris de Schloezer ou Pierre Pascal, traduisaient « en bon français », transmettant le contenu de l’œuvre avec une exactitude et une conscience exemplaires, dans un style coulant et lisse qui ne se souciait pas de retrouver « la voix » de l’auteur. Nous ne traduisons plus ainsi, mais nous butons sur nos limites. Avec ce genre de textes, nous sommes sans aucun doute devant de « l’intraduit » : espérons que cela ne restera pas de l’« intraduisible »…
2. Les ukrainismes
Le premier État slave oriental, fondé par des Scandinaves, s’organisa autour de Kiev. Le prince Vladimir se convertit au christianisme en 988, entraînant bon gré, mal gré sa population. L’Ukraine était alors appelée « Rous’ », ou Ruthénie, elle s’étendait de la Baltique à la mer Noire, de la Volga au nord des Carpates. Mais elle fut minée par des querelles dynastiques, puis conquise par les Mongols aux XIIe et XIIIe siècles. On pense que jusque-là les différences linguistiques locales existant dans le monde slave étaient assez négligeables pour qu’on puisse parler d’une langue unique.
A partir du XIIIe siècle, le déclin de Kiev profita à la principauté de Moscou qui se posa comme l’héritière de Kiev, et ne cessa de s’étendre. En 1547, Ivan IV le Terrible prit le titre de « tsar de toutes les Russies » et non de la seule Rous’. Au XIVe siècle, les Polonais et les Lituaniens, qui étaient dans l’orbite de Rome, firent alliance pour battre les Mongols ; à cette occasion toute l’Ukraine septentrionale passa sous domination polono-lituanienne. C’est Catherine la Grande qui, lors du partage de la Pologne, récupéra pratiquement toute l’Ukraine à l’exception de la Galicie. Devenue une partie de l’Empire russe, l’Ukraine subit les pressions de la russification, plus ou moins contraignante selon les périodes. En 1876, Moscou interdit même la langue ukrainienne dans les écoles, les journaux et la littérature.
Brièvement indépendante après la révolution de 1917, l’Ukraine intégra l’URSS en 1922. L’ukrainien fut de nouveau reconnu comme langue officielle, officiellement encouragé, mais trop l’utiliser était suspect au pouvoir du Kremlin qui réprimait férocement toute tentation « nationaliste » ; et pour faire carrière, comme à l’époque tsariste, il valait toujours mieux adopter le russe. C’était d’autant plus valable pour les intellectuels. De nombreux grands écrivains russes sont d’origine ukrainienne : Cholokhov, Makarenko, Mikhaïl Boulgakov…
Indépendante depuis 1991, habitée par de nombreux Russes de souche qui ne connaissent pas l’ukrainien, l’Ukraine n’a pas résolu son problème de bilinguisme qui est envenimé par le nationalisme et la politique. Mais la liste d’écrivains ukrainiens actuels écrivant en russe est encore très longue ; parmi ceux qui sont traduits et connus en Occident on peut citer Kourkov, Androukhovitch, et Otrochenko.
2.2 L’Ukraine, un « ailleurs » familier
La question des ukrainismes ne semble pas se poser dans la littérature russe avant Nicolas Gogol (1809-1852). Il était né dans la région de Poltava à une époque où l’Ukraine – comme la Biélorussie, la Moldavie, la Pologne et la Finlande – faisaient partie intégrante de l’empire russe. Au XIXe siècle, alors que l’ukrainien était encore autorisé, l’Ukraine connut un grand renouveau culturel. Pourtant comparée à Saint-Pétersbourg, Kiev était une ville de province. Fils d’un auteur de comédies en langue ukrainienne, issu d’une famille de petite noblesse parlant l’ukrainien, sujet russe, Gogol voulut, comme beaucoup de provinciaux, faire carrière dans la capitale. Il était résolu à devenir un écrivain russe. Il s’aperçut avec surprise que l’Ukraine était à la mode chez les intellectuels, qu’elle était un sujet d’études, de souvenirs de voyages, qu’on traduisait sa littérature en russe ; Pouchkine venait d’écrire son poème Poltava.
Le jeune Gogol connaissait assez bien l’Ukraine profonde et son folklore et il pouvait se renseigner auprès de ses parents pour avoir d’autres détails ; il profita de cet engouement et écrivit les Veillées du Hameau qui eut tout de suite beaucoup de succès. Ces courtes nouvelles mettent en scène des personnages truculents, racontent des diableries et des sortilèges, bref s’appuient systématiquement sur le folklore. Le procédé est tellement assumé que l’auteur n’hésite pas à donner en annexe un petit lexique d’une centaine de mots désignant des objets usuels, des vêtements, des noms de métiers, d’instruments de musique, de spécialités culinaires, etc. : il les utilise « en ukrainien dans le texte ». D’autre part, il fait figurer en exergue de chaque nouvelle des extraits de chansons ukrainiennes ou des répliques tirées des comédies de son père, supposant avec raison que son lecteur russe les comprendra suffisamment. Les Veillées du Hameau visent explicitement l’exotique, l’étrange que constitue aux yeux des intellectuels pétersbourgeois cultivés une Ukraine rurale, superstitieuse – une Ukraine, doit-on le dire, autant rêvée que réelle. Les mots ukrainiens apportent un élément poétique, étranger mais pas trop : comme nous l’avons vu, l’histoire a tellement amené Russes et Ukrainiens à se fréquenter qu’une certaine familiarité existe et l’intercompréhension n’est pas impossible.
Cette complicité avec le lecteur russe n’existe pas avec le lecteur français, pour qui le russe et l’ukrainien sont également opaques. Les Veillées du Hameau ont été très souvent traduites, et cela depuis la fin du XIXe siècle. Aucun traducteur n’a conservé le lexique proposé en annexe par l’auteur. Un des premiers, un certain Henri Chirol, est le seul à avoir systématiquement gardé les mots ukrainiens, avec traduction française en notes. Cette solution est intéressante, mais rend la lecture un peu malaisée et risque de faire d’un texte de pure littérature un savant traité d’ethnographie. Les autres ont généralement traduit sans « marquer » d’aucune façon les termes ukrainiens dans leur contexte russe, et ils ont même tout simplement omis les exergues ; même Michel Aucouturier, dont la traduction figure dans la Pléiade, a adopté cette « non solution », à l’exception de quelques mots connus commebandoura (instrument de musique) ou hopak (une danse). De plus, il faut vraiment beaucoup chercher parmi les notes de fin de volume pour comprendre que les exergues traduits en français courant, comme le reste, étaient écrits en ukrainien…
Mikhaïl Cholokhov (1905-1984) emploie aussi beaucoup d’ukrainismes dans le Don paisible. Son traducteur, Antoine Vitez à qui le théâtre doit tant, fut aussi un grand traducteur et un théoricien de la traduction. Lui aussi choisit de ne pas traduire les ukrainismes, en justifiant son choix. Le mot « khata », par exemple, désigne la maison paysanne ukrainienne. Si on le laisse ou si on explicite, on « sur-traduit » : on introduit un élément de folklore, d’ethnographie, qui n’existe pas dans la version originale car le mot ukrainien est connu par les Russes. Si on traduit par « maison », on « sous-traduit » – mais, comme dit Vitez, il faut « choisir ses infidélités ». Remarquons qu’en homme de théâtre, Vitez ne pouvait pas se servir de notes de bas de page, inutilisables sur scène !
Dans les ouvrages qui parlent de l’Ukraine et utilisent en russe des ukrainismes, on rencontre aussi le problème des « parlers paysans » et, quand il s’agit de Cosaques, une composante importante de l’histoire ukrainienne, des « parlers militaires » ; mais ce problème, que rencontrent tous les traducteurs dans toutes les langues, sort du cadre des slavonismes et des ukrainismes. Remarquons seulement qu’Antoine Vitez s’oriente vers un appauvrissement du vocabulaire, l’utilisation de formules stéréotypées, essaie de trouver des solutions autres que lexicales.
Mais certains problèmes résistent : par exemple, comment traiter les mots désignant les grades de l’armée cosaque, différents de ceux de l’armée russe (dont on trouve facilement l’équivalent en français) ? On peut envisager de garder « essaoul » (capitaine), mais on recule devant « podkhoroundji » (enseigne)… comme toujours, il faudra trouver une solution au cas par cas, et ne pas vouloir absolument être cohérent.
Dans le catalogue des idées reçues, les Russes ont un stéréotype : l’Ukrainien est un joyeux méridional, plein de faconde, volontiers hâbleur et affligé d’un accent reconnaissable dès qu’il ouvre la bouche. Mais si on fait parler certains personnages de Mikhaïl Boulgakov comme ceux de Pagnol, le lecteur risque de se demander ce que Panisse fait au milieu du roman Le Maître et Marguerite…
Antoine Vitez suggère d’indiquer la différence au lieu de la qualifier. Il s’agit de mettre en scène un effet d’étrangeté. J’ajouterai qu’avec un peu de chance et de patience, on peut « inventer » au personnage un accent plausible : les Ukrainiens, qui prononcent le /g/ comme une spirante, ont beaucoup de mots communs avec le russe, mais avec des /i/ à la place des /o/, (pourquoi ne pas dire « pisition » pour « position ») ; ils ont aussi des suffixes différents qui pourraient donner l’idée de dire « baignerie » pour baignade ; ils utilisent différemment les prépositions (en traduction littérale, « sur la rue » à la place de « dans la rue »), etc. On peut utiliser ce procédé avec prudence, sans viser à la systématisation, l’essentiel étant de faire de ces écarts de langage autant de « marqueurs », et de faire sourire, non d’accabler le lecteur.
En commençant cet article, je m’étais donné comme tâche de regarder le plus de traductions possibles d’ouvrages connus (surtout Gens d’Église et L’Ange scellé de N. Leskov, Les Veillées du Hameau de N. Gogol et Le Don paisible de M. Cholokhov) contenant des slavonismes et des ukrainismes, et de comparer les solutions adoptées par les traducteurs, dont la plupart sont connus pour leur excellence. Mais force est de constater que le problème a été le plus souvent ignoré, ou tout simplement mis de côté comme insoluble.
La seule conclusion que je peux tirer est que si solution il y a, elle n’est pas à être recherchée uniquement dans le lexique. Personnellement je n’hésite pas à introduire les noms de quelques objets usuels et caractéristiques, et d’en donner le sens à la première occurrence, soit par une note, soit le plus souvent dans le corps du texte. Mais cette solution « désespérée » doit être employée avec prudence, et rarement. Reste à trouver, au cas par cas, les procédés heureusement nombreux (grammaticaux, syntaxiques, stylistiques) qu’offre le français pour « dépayser » le lecteur, l’amener dans un monde différent.
(Texte paru pour la première fois sous le titre « Les slavonismes et les ukrainismes dans le russe : problèmes de traduction » in La main de Thôt, n°2 (2014)
17 Réponses pour Le cauchemar du traducteur de russe
voilà du slavon net
Cпасибі !
« On peut envisager de garder « essaoul » (capitaine) »
Comme c’est un mot turc (mais probablement plus ressenti comme tel?), il faut résister à la tentation du vocabulaire des troupes coloniales!
Bravo pour cet article très riche et très intéressant, même pour un non russisant.
Courant mai, (événements obligent), je me suis replongé dans Gogol – le 1er, Tar(r)ass Boulba ;
j’avoue, que ça m’a permis +/- de minimiser les événements
(j’avais complètement oublié qq précisions dans la préface du livre de poche, que j’avais pourtant soulignées, la-plus-qui-vous-laisse-sur-le-cul : fin 19ème, le livre le plus offert aux gamins français, dès l’âge de 8 ans).
Cet article, merci Madame, me donne l’envie de bcp mieux découvrir les contes ukrainiens (seules mes amies polonaises m’en ont parlé, m’en ont fait lire qq extraits … j’en n’ai peu de souvenirs ; moment idéal, non ? –
je me sentirais presque cosaque …
(j’avoue ne pas reconnaître un-e polonais-e d’un-e ukrainien-ne, niveau timbre de voix, accent, etc … quand elle-il parle français (pas à la radio ou à la tivi, hein, quand on les croise, par hasard, qu’on décide d’aller prendre un café/une bière … ATTACHANT-E FASCINANT-E
ouf !
(Je viens de relire votre post ; Boulgakov « le maître et marguerite » – damned, je ne l’ai plus dans ma bibli … à relire aussi, je pense, tout en le resituant à l’Epoque, hein
(la russophobie n’était pas la même que celle actuelle, i m’semble – le claude angeli, du coin-coin est en congés aoûtiens il me manque .. )
L’absence d’ukrainismes décelables dans leur message transmis par radio, c’est ce qui a perdu les deseperados et pères-Noël pro-russes qui ont descendu du ciel, en juin 2014, un bel avion malaisien. Ces démons idiots, qui n’ont peut-être pas tous lu Dostoïevski, se sont fait avoir comme des bleus.
« Maïyor, c’est nous qui avons fait péter le samaliot…
__Ah, c’est vous ?
__Da, da, Maïyor, mais je crois qu’on a un problème Maïyor…
__De quel ordre, kapitan ?
__Je crois qu’on a fumé des civils…
__Des civils ? Vous êtes sûrs ?
__ Hundred per cent affirmative.
__Dumbass. Je préviens Moscou, vous, dîtes que c’est Kiev qu’a fait l’coup. »
Notre traductrice oublie peut-être une particularité du Donbass : le parler des habitants de Donetsk est pourri de celtismes (ce que les Slavons savants appellent des « cymrismes ») depuis la fondation de la ville par un gallois du nom de John Hughes.
J’ai entendu dire – ou plutôt lu – que le traducteur de Andrea Camilleri aurait « rendu » le dialecte sicilien en faisant appel à de l’argot lyonnais: est-ce une transposition intéressante?
L’irruption des langues régionales, des parlers spécifiques, cauchemardesque pour les traducteurs, ne l’est plus forcément pour les poètes russes. Mandelstam, qui s’est marié avec une fille de Kiev, en fit peut-être l’expérience. Ses poèmes sur l’Arménie, ses poèmes jeux de mots, ceux purement descriptifs qui prennent comme sujet la grande nature de la Volga, ne sont plus ceux d’un acméiste, « la langue russe, langue de racines », est prise en bloc, il lui faut la sculpter, et cela dès les premiers poèmes, comme « La Pierre » nous en livre un exemple. C’est Valéry Larbaud qui préconisait de ne pas hésiter à substituer un mot pour un autre dans la traduction poétique, mais cela pouvait bien intervenir en amont, dès la méditation d’un poème, avant même sa composition, donc pour le poète lui-même (surtout russe pourrait-on ajouter en plaisantant.) Au-delà des possibles turquismes tatars, des bulgarismes, ou des germanismes propres à la région de « Mère Volga », Mandelstam savait de toute façon qu’il devait faire un travail de fondeur de (sa) la langue.
François Kérel avait donné une chouette réflexion sur le sujet dans son intro à Tristia.
Merci pour ce très intéressant article.
Amitiés
Michel
Ma collègue Dominique Vittoz, traductrice de A. Camilleri, a écrit une très intéressante postface à « La Saison de la Chasse » (Fayard) où elle expose l’univers linguistique de l’auteur et explique ses choix de traduction. Elle a eu effectivement recours au parler lyonnais, dont elle donne un glosssaire à la fin du livre.
Le russe est une langue beaucoup plus riche que le français. Par conséquent en français il n’y a pas assez de mots pour traduire du russe.
Bonjour! Deux petites précisions:
– « En 1876, Moscou interdit même la langue ukrainienne … »: plutôt Saint-Pétersbourg, puisque c’était la capitale de l’Empire russe.
– La photographie de M. Boulgakov liée au paragraphe sur M. Cholokhov peut prêter à des confusions.
A part cela, un super article! Merci!
Bonjour à tous.
Je lis:
« …le poème de Pouchkine Le Prophète, on pourra y compter une bonne douzaine de mots slavons, dont la variante russe existe parfaitement dans la langue « courante » : doigt, œil, entendre, ouvrir, lèvres, voix, voir, etc., sans compter quelques formes archaïques de déclinaison ».
Merci de m’aider à les retrouver.
Charles
Merci beaucoup pour cet article de la part d’une traductrice ukrainienne ! Je me permets d’ajouter quand même un petit commentaire : Androukhovitch écrit en ukrainien, et Otrochenko, malgré son nom d’origine ukrainienne, est un écrivain russe. En plus, presque tous les russophones qui habitent en Ukraine comprennent l’ukrainien ou même parlent assez bien, donc le problème de bilinguisme est plutôt un enjeu politique dans notre pays. De reste – bravo pour cet article qui donne une bonne notion sur l’histoire des relations russo-ukrainiennes à tous ceux qui n’en savent rien !
En tant qu’une traductrice ukrainienne, je vous remercie pour cet article ! Je me permets d’ajouter quelques petits commentaires : Androukhovitch écrit quand même en ukrainien, et Otrochenko, malgré son nom ukrainien, est un écrivain russe. En plus, les russophones qui habitent en Ukraine comprennent très bien la langue ukrainienne, et la plupart d’entre eux parlent assez bien. De reste, l’article donne une bonne notion sur l’histoire des relations russo-ukrainiennes à tous ceux qui n’en savent rien, bravo !
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