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La République des livres

On ne traduit pas à partir d’une traduction

Par Jean-Pierre Pisetta

Il y a, dans l’éthique des traducteurs, un précepte que l’homme de la rue trouvera sans doute excessif : ne jamais traduire à partir d’une traduction. Aujourd’hui, il est rare que l’on traduise, par exemple, un roman islandais à partir de sa traduction anglaise. Disons que ce genre de pratique, courante autrefois, a presque entièrement disparu. Mais combien de traducteurs, lorsqu’ils rencontrent, toujours par exemple, la traduction d’un vers d’Halldor Laxness dans un roman russe qu’ils sont en train de traduire en français recherchent-ils l’original islandais pour s’assurer que la traduction russe est correcte ou, pour le moins, recherchent-ils une traduction française publiée du même vers de Laxness ? L’éthique de la traduction voudrait pourtant que l’on procède de la sorte. (Ce sont notamment les erreurs que j’ai malheureusement découvertes, a posteriori, dans certaines des traductions que j’ai publiées qui continuent à m’inciter – et à inciter – à la prudence sur le sujet des traductions de traductions.)

Certes, les outils de traduction que la Toile met à la disposition, « en un clic », du commun des mortels de plus en plus en plus pressé rangent la précaution susmentionnée au rang de lubie, voire la profession de traducteur au rang de celles qui ne seront bientôt plus d’aucune utilité. Qu’importe si nous passons pour des hurluberlus et, par conséquent, continuons à travailler comme bon nous semble. Mais parfois, avec toute notre bonne volonté, nous sommes quand même contraints de pécher en la matière.

L’écrivain Raymond Roussel est décédé à Palerme un jour ou une nuit de juillet 1933. Quand exactement et comment, cela reste encore un mystère près d’un siècle plus tard. Tout ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’il a été retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel le vendredi 14 juillet 1933 et que dans la chambre d’à côté logeait Charlotte Fredez, avec qui il était arrivé à Palerme le 4 juin.

Charlotte Fredez était âgée à l’époque de 53 ans (elle naît à Paris en 1880, Roussel en 1877). Ses seuls biographes, Renaud De Putter et Guy Bordin, qui lui ont consacré en 2016 un remarquable ouvrage intitulé Vies de Charlotte Dufrène– Dufrène étant le pseudonyme qu’avait pris cette fille de bonne famille pour jouer son rôle de « demi-mondaine » dans la société huppée du moment –, ne font état à son sujet d’aucune connaissance linguistique autre que le français, ni d’études, ni d’aucun voyage à l’étranger – hormis pour deux cures à Karlsbad et à Glion-sur-Montreux en 1927 – avant celui qui la conduira à Palerme en 1933. On peut donc raisonnablement considérer et conclure de cette vie toute parisienne, dont 23 années se passent dans l’ombre de Raymond Roussel qui a fait d’elle sa compagne officielle – « paravent » de ses relations homosexuelles – depuis 1910, que Charlotte Defrez ne s’exprimait et n’avait besoin de s’exprimer qu’en français (elle s’installera ensuite à Bruxelles dès 1935 où elle décédera en 1968).

Nous voici donc à Palerme le matin du 14 juillet 1933. Charlotte Fredez a découvert son compagnon mort en entrant dans sa chambre vers onze heures. La police et un juge arrivent bientôt sur les lieux. L’enquête va commencer. Elle sera bouclée le soir même et décrétera de manière on ne peut plus expéditive et sans autopsie qu’il s’agit d’une mort par overdose de barbituriques.

Leonardo Sciascia, en 1971, fait paraître un essai sur cette enquête express (essai que republient aujourd’hui les éditions Allia) basée sur les « actes relatifs à la mort de Raymond Roussel », c’est-à-dire sur les interrogatoires effectués ce jour-là à l’hôtel et sur les rapports qui les ont consignés.

Sciascia n’était pas traducteur et c’est peut-être pour cette raison qu’il n’a pas pris ce problème en considération. Mais, dans son essai, il rapporte la déposition quasiment intégrale de madame Charlotte Fredez, tirée des actes dont il s’était procuré une copie – actes qui, par ailleurs, ont aujourd’hui disparu, comme nous l’apprend le journaliste sicilien Antonio Fiasconaro qui s’est repenché sur cette affaire en 2013. Et cette déposition est écrite dans un italien des plus corrects.

La question éthique qui se pose au traducteur de cet essai de Sciascia est la suivante : va-t-il commettre un péché en traduisant de l’italien cette déposition qui n’a certainement pas été effectuée en italien, langue que ne connaissait pas Charlotte Fredez ?

Et cette question en amène une autre que nous aurions aimé poser à Sciascia s’il était encore des nôtres : dans quelle langue a été faite cette déposition, ou encore dans quelle langue a eu lieu l’interrogatoire de madame Defrez à l’Hôtel des Palmes le 14 juillet 1933 ? Ou, enfin, les enquêteurs connaissaient-ils suffisamment bien le français pour comprendre et ensuite traduire la déposition de la compagne de Roussel qui se serait alors exprimée dans sa langue, ce qui semble le plus probable ?

En tout cas, si Sciascia mentionne, dans son essai, les frais rapportés dans les actes pour « manipulation cadavre Roussel » et pour l’intervention du médecin légiste, il ne signale ni la présence sur les lieux d’un interprète ni la moindre traduction orale ou écrite pendant l’enquête. Et, bien qu’il ironise sur l’incompétence présumée du rapporteur de la police qui écrit « rasoir Gilet » au lieu de « Gilette », considérant qu’un policier qui confond un inventeur avec un vêtement n’est certainement pas à la hauteur de mener une enquête criminelle (or Gilet et Gilette se prononcent en italien de la même façon et l’on comprend dès lors l’orthographe « économe » choisie par le rapporteur), force est de constater que la justice et la police palermitaine étaient, à l’époque, polyglottes ou, du moins bilingues, puisqu’elles pouvaient interroger une Française, dans une enquête « internationale », sans l’aide d’un interprète.

Et le traducteur dans cet imbroglio ? Tant pis pour lui, pour son éthique et ses lubies d’hurluberlu : il traduit de l’italien en français, sans autre forme de procès (les actes n’étant plus consultables), la déposition certainement déjà traduite du français par les enquêteurs palermitains et il espère que ses étudiants, qu’il a réprimandés pendant toute sa carrière de professeur de traduction quand ils se permettaient d’agir ainsi, sauront lui pardonner ce grave écart de conduite.

Jean-Pierre Pisetta

(« Jean-Pierre Pisetta, Raymond Rousel en conversation avec son chien et Leonardo Sciascia en pleine revue de presse » photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, traducteur.

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commentaires

4 Réponses pour On ne traduit pas à partir d’une traduction

Marie Sasseur dit: à

M. Pisetta, je lis cela dans votre chronique sicilienne :

« Et, bien qu’il ironise sur l’incompétence présumée du rapporteur de la police qui écrit « rasoir Gilet » au lieu de « Gilette », considérant qu’un policier qui confond un inventeur avec un vêtement n’est certainement pas à la hauteur de mener une enquête criminelle (or Gilet et Gilette se prononcent en italien de la même façon et l’on comprend dès lors l’orthographe « économe » choisie par le rapporteur) »

Ne soyez pas économe en l.

Trouvez le rasage qui vous correspond : Gillette :

« King Camp Gillette, né le 5 janvier 1855 à Fond du Lac et mort le 9 juillet 1932 à Los Angeles, est un ingénieur et homme d’affaires américain, fondateur de la Gillette Company.:

Pisetta dit: à

Je remercie Marie Sasseur d’avoir relevé cette malencontreuse « économie » de « l ».

Highlander dit: à

En fait, c’est faux : on peut parfaitement traduire à partir d’une traduction, à la seule condition d’en trouver une bonne.
Bien sûr, l’idéal ce serait de traduire à partir de la langue d’origine. Mais cela n’est pas toujours possible. C’est vrai que certaines langues peuvent très bien traduire de n’importe quelle autre langue, à savoir l’anglais ou le français. Mais quid d’une petite langue ? Où trouver un traducteur bulgare qui pourrait traduire un roman laotien ? Ou vice-versa ? Alors, si cela ne marche pas pour un seul cas, alors votre injonction ne vaut plus. Les Laotiens ou les Philippins ne peuvent pas attendre de trouver quelqu’un qui connaisse le hongrois pour lire le prix Nobel Kertesz, par exemple. Bref, la littérature est assez généreuse envers celui qui l’aime.

Toinou dit: à

Ça n’est pas parce que c’est parfois la seule solution qu’elle est bonne pour autant. Donc on va le dire : non, ça ne fonctionne pas car le risque de créer des contresens est très important. La polysémies de mots impose des choix de traduction et en cas de re-traduction, il n’est souvent pas possible de savoir quels choix ont été faits au départ.
Le compromis acceptable qui se pratique occasionnellement pour des combinaisons de langues rares est de faire une traduction indirecte et de la faire vérifier par quelqu’un qui, sans être traducteur, connais bien la langue source et la langue cible.

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