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La République des livres
N° 2 La grand-mère de Julien Gracq

N° 2 La grand-mère de Julien Gracq

Par Jacques Drillon

Julien Gracq refusant le prix Goncourt. On le lui donne quand même. Il dit qu’il n’est « pas candidat », et même qu’il est « non candidat ». On lui dit qu’il n’y a pas de candidat au prix Goncourt, et que, par conséquent, il n’y a pas de non candidat ; le prix Goncourt lui est donc attribué d’autorité.
Beaucoup prétendent alors qu’il le refuse par manœuvre publicitaire, qu’il cherche le scandale pour en profiter, et vendre son livre encore mieux.
Autrement dit, il est coincé.

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Les hommes d’affaires, anglophones. Les philosophes, germanophones.

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Cette féministe professionnelle qui prétend qu’il n’y a jamais de femme assise contre la fenêtre, dans le métro, « par peur d’être coincée ».

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Réponse du diable : Je suis celui qui hait.

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Les gens auxquels on ne pardonne rien. Ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils ne font pas, ni ce qu’ils sont, ni ce qu’ils ne sont pas ; aussi peu ce qui leur arrive d’heureux que de malheureux. On ne leur pardonne pas plus leurs qualités que leurs défauts. Quel que soit leur passé, on leur espère le pire des futurs.

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Les 70 millions de jeunes Chinois qui font du piano, dont 20 dans les conservatoires (chiffres 2018).

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Proust, qui, si l’on compte bien, perd trois fois sa grand-mère. D’abord, lorsqu’elle sort des toilettes publiques, dans les jardins des Champs-Élysées, où elle vient d’avoir une attaque :

« Elle m’était maintenant fermée, elle était devenue une partie du monde extérieur, et plus qu’à de simples passants, j’étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, de lui taire mon inquiétude. Je n’aurais pu lui en parler avec plus de confiance qu’à une étrangère. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins, que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n’était pas morte encore. J’étais déjà seul. »

Puis quand la vie la quitte :

« Tout d’un coup ma grand’mère se dressa à demi, fit un effort violent, comme quelqu’un qui défend sa vie. Françoise ne put résister à cette vue et éclata en sanglots. Me rappelant ce que le médecin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. À ce moment, ma grand’mère ouvrit les yeux. Je me précipitai sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient à la malade. Le bruit de l’oxygène s’était tu, le médecin s’éloigna du lit. Ma grand’mère était morte. »

Enfin, un an plus tard, à Balbec, où il était allé avec elle :

« Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. […]
Je me rappelais comme, une heure avant le moment où ma grand’mère s’était penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines, errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier, j’avais cru que je ne pourrais jamais, dans le besoin que j’avais de l’embrasser, attendre l’heure qu’il me fallait encore passer sans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savais que je pouvais attendre des heures après des heures, qu’elle ne serait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrir parce que je venais, en la sentant pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. »

Perdre sa grand-mère trois fois, c’est beaucoup pour un seul homme (surtout si l’on songe que la grand-mère du Narrateur était la mère de Proust dans la réalité). Mais cet homme-là était assez dans ce genre. Un peu triple sur les bords.

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Le cœur, qui sort de son régime « sommeil » quelques minutes avant que notre horloge interne ne sonne le réveil, pour être prêt à l’effort. Cela expliquerait le grand nombre d’infarctus qui se produisent tôt le matin.

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Un des suppléments de l’édition en DVD de Les nains aussi ont commencé petits, de Werner Herzog, intitulé : Échange avec des personnes de petite taille. Si Werner Herzog avait été politiquement correct, il aurait appelé son film « Les personnes de petite taille aussi ont commencé par être un peu plus petites ».

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La seule manière de comprendre le fonctionnement cérébral (mémorisation, commandes motrices, fonctions cognitives, etc.) : étudier les malades chez lesquels il est perturbé ou complètement bloqué.

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Alexandre a fait poum, a fait poum Alexandre !

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Le dentiste qui vous fait mal : « Arrêtez de fermer les yeux comme un malade ! Ouvrez-les ! Vous souffrirez moins… »

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À propos de la controverse sur l’étymologie du mot religion, qui pourrait venir de deux verbes : relegere, recueillir, et au figuré relire, ou religare, relier. C’est cette dernière hypothèse qui est le plus souvent reprise, « pour son intérêt sémantique », dit le Grand Robert. Relire n’a pas d’intérêt sémantique ? Il faudrait demander leur avis aux talmudistes.

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(Suite)
Jean Paulhan évoque une troisième origine possible : relegare, rejeter la faute sur quelqu’un, autrement dit invoquer la « responsabilité suprême de Dieu », écrit-il. Voilà qui est décidément plausible.

j.drillon@orange.fr

(Tous les vendredis à 7h 30)

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Les deuxième et troisième séries (Papiers recollés, Papiers découpés) feront l’objet d’une publication en volume et ne sont plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014).

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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commentaires

7 Réponses pour N° 2 La grand-mère de Julien Gracq

Michel Scognamillo dit: à

Le bonheur retrouvé de ce rendez-vous du vendredi. Pas trouvé le film cette fois, frustration (souvenir de la série Bergman, au moment où je les revoyais à la Cinémathèque ou ailleurs.) Merci d’être là, et de vos deux derniers livres, formidables (le gros comme le mince).

Jacques Drillon dit: à

Votre message aimable appelle une réponse…
La photo vient de « Sabotage » de Hitchcock (1936). C’est le titre anglais. Traduit en français par « Agent Secret », qui n’est par une traduction littérale. C’est la scène de l’aquarium, juste avant qu’un adolescent boutonneux passe devant, et dise à sa copine, pour l’épater: « Après avoir pondu un million d’oeufs, une huître change de sexe. » C’est peut-être vrai, ce que raconte ce garçon, je ne n’ai pas compté.

Nora dit: à

Le rendez-vous tant attendu du vendredi !

Nora Lateau dit: à

Le rendez-vous tant attendu du vendredi !

Michel Scognamillo dit: à

Ah, oui bien sûr. D’après l’étrange roman de Conrad. Oscar Homolka et Sylvia Sidney, je crois. Et la scène « knife… knife… », non ? Ne pas confondre avec « Saboteur »… Gadda a traduit le roman en italien (ou du moins en a signé la traduction, réalisée par une de ses amies). Vivement vendredi prochain.

Michel Scognamillo dit: à

(Est-ce dans « Sabotage » que l’écroulement d’un immeuble est réalisé en tordant un miroir souple afin de déformer l’image ? Souvenirs…)

Michel Scognamillo dit: à

(Non : knife dans « Blackmail »…)

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