de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres
N° 19 La girafe de Sylvie Vartan

N° 19 La girafe de Sylvie Vartan

Par Jacques Drillon

Les sièges de toilettes connectés. Pendant que vous faites, la lunette prend votre pouls, votre tension, votre taux de sucre (dans les urines), votre poids – et transmet les informations à qui de droit, et même à qui de pas droit : on a détecté de nombreuses failles de sécurité dans le système. Les pirates pourraient aussi, s’ils le voulaient, fermer le couvercle inopinément, déclencher la fonction séchage trop tôt, ou vous envoyer un jet d’eau dans le derrière alors que vous n’avez rien demandé.
(Il existe aussi des urinoirs qui projettent un jet d’eau savonneuse à bonne température et au bon endroit, après action.)

*

 Le cocker de Sylvie Vartan, qui s’appelait Molière.

*

Feu son père, qui pourtant s’est éteint.

*

Cette bitte s’appelle un potelet :

En 2013, il y avait environ 355.000 potelets dans Paris. Ils coûtent entre 40 et 90 €, ou beaucoup plus quand ils sont fantaisistes. On ne peut les sceller dans le granit qui forme la bordure des trottoirs : il faut donc les reculer d’une vingtaine de centimètres vers l’intérieur. Ces vingt centimètres sont perdus pour tout le monde. À Bordeaux, on installe pour 20.000 € de potelets par mois. Un responsable explique : « Plus on installe de potelets, plus les gens se garent loin et plus on doit installer de potelets. »
Les aveugles butent sur les potelets, dont la boule supérieure est souvent à hauteur des parties sensibles. Les potelets n’ont pas mal. Il en est de souples, mais ils ne se cassent jamais, même dans Perrette et le potelet.

*

Les Souvenirs de Léon Daudet, antisémite professionnel, néanmoins ami et admirateur de l’ « auteur suraigu » Marcel Proust. Daudet y montre un art du portrait comme il n’en existe plus, chez aucun auteur actuel, pour antiraciste patenté qu’il soit. (Proust en disait dans un article : « Les ressemblances entre Saint-Simon et Léon Daudet sont nombreuses ; la plus profonde me semble l’alternance, et l’égale réussite, des portraits magnifiquement atroces et des portraits doux, vénérants, nobles ; dans les premiers le tour est elliptique, les mots chargés d’une puissance instable entrent en déflagration d’images irrésistibles avec une drôlerie immortellement géniale, que la raison ne connaît pas mais dont l’évidence s’impose et s’imposera toujours à quelque chose qui, sans être la raison, est commun à tous les lettrés. ») Voici par exemple le début du texte que Daudet écrit sur un sombre inconnu, Victor du Bled, « conférencier mondain », et qui ressortit sans conteste à ce premier genre :
« En même temps s’avançait un être long, crevard, noir et plat, cravaté de noir, sur un plastron d’habit gondolé, terreur des cercles de conversation et des salles à manger, tueur de mouches, d’auditrices et d’auditeurs, le conférencier mondain Victor du Bled. Vous connaissez ce haut plumeau juché sur un bâton, à l’aide duquel on enlève au plafond les toiles d’araignée. Tel se présentait l’historien anecdotier des milieux intellectuels et littéraires du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’animal qui a mis la Sévigné en tartines et la d’Epinay en boulettes, le sur-raseur devant lequel s’enfuient les femmes, les enfants, les vieillards. Peine inutile ! Il les poursuit, les accule à un mur, à une table, à un fauteuil. Collé contre eux, genoux contre genoux, coudes dans le ventre, haleine contre haleine, il les étreint, les malaxe, les broie, les arrose d’une salive gluante. Les malheureux succombent, demandent grâce, étouffent, cherchent à fuir. Du Bled, de ses grands bras maigres, les maintient et, de sa grande bouche, les asphyxie. Ils voient repasser, sur leur muqueuse nasale, sortant de l’estomac de Du Bled, mêlés à tous les amas de la cuistrerie, les affreux souvenirs du dîner récent, la gelée colle et la sauce Périgueux, le vol-au-vent plein d’un gaz triste et la timbale aux crevettes ammoniacales. Les jambes de Du Bled étant longues et décharnées, telles que des échasses pantalonnées, certains ont essayé de fuir par le compas. Alors le monstre, se retournant, les repoussait en sens inverse, sur l’autre paroi du salon Buloz. Car il a la tactique de cet appartement, depuis une vingtaine d’années qu’il y fréquente. »

*

La liberté devenue (travestie en) « libertés ». Quand elles sont nombreuses, les libertés, quasi décomptées, numérotées, on peut en supprimer une sans que cela se voie. Tandis que la liberté a je ne sais quoi de massif, de métallique, d’indivisible…
Cette mutation permet de ne point prendre peur de ce qui arrive, et de l’admettre. On ne nous prend qu’une de nos libertés, par exemple celle de manifester. Nous ne parlons jamais de « loi totalitaire », car le totalitarisme a je ne sais quoi de massif, de métallique, d’indivisible…

*

Un dessin de Lefred. C’est un dialogue entre un client et une libraire :
– Le Petit Robert 2019 est paru, je vous prie ?
– Vous voulez dire Le·a Petit·e Robert·e ?

*

Le générique final de The Dreamers, de Bertolucci (2003), qui descend du haut de l’écran au lieu de monter. Erreur ? Parti pris éthique ? Manifeste politique ?

*

La sidération de l’oiseau face au crotale. En lui se joue un terrible conflit cognitif : parce qu’il ondule, le reptile ressemble à un ver de terre, et l’oiseau voudrait bien le manger ; d’un autre côté, il est si gros qu’il serait prudent de prendre le large. Incapable de trancher entre le désir et la peur, l’oiseau ne fait rien, et se fait boulotter par le serpent.

*

Barthes, qui oppose le livre « de plaisir » au livre « de jouissance ». Le livre de plaisir se déroule comme prévu, vous apporte le confort du connu (un roman policier, par exemple, meurtre-enquête-dénouement) : on s’y plonge ou replonge comme on retrouve de vieilles pantoufles. Le livre de jouissance dépasse ce qui était attendu, vous remue, vous remet en question, par son « jaillissement » surprenant.

*

La girafe offerte par Mehemet Ali Pacha, en 1826, à Charles X. Acheminée du Soudan à Alexandrie (3000 km), puis transportée dans la cale d’un bateau, dont on avait creusé le pont pour qu’elle y passe la tête. Accompagnée de trois vaches et deux antilopes, dont elle buvait le lait que tiraient trois Soudanais (pour n’être pas dépaysée). Elle passa l’hiver (en fait, sept mois) dans la cour de la préfecture de Marseille. Fêtes, raouts, visites, la préfète dans tous ses états. Mort de l’antilope femelle, tuée par l’antilope mâle. La girafe fait le voyage de Marseille à Saint-Cloud par la route, à pied, avec six gendarmes, vaches, antilope, mouflons, Soudanais, interprète, charrette de fourrage, graines, et imperméable sur mesure, à capuchon, frappé aux armes du roi de France et du pacha d’Égypte. Tout cela sous la direction anxieuse d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (rhumatismes, rétention d’urine). Quarante et un jours de voyage, à 3,5 km de moyenne horaire. Rues, baptisées en son honneur. Stendhal, qui regarde passer la caravane. Les quinze derniers kilomètres, effectués au milieu des généraux en grande tenue, des dignitaires de l’université en épitoge d’hermine. Audience du roi, avec son cordon bleu, suivi du duc et de la duchesse d’Angoulême, de la duchesse du Berry et de ses deux enfants : les troupes présentent les armes. Émerveillement général et bref. Le roi lui donne à manger des pétales de rose, et retourne à ses chères études.
Geoffroy Saint-Hilaire court se faire sonder à l’hôpital, et la girafe est conduite au Jardin des Plantes.
Plats, assiettes, tabatières, almanachs, girouettes, éventails à son effigie. Pièce de théâtre (La girafe ou Une journée dans les jardins du roy), nouvelle de Balzac, récits de George Sand, Dumas. Visite de Flaubert, et de plus de 600.000 Parisiens pendant les six derniers mois de 1827. Y trépasse en 1845, ayant survécu à Charles X et Geoffroy Saint-Hilaire, à l’âge de 21 ans.

*

Les obsolètes : la poste de la rue du Louvre, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où les retardataires faisaient la queue, vers minuit moins le quart, pour poster leur déclaration d’impôt, leur thèse, tous les documents qui devaient partir avant telle date, « le cachet de la poste faisant foi ».

*

1. La mouvance féministe selon laquelle il ne faut plus faire de différence entre hommes et femmes.
Ainsi, une vendeuse dans un magasin de mode canadien, qui se décrit comme une « bonne petite bisexuelle/montréalaise/tatouée », déplore qu’on en soit encore à diriger « les hommes à droite, les femmes à gauche » dans sa boutique, et combat la « dualité dans l’industrie de la mode ». Marc Jacobs, créateur de mode new-yorkais, milite d’ailleurs pour le port de la jupe et de la robe par les hommes.
2. La mouvance féministe selon laquelle il faut séparer autant que possible les hommes et les femmes.
Ainsi, dans de nombreuses manifestations, les femmes défilent séparément ; aux États-Unis, les « espaces mono-genre » fleurissent, comme au bon vieux temps de la ségrégation raciale ; il s’est ouvert à Paris une « féministhèque », bibliothèque exclusivement féministe ; et tandis qu’on songe à des transports en commun, des piscines et autres lieux, où hommes et femmes sont ou seraient séparés, la ville de Nantes a tenté les trottoirs genrés :
(Nous pouvons observer que la femme est en rouge (pourquoi pas rose !), qu’elle porte une robe, et qu’on la reconnaît à cela !)

*

Les infos à la radio, pendant le petit déjeuner.

*

Jules Renard, qui raconte qu’à la campagne les enfants partent pour l’école avec un vague quignon de pain sec ou une pomme dans la poche alors que leurs parents mangent du saucisson, des légumes, du pain frais ; qu’en hiver ils n’ont rien aux pieds, quand leurs parents ont de grosses chaussettes de laine.

j.drillon@orange.fr

(Tous les vendredis à 7h 30)

Si vous n’avez pas reçu le lien sur lequel cliquer pour accéder à ces Petits papiers, c’est que vous n’êtes pas abonné. Vous pouvez le faire en écrivant à j.drillon@orange.fr, en mentionnant « m’abonner » dans le champ « sujet » ou « objet » du message.
Les deuxième et troisième séries (Papiers recollés, Papiers découpés) feront l’objet d’une publication en volume et ne sont plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014).

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

Comments are closed.