de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 117 La relance du téton

N° 117 La relance du téton

Le « mépris de classe », qui semble ne s’exercer que dans un sens, du haut vers le bas – en tout cas dans l’esprit de ceux qui emploient cette expression. Faut-il supposer que les classes inférieures n’éprouvent aucun mépris pour les supérieures ?

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Sviatoslav Richter, taureau de sexe féminin.

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Les obsolètes : les féroces chaisières du Jardin du Luxembourg, qu’on évitait en prenant le large, mais qui vous couraient après.

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Les chanteuses que la pratique de la musique baroque a déformées. Gosier noué. Elles ne chantent plus, ce qui s’appelle chanter : elles font des sons, l’un après l’autre. Une mélodie est pour elles comme une paroi pour un grimpeur, qui sent une aspérité sous sa main, la teste, assure sa prise, s’y accroche enfin, et passe à la suite. Pour elles, chaque note est à conquérir, une difficulté à résoudre. Qu’elles écoutent Schwarzkopf – ou Aretha Franklin !

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Claudel par Madeleine Renaud. Une manière de parler (élocution, timbre) qui n’existe plus.

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La maison d’Henri Millot, envahie par les bonsaïs. Dans toutes les pièces, mais aussi les couloirs, sur les marches d’escalier, dans la cuisine, les toilettes.

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L’accord marotique : celui qui veut qu’on accorde le participe passé avec le complément direct placé avant l’auxiliaire avoir : la maison que j’ai construite. « Marotique » parce que Clément Marot l’a ainsi chanté :

« Il faut dire en termes parfaictz :
Dieu en ce monde nous a faictz.
Fault dire en parolles parfaictes :
Dieu en ce monde les a faictes ;

Et ne fault point dire en effect :
Dieu en ce monde les a faict,
Ne [ni] nous a faict pareillement,
Mais nous a faictz, tout rondement. »

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(Marot, suite)
Ses deux épigrammes, sur le « beau tétin » et le « laid tétin ». Le premier :
« Tétin qui fais honte à la Rose
Tétin plus beau que nulle chose
Tétin dur, non pas Tétin, voire,
Mais petite boule d’Ivoire,
Au milieu duquel est assise
Une Fraise, ou une Cerise
Que nul ne voit, ne touche aussi,
Mais je gage qu’il est ainsi:
Tétin donc au petit bout rouge,
Tétin qui jamais ne se bouge,
Soit pour venir, soit pour aller,
Soit pour courir, soit pour baller;
Tétin gauche, tétin mignon,
Toujours loin de son compagnon… »

Et le second :

« Tétin qui n’as rien que la peau,
Tétin flac, tétin de drapeau,
Grand’tétine, longue tétasse,
Tétin, dois-je dire : besace ?
Tétin au grand bout noir
Comme celui d’un entonnoir,
Tétin qui brimballe à tous coups,
Sans être ébranlé ni secous [secoué].
(…)
Tétin grillé, tétin pendant,
Tétin flétri, tétin rendant
Vilaine bourbe en lieu de lait,
(…)
Tétin, ce cuidé-je [pensé-je], emprunté
Ou dérobé en quelque sorte
De quelque vieille chèvre morte.
(…)
Tétin, boyau long d’une gaule,
Tétasse à jeter sur l’épaule
(…)
Quand on te voit, il vient à maints
Une envie dedans les mains
De te prendre avec des gants doubles,
Pour en donner cinq ou six couples
De soufflets sur le nez de celle
Qui te cache sous son aisselle.
(…)
Tétin de laideur dépiteuse,
Tétin dont Nature est honteuse,
Tétin, des vilains le plus brave,
Tétin dont le bout toujours bave,
Tétin fait de poix et de glu,
Bren, ma plume, n’en parlez plus ! »

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Les gens qui mettent leur sucre dans la tasse avant d’y verser leur café, et non après. Il paraît que ça ne donne pas le même goût.

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Personne ne sait
Pourquoi il est plus long de refroidir un bain trop chaud que de réchauffer un bain refroidi.

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La généralisation des « relances », à la radio. En quelques mois, il est devenu impossible d’entendre un chroniqueur, un journaliste, lire son texte sans qu’il soit interrompu par des questions, posées toutes les vingt secondes. Le monologue, comme le plan fixe, est du monde d’avant. N’importe qui peut donner la réplique, comme au cours Simon : l’animateur de l’émission précédente, celui de l’émission suivante, le journaliste d’à côté, le balayeur. Celui qui vient de parler de l’ipséité dans l’œuvre de Sartre sert ses relances au journaliste qui traite des déchets plastiques refusés par la Chine.
Chaque relance est prête, et suivie d’un assentiment.
– Mais la Chine trouve-t-elle un intérêt à refuser ces déchets ?
– Bien sûr, chère Chloé. Et même un intérêt capital !
Ou bien :
– Mais ce n’est pas aussi simple que cela, n’est-ce pas ?
– Eh non, Nicolas, car tout est compliqué dès qu’il s’agit de la Chine.
Comme si Racine avait entrecoupé le récit de Théramène d’interventions du hallebardier :

 Théramène

L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d’écume, un monstre furieux.

Hallebardier

Son front large ?

Théramène

                           … est armé de cornes menaçantes !
Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes !

Hallebardier

Indomptable taureau ?

Théramène

                                        Dragon impétueux !
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit

Hallebardier

                                      …ce monstre sauvage !

Théramène

La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;
Le flot qui l’apporta recule !

Hallebardier

                                               Épouvanté !

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La jeune fille à ses amis, autour d’une table de café : « Vous savez pas quoi ? Ma mère, ce qu’elle lit, vous devinerez jamais. Non mais allez-y, dites des noms. Oh c’est pas la peine vous trouverez jamais. Elle lit du Voltaire ! J’y crois pas ! Et sans se cacher ! Elle est trop ! Du Voltaire ! Elle est complètement louf ! Mais on lit pas ça après la troisième ou la seconde ! Déjà qu’elle était frappée d’alignement, ma daronne, mais elle est complètement retombée en enfance. »

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Michel Serres, qui remarquait qu’il y avait infiniment moins d’inscriptions en allemand dans Paris sous l’Occupation qu’en anglo-américain dans le Paris d’aujourd’hui. Nous sommes passés, et de notre propre chef, de l’Occupation à la colonisation.

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Les obsolètes : Le m’as-tu-lu, remplacé par le m’as-tu-vu.

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Les études d’un séminariste : sept ans.

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#balançonsduschubert

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Le Muray de la semaine

« 16 février. Certaines de mes journées sont invisitables, même par les phrases de mon Journal. L’ennui qui y règne me conseille de les laisser fermées, noires, poussiéreuses, silencieuses, inexistantes, sans lignes, sans mots. Ce sont des jours d’après la fin de la Littérature, des suites d’heures effondrées, sans paragraphes, sans musique. »

(Ultima necat, t. IV)

j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis à 7h 30)

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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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