de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 51 Caravage père et fils

N° 51 Caravage père et fils

Par Jacques Drillon

La trentaine de duels de Laurent Tailhade, à l’épée et au pistolet.

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Les juifs et les chrétiens d’Alsace, qui pendant des siècles se sont partagé les mêmes lieux de culte.

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L’indemnisation d’une victime d’accident aux États-Unis, négociée à la baisse par les assureurs, à la hausse par les avocats adverses (qui prennent dans ce cas 40% des sommes obtenues). Elle varie dans une proportion considérable (de 1 à 50) selon que la victime était saine ou malade, riche ou pauvre, citadine ou rurale, blanche ou noire, sportive ou sédentaire, fumeuse/alcoolique ou non, jeune ou vieille, mariée ou seule, avec ou sans enfants, en âge ou non de procréer, tuée par une limousine ou une vieille camionnette, fidèle ou volage, avec des amis ou non, active ou non dans sa communauté, dévouée à sa famille ou non, avec ou sans casier judiciaire… Une veuve jolie obtient plus qu’une moche ; et si sa sexualité était particulièrement exigeante et satisfaisante (enquête à la clef, interrogatoires, témoignages), elle obtient facilement 300.000 dollars de plus. Un brûlé vaut plus qu’un étouffé, un enfant qu’un adulte. Une mère au foyer décédée dans un accident accomplissait des tâches ménagères qu’il faut évaluer et indemniser (calcul de prix du ménage, des courses, de l’éducation des enfants). Pour un même accident d’avion, le bénéficiaire obtient de 1 à 17 millions de dollars, selon qu’il répond à tel ou tel critère. Dans l’attentat du World Trade Center, la veuve d’un jeune homme d’affaire blanc et sportif pouvait toucher 10 millions, le fils d’une vieille balayeuse noire, seule et malade, 300.000, ou moins.

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– Il y a quatorze anges autour de la Vierge, dans le triptyque du Maître de Moulins.
– Pourquoi quatorze ?
– Parce que je les ai comptés.

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L’école de commerce qui a imaginé une fausse campagne publicitaire sur le thème des EHPAD. C’était pour un site censé organiser l’exil des vieux dans des maisons de retraite à l’autre bout du monde, pour pas cher. Le site disait : «Détendez-vous et oubliez-les !» Un client témoignait : « J’ai enfin commencé à vivre ma vie. J’ai pu m’acheter une voiture avec les économies réalisées en envoyant mon père, atteint de Parkinson, au Mexique. »

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Les boîtes de chocolats qui font semblant de contenir deux étages.

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La société Hermès, qui fait des pubs pour des baskets.

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La passion de Sarkozy pour le billet de 500 €. Sa frustration quand on a décidé de le supprimer.
Ce billet, on l’appelait le « Ben Laden » : mise au goût du jour de l’Arlésienne, dont on parle beaucoup mais qu’on ne voit jamais.

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Le soin extrême qu’il faut mettre à découdre les infâmes crocodiles Lacoste sans faire de trous. Le fil, extrêmement mince, est de la même couleur que le tissu sous le crocodile dégueulasse, et il est souvent doublé d’un autre fil de nylon transparent, plus mince encore. Pourtant, on y arrive. Et l’on fait collection de crocodiles ignobles qui se bouffent le cul – ce qu’ils ont de mieux à faire :

 

Plus généralement, la difficulté à trouver certains objets, comme un portefeuille, une sacoche, une valise, dépourvus de marque apparente, plus ou moins énorme.

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(Suite)
Les machines réglées pour fabriquer de faux crocodiles Lacoste, brodés dans la masse même du tissu. Exploitation élémentaire et logique de la bêtise.

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La « majorité sexuelle » (ou assimilée), qui ne cesse de monter ; la majorité pénale, qui ne cesse de baisser.
(Au même âge, une personne est incapable de donner son « consentement » à un acte sexuel, parce qu’elle est trop jeune, mais peut être reconnue responsable pénalement parce qu’elle est « capable de discernement ». Un mineur de 13 ans peut être mis en garde à vue.)

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Les obsolètes : le bulletin de météo marine sur France Inter. Avis de grand frais sur Dogger, Forties, Viking…

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Paulhan et Ponge fouillant dans les poubelles de Valéry pour y trouver quelque brouillon à revendre aux marchands d’autographes.

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Les barbus qui ne cessent de tripoter leur barbe, en lisant, en conduisant, en parlant.

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Caravage tuant, un dimanche soir à Rome, un homme qui l’avait provoqué, un de ces « banditi della vita ».

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(Caravage, suite)
Son autoportrait dans la tête coupée de Goliath, que tient un David dont le visage est celui de son fils.

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(Dernière minute)
« Je ne laisserai personne dire qu’il y a eu du retard sur la prise de décision s’agissant du confinement » (Edouard Philippe).
Il paraît que certains individus entendent se passer de son autorisation.

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(Dernière minute)
Pierre Benichou est mort.

Je me souviens de ses blagues, souvent très drôles, et de ses imitations. Il faisait un Yves Montand indescriptible, ce qui m’évite d’avoir à le décrire.

Je me souviens de son hommage à Serge Lafaurie au Père-Lachaise, qui m’avait épaté. Il avait dit : « Il cachait sa beauté, comme s’il l’avait volée. » « Il était si poli qu’il montait les étages à pied, pour ne pas déranger l’ascenseur. » « Je passe la moitié de ma paie à m’habiller chez les meilleurs faiseurs, mais à côté de lui et de ses guenilles, j’avais toujours l’air d’un croupier. » « Tu es parti avant nous, ce qui n’arrivait pas souvent au journal. »

Je me souviens de son geste à peine détourné pour sniffer une petite cuiller de cocaïne pendant un déjeuner de travail où l’on était dix à le voir faire, Jean Daniel compris. (Je me rappelle avoir souvent pensé qu’il avait un nez fait pour ça, comme Horowitz, auquel d’ailleurs il ressemblait beaucoup.)

Je me souviens qu’il était arrivé en retard à une réunion de chefs, à laquelle j’assistais je me demande pourquoi. Il était excité au possible (coke?), et sans réfléchir avait ordonné à Catherine David de lui céder sa chaise. Elle l’avait proprement étrillé, devant tout le monde, avec une violence qui m’avait presque fait bander.

Je me souviens des fables de La Fontaine qu’il récitait.

Je me souviens qu’il m’en voulait de faire des mots croisés trop difficiles pour lui.

Je me souviens d’avoir toujours été mal à l’aise en sa présence, comme se sent un universitaire face à un self made man.

Je me souviens d’ailleurs d’avoir pensé que Jean Daniel l’aimait comme François Mitterrand Bernard Tapie.

Je me souviens de sa mémoire indécente. De Jean Daniel ou de lui, lequel était le plus profondément atteint d’hypermnésie ? (D’ailleurs le « Nouvel Observateur » abritait la plus grande concentration d’hypermnésiques de tout Paris.)

Je me souviens qu’il faisait la sieste assis à son bureau, et que ce n’était pas beau à voir.

Je me souviens qu’il fallait se rouler à ses pieds pour qu’il consente à écrire une ligne. Il s’était fait une spécialité des nécrologies, articles uniques par définition.

Je me souviens qu’il prétendait qu’il n’y avait plus de poésie depuis Aragon, que c’était fichu. Je lui avais répondu qu’il le pensait parce qu’il n’en lisait plus. Vexé, le mec, vexé à mort. Ne m’a plus parlé pendant des mois. « Petit con », pensait-il en me croisant.

Je me souviens de l’avoir entrevu un soir à la télévision. Il était triste, parce que d’autres gens parlaient. Qu’allait-il faire dans cette galère ?

Je me souviens qu’il mesurait au moins deux mètres, ou trois, peut-être plus.

Je me souviens de ses mocassins italiens à je ne sais pas combien, et à pompons.

C’est tout.

j.drillon@orange.fr

(Tous les vendredis à 7h 30)

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Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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