Plus d’une langue
Je voudrais dire un mot de notre intention initiale, car elle est en phase avec le souci de la langue, et de la langue française, propre à l’Académie. C’est très simple : ni globish ni nationalisme.
Nous voulons contribuer à fabriquer une Europe résistante, qui refuse de s’en tenir à cette non-langue de pure communication qu’est le global English, dont les principales œuvres sont les dossiers de demandes de subvention, ces« soumissions » que classeront des « experts à haut niveau ». Nous refusons que nos langues, celles que nous parlons, le français, l’anglais lui-même (celui de Shakespeare, d’Emily Dickinson ou de Churchill), deviennent de simples dialectes, à parler chez soi — et encore, puisqu’il semble qu’on doive le parler de moins en moins dans nos grandes écoles !
La singularité d’une langue, la force de son génie ne conduisent pas à la fermeture sur soi de cette langue ni du peuple qui la parle. Ce serait là faire le lit du pire des nationalismes
Mais nous nous opposons tout aussi fermement à la hiérarchie des langues et à leur prétention autoproclamée à un génie supérieur. L’allemand n’est pas une langue « authentique », « enracinée dans un peuple et dans une race », comme disait Heidegger. Le français n’est pas davantage, « par un privilège unique », naturellement universel, « tout raison » comme disait Rivarol, non plus « langue française » mais « langue humaine »… La singularité d’une langue, la force de son génie, la richesse de ses œuvres ne conduisent pas à la fermeture sur soi de cette langue ni du peuple qui la parle. Ce serait là faire le lit du pire des nationalismes. Il faut soutenir avec Umberto Eco que « la langue de l’Europe – et peut-être la langue du monde –, c’est la traduction ».
Voilà pourquoi je préfère aujourd’hui le pluriel « plus d’une langue ». C’est une devise de philosophe, « économique comme un mot d’ordre », que j’emprunte à Jacques Derrida. Il l’a utilisée pour définir la « déconstruction », qui lui servait à défaire les évidences, dont celles de l’histoire de la philosophie. C’est elle qui figure sur mon épée. Que veut dire cette devise appliquée à notre langue, la langue française ?
A l’horizon se profile le château de Villers-Cotterêts, future cité de la langue française, implantée dans l’un des territoires où le taux d’illettrisme est le plus élevé. « Plus d’une langue », c’est faire entendre qu’à l’intérieur de lui-même, le français est multiple, divers. Il provient d’autres langues, compose des éléments venus d’ailleurs. Il évolue avec l’histoire, se réinvente avec la géographie. Ce « plus d’une langue » conduit de l’étymologie et de la grammaire aux emprunts et aux assimilations ; il mène aussi des terroirs et des régions à quelque chose comme une langue-monde.
On ne dira jamais assez l’importance, pour la France et pour le français, des langues parlées en France, toutes ; ni l’importance de la francophonie, des étudiants qui viennent étudier en France et en français. A cause de la hausse différentielle des droits d’inscription, j’en connais déjà quelques-uns, cette année, qui vont bon gré mal gré parler anglais en Chine. Mais, heureusement, le Conseil constitutionnel vient d’en décider autrement. Nous sommes, je crois, à un tournant : nous vivons un moment où les jeunes Chinois quant à eux, les Indiens sans doute aussi, désirent une alternative, une troisième voie entre la globalisation anglo-saxonne et leur propre civilisation-langue immémoriale. Un troisième point d’appui, un troisième pied ? Eh bien le français, la francophonie, précisément…
« La langue française n’est pas hors du temps, comme une essence fixe ou figée, elle a tout le temps. A nous, cohorte non close, de la servir au mieux »
Mais « plus d’une langue », c’est signifier aussi, depuis le dehors, que le français est une langue« entre autres », parmi d’autres. Pour parler une langue et pour savoir que c’est une langue que l’on parle, il faut en parler, ou en flairer, plus d’une. Plus d’une langue en Europe, et plus d’une langue dans nos classes. C’est là que la traduction, savoir-faire avec les différences, travail entre les cultures, arrêt« entre », est une pratique qui s’impose. Avec hospitalité et patience.
Voilà pourquoi, dans cette perspective, le Dictionnaire de l’Académie me paraît si désirable. Il est ouvert à la langue comme flux, comme « energeia », dirait Humboldt. L’immortalité de la langue, et notre tâche d’académiciens telle que je l’entrevois, c’est de faire en sorte que le Dictionnaire recommence quand il s’achève, que nous acceptions d’être pris, entre la norme et l’usage, dans le flux du temps. La langue française n’est pas hors du temps, comme une essence fixe ou figée, elle a tout le temps. A nous, cohorte non close, de la servir au mieux.
Je ne peux pas m’empêcher de penser, mais c’est sans doute encore un préjugé, qu’il est plus facile d’épouser la diversité, le pluriel et le temps quand on est une femme – je veux dire : avec le côté femme de nous-mêmes. Plus facile de prendre ses distances avec l’Un, la Vérité, la Raison, la Pensée, l’Universel, plus facile de croire moins quand on est une femme. Nous avons été si longtemps privées de philosophie et de politique, depuis la Grèce jusqu’à la génération de ma mère qui, jeune, ne votait pas et n’avait pas de chéquier. C’est cela qui a changé. L’Académie, un monde d’hommes, fait par des hommes pour des hommes, s’ouvre. Nous avons un secrétaire perpétuel femme. Nous sommes déjà cinq. Qu’est-ce qui va changer encore ? Se pourrait-il que l’immortalité soit, de plus en plus, en prise avec cette « chancelante équivocité du monde », qui pour Hannah Arendt caractérise la condition humaine ?
(extraits de son discours du 17 octobre lors de sa réception à l’Académie française)
2 Réponses pour Plus d’une langue
madame, c’est une très belle idée d’avoir gravé la parole de Derrida sur votre épée; qu’elle vous protège et continue de vous « inspirer » dans votre oeuvre et vos combats où elle gagnera la célébrité de
Malourène et sainte Fabeau d’APOLLINAIRE
j’ai vu une photo de vous, madame, où vous présentiez l’épée:on peut lire en pointillés le début de la phrase de Derrida et lidole est superbe ; P.Assouline aurait dû la préférer pour qu’elle partage avec vous l’honneur
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