J’ai toujours voulu traduire « Le Maître et Marguerite »
Grâce à la traduction pionnière de Claude Ligny, Le Maître et Marguerite a été connu, et reconnu, dès 1968 en France. Son texte, partant d’une édition fautive, a par la suite été complété et amendé par Marianne Gourg, qui a conservé la belle introduction de Sergueï Ermolenski, l’un des amis les plus fidèles de Boulgakov (lire ici l’analyse de Georges Nivat).
J’ai toujours voulu le traduire. C’est un texte qui est entré dans ma vie très tôt. Ma mère a fait partie de ces lecteurs passionnés qui, ayant réussi à se procurer un exemplaire de cette fameuse première édition, n’a eu de cesse que de l’offrir à amis, en étudiant, grâce à de l’édition parue en Allemagne qui les avait notées en italiques, les coupes faites par la censure soviétique. Ces livres ont accompagné mon enfance comme des talismans et je revois mon père lisant, en russe, le roman de Boulgakov (c’est le seul roman russe qu’il ait lu en russe). Je me souviens de ses conversations avec certains de ses amis, à propos de ce livre, des longues heures passées à comparer leurs interprétations.
Lors de ses obsèques, c’est un passage du Maître et Marguerite que ma mère a choisi de lire, et, après mon travail sur Dostoïevski (qu’on pense aux Karamazov, au poème du Grand Inquisiteur et aux conversations d’Ivan avec le diable), sur Gogol, Griboïédov, Lermontov et Pouchkine, je m’étais promis de donner une traduction du roman tel qu’il avait été pour lors été établi. La traduction du Maître et Marguerite était bien l’aboutissement de tout mon travail de traducteur de la littérature russe. Mais il fallait attendre que les droits soient libres et lorsque j’en parlais aux éditions Actes Sud, on me répondait que le roman n’était pas dans le domaine public.
Bien des années plus tard, au détour d’une conversation, exposant ce projet sans fin remis et dont, finalement, je commençais à faire mon deuil, j’ai appris avec stupeur que les droits étaient libres. Et les responsables des éditions inculte, Jérôme Dayre et Alexandre Civico, m’ont dit qu’ils me commandaient cette traduction. Étais-je capable de la mener à bien ? Je m’étais lancé dans cette entreprise sans réfléchir, et il s’agissait d’un texte d’une incroyable complexité. Or, je n’étais pas au bout de mes surprises car, immergé depuis quelques mois dans le texte de Boulgakov, j’ai appris qu’une nouvelle traduction due à Françoise Flamant était parue dans la bibliothèque de la Pléiade, et qu’elle venait d’être reprise en collection Folio. La sagesse commandait d’abandonner : la traduction de Françoise Flamant, une des grandes spécialistes de la littérature russe (et surtout de Tourguéniev), était remarquable et ses notes constituaient un apport décisif à la connaissance de Boulgakov en France.
Cependant, Jérôme Dayre et Alexandre Civico m’ont incité à ne pas renoncer. D’une part, il était clair que je ne lisais pas tout à fait le même texte. Toute une génération a communié dans l’adoration de ce roman qui signifiait la résistance à la dictature, et la joie de la vie, le plaisir de l’ironie comme symbole de la liberté gagnée, et c’était aussi ce qu’il fallait faire passer. D’autre part, ce côté blagueur, cette jubilation envers et malgré tout, venait aussi du fait qu’il s’agissait d’un texte écrit par un homme de théâtre, d’où la vivacité des dialogues, et les doubles sens, d’où aussi la nécessité de traduire ceux des noms qui, dans la tradition de Gogol (et, bien plus largement, de toutes les comédies depuis Aristophane), avaient un rôle à jouer dans la trame du texte. La tradition française veut que l’on place des notes en bas de page pour expliquer que tel nom veut dire telle chose, mais si le texte est fait pour être compris immédiatement et surtout s’il est mis en jeu pour un public, sinon en proposer une traduction ?
Même si Le Maître et Marguerite est à présent un texte classique, ce n’est pas un texte académique. Je me suis efforcé de traduire au plus près du rythme, en en respectant aussi scrupuleusement que possible les répéti- tions, même lorsqu’elles peuvent apparaître comme des lourdeurs. Surtout, j’ai (avec l’aide de Françoise Morvan sans qui jamais je n’aurais pu mener cette traduction à bien, tant elle a lu, relu et proposé des solutions) voulu rendre sensible cette joie et cette immense tristesse que j’éprouve à lire ce palimpseste de la littérature russe, cette envolée grandiose d’un homme qui a su rester libre, au prix même de sa vie.
(extrait de la préface à la nouvelle traduction du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov par André Markowicz et Françoise Morvan, qui vient de paraitre aux éditions Inculte (552 pages, 22,90 euros)
(« André Markowicz et Mikhaïl Boulgakov » photos D.R.)