Esprit de Racine, es-tu là ?
Cela faisait un certain temps que l’on n’avait entendu à l’issue d’une pièce un concert si dissonant d’applaudissements, d’éclats de rires et de huées. C’était hier soir à Paris, au théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, pour Bérénice. Le pauvre Racine n’y était pour rien ; heureusement pour lui, il était absent, mais totalement. L’interprète quasi unique Isabelle Huppert non plus qui aurait pu le rejoindre au rang des victimes à ceci près qu’elle au moins était consentante. Romeo Castellucci, le metteur en scène et « concepteur » de ce spectacle créé le mois dernier à Montpellier, est le seul coupable et responsable. Du meilleur comme du pire. C’est à lui qu’il faut éventuellement en vouloir de nous avoir volé une heure et quarante minutes de notre vie.
Cinq actes par sa seule voix. Audacieux pari, ambitieux parti pris et pourquoi pas ? Sauf que le bout à bout de ces monologues ne permet absolument pas de savoir de quoi il en retourne, d’où elle vient, ce qu’elle veut eu juste et quels sont les enjeux. Plaignons les jeunes qui découvraient Béré hier soir. Ils seront dédommagés du voyage par la scénographie éblouissante ; pour un peu, aidée par la musique, elle envoûterait.
La Bérénice de Racine est une merveille sans égale. Je le dis au présent bien qu’elle soit de 1670. Inentamée par les âges, sa beauté résonne comme au premier jour. Encore faut-il l’entendre. Anticipant sur son inaudibilité, la direction du théâtre propose des casques pour les mal-entendants. La voix de la comédienne est amplifiée par un vocodeur, appareil analysant les composantes spectrales de la voix pour en produire un son synthétique ; mais comme elle se déploie de manière interrompue sur un tapis sonore assez envahissant de l’électroacousticien Scott Gibbons, « figure de proue du dark ambient et et de la micromusique« , cela aboutit à l’effet précisément recherché par Castellucci : le fameux « brouillard de mots » cher à Roland Barthes (voir son Sur Racine) chaque personnage évoluant dans un halo visuel et une bouillie sonore qui le rend indistinct. L’acoustique en est insupportable. Le fait est qu’avec ou sans casque, sans être bouchés à l’émeri, on n’y comprend rien. On glane bien des mots par-ci par-là, mais c’est un miracle si l’un des 1506 alexandrins nous parvient dans son intégralité. Un comble alors que si on est là, c’est avant tout pour le bonheur d’entendre la langue de Racine, d’écouter sa musique intérieure même si le force d’attraction d’Isabelle Huppert, « synecdoque de l’art du théâtre mondial (?)… actrice définitive (?)… chargée d’exprimer l’hardcore du théâtre » ( ?) selon le metteur en scène (il doit sacrément l’aimer), joue aussi. Même s’il est précisé qu’il s’agit d’une Bérénice « d’après Jean Racine », c’est dans ce spectacle que l’on a le plus de chance de le trouver absent.
Ce n’est pas la première fois que le metteur en scène italien fait un sort au théâtre classique. Plutôt que de servir les auteurs, il les met à son service, les instrumentalise en les asservissant à son projet esthétique jouant sur la provocation, l’outrance, l’intensité. Sachant que Romeo a l’habitude de castellucciser les œuvres (Jules César, Hamlet, Orestie, La Divine comédie) convoquant tous les arts et toutes les techniques loin de toute reconstitution historique, on ne s’attend pas à ce qu’il respecte Bérénice à la lettre. Même pas l’esprit, au moins ? C’est un revisiteur de chefs d’œuvre jugés assez inactuels pour être nos contemporains. De son propre aveu, le théâtre grec n’est pas sur sa table de chevet. Il n’en est pas moins curieux.
« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,/ Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?/ Que le jour recommence et que le jour finisse,/ Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,/ Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?/ Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !/ L’ingrat, de mon départ consolé par avance,/ Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?/ Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. »
S’il s’est emparé de Bérénice, alerté par l’urgence de donner à voir et à entendre une autre sensibilité, c’est dans la perspective de faire mieux que ses prédécesseurs, disons de Maurice Escande à Muriel Mayette en passant par Roger Planchon, Klaus Michaël Grüber, Lambert Wilson, Jean-Louis Martinelli, lesquels, selon lui, ont tous lamentablement échoué dans cette mission impossible. Alors quoi, échouer encore, échouer mieux ? Sur ce plan-là, c’est réussi. Il en fait une œuvre retenue, empêchée, bloquée, figée et… obscure tant il est convaincu que la fameuse clarté racinienne n’est pas celle que l’on croit : en vérité, elle pleine d’ombres ce que qu’accentue le filet tamisé tendu de haut en bas entre le public et la troupe. CQFD. Sans attendre la démonstration, au bout de dix minutes et régulièrement jusqu’à fin des spectateurs ont quitté la salle bondée.
Il pleut des dispositifs de partout, sonores ou plastiques. Des spectres, des revenants, des fantômes rôdent sur la scène. A un moment, on se félicite de voir enfin une pièce de théâtre où les comédiens ne se sent pas obligés de se balader dans le plus simple appareil. Las ! A mi-chemin du spectacle, alors que les sénateurs romains glabres et squelettiques vont et viennent torse nu, ne voilà-t-il pas qu’ils se mettent tous à poil, exhibant leurs attributs sans que l’on en devine la nécessité. Titus, empereur de Rome, et Antiochus, roi de Commagène, sont réduits au statut de figurants. Ils sont bien là sur scène mais n’ont pas la parole. Mais pourquoi le radiateur en majesté, instrument de la solitude ontologique de la comédienne ? Pourquoi la machine à laver (il y a bien un hublot mais rien ne s’y passe, comme sur la scène ) ? Et pourquoi la queue et les oreilles des sénateurs romains ? Bref, pourquoi le Brésil.
« Je l’aime, je le fuis; Titus m’aime, il me quitte » (acte V, scène VII)
La comédienne, au centre du chaos et du typhon, est parée avec un grand raffinement (les robes sont signées Iris van Herpen). Bien le moins pour du radical chic. Encore que rien n’est suspect comme ce qui se donne pour radical, adjectif dont le metteur en scène use et abuse dans sa présentation. Le tout manque de transcendance. Où est passée la tristesse majestueuse que Racine prêtait à la reine de Judée ? Qui ça ? Ah oui, on avait fini par l’oublier sous le déluge d’effets spéciaux, l’amoureuse de Titus que l’empereur renvoya de Rome inuitus inuitam, malgré lui et malgré elle et, avouons-le, malgré nous. De quel amour blessés nous mourûmes aux bords de la scène du Théâtre de la Ville, ô mânes de Sarah-Bernhardt, où nous fûmes laissés et même abandonnés au seuil d’un réel autrement plus tragique, celui du métropolitain.
A la fin, Bérénice s’en va croit-on, mais non, elle se retourne et, s’en prenant au public qui ne lui avait pourtant rien fait, lui hurle trois fois en pleine figure « Ne me regardez pas ! », son vocodeur achevant nos tympans une fois pour toutes, avant qu’une voix d’outre-tombe le répète à nouveau pour les mal-entendants. On se dit que c’est fini mais non, encore quelques effets stromboscopiques dans un déluge de sons. Pourquoi ? On ne le saura pas non plus. La pièce est à l’affiche à Paris jusqu’au 28 mars avant de partir en tournée à travers l’Europe. Après cette première performance de l’année olympique, on peut s’attendre à un dépôt de plainte du Racine club de France.
(Photos Alex Majoly et Jean-Michel Blasco)
1 012 Réponses pour Esprit de Racine, es-tu là ?
« Les exorcistes catholiques mettent en garde contre les dangers de l’occultisme et de l’invocation d’esprits tous azimuts. »
J’ai connu un exorciste. C’était l’oncle d’un curé avec qui je faisais parfois des ascensions du Mont Rose… peu importe. Ils étaient le petit neveu et l’arrière petit neveu du poète Ragazzoni, connu pour avoir dédié quelques vers au ténia, et ça aussi importe peu… ou rien aux fins de l’exorcisme. Il exerçait à Boca, l’exorciste pas le curé, lieu renommé pour sa basilique mineure (sanctuaire du saint crucifix), mais surtout pour son vin que déjà 1300, un chroniqueur de Novara, décrivait comme « réputée depuis l’Antiquité », car il semble que ce soit dans cette zone que les Romains ont plantée les premiers pieds de vigne à nord du Pô. Il s’agit d’un cépage Nebbiolo (le même que le Barolo et le Barbaresco)… ça aussi importe peu. Bref, j’ai parlé à cet exorciste de la question de la possession et sa réponse était à la fois réconfortante et étonnante : « L’amélioration des conditions de vie et l’attention portée par la psychologie aux question sociales ont fortement limité l’hystérie et donc allégé ses journées à lui par rapport à celles de son prédécesseur. Bref, parler de démon est toujours déplacé ».
Hé bé jazzi, quel beau garçon alors !
je sais qu’en cas d’alerte nous allions dans la crypte de Saint Victor.
lmd
Certes, lorsque nous sommes de l’autre côté du Vieux Port.
Moi je vous parle de La Cabucelle, 15ème arrondissement, Marseille, quartiers nord.
Jazzi
Seconde photo, vous avez vraiment le type italien !
Hey, je connais Murray Head
https://youtu.be/pP4ypM_NCEQ?feature=shared
💪
J’ai ri, tellement Jazzi à la suite et fin de votre récit !
Troisième photo superbe. Au premier rang, celui de gauche, on dirait mon père, mais qui était encore plus beau que celui-là.
Pas étonnant que ma mère ait craqué !
Merci, rose.
Celui de gauche, un passionné d’archéologie, qui venait de Dordogne.
Après les classes, j’ai retrouvé des garçons plus âgés et cultivés…
Le service culture et communication ce n’était pas forcément la chambrée Jazzi ?
Est-ce que vous êtes restés en contact avec certains d’entre eux ?
Oui, nous étions ensemble dans la chambrée également.
Non, aucun contact à ma sortie.
Jazzi, ton texte est vraiment bien. Jen ne comprends pas qu’on vienne te chipoter sur une prose aussi précise, équilibrée, et élégante.
Merci, Paul.
Che bello raggazo! Jazzi!
je n’écris pas aussi je serais bien incapable de vous adresser quelque critique que ce soit mais votre prose se lit bien pour cette page du journal ( contrairement à ce que vous relatiez de votre première fois sur le pont du bateau).
C’est gentil, B.
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