de Pierre Assouline

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La République des livres

La musique de chambre de Joyce

Par ROBERT BLOOM

L’histoire mouvementée de l’Irlande, largement conditionnée par ses rapports avec la puissance
coloniale britannique, a donné aux liens entre poésie et politique une intrication et une pertinence
particulières. Qu’on en juge par les deux exemples qui suivent: trois des chefs nationalistes qui
saisirent avec leurs troupes d’irréguliers les principaux points stratégiques de Dublin lors du
soulèvement de Pâques 1916, Patrick Pearse , Thomas MacDonagh et Joseph Mary Plunkett
étaient des poètes accomplis; William Butler Yeats, le plus grand des poètes irlandais, prix Nobel
de littérature en 1923, après avoir assisté de Londres aux violents soubresauts qui allaient porter
sur les fonts baptismaux la naissance de l’Etat Libre d’Irlande en 1922, devint sénateur du nouvel
état la même année ; l’actuel président de la République d’Irlande, Michael D.Higgins est un
poète respecté.

En Irlande, lorsqu’elle est plus ou moins directement liée à la politique, la poésie est avant tout
nationaliste, voire gaélicisante, comme chez Pearse. Il est peu de d’aèdes qui chantent les
bienfaits de l’union avec la Grande Bretagne et célèbrent l’irlandité de la langue anglaise. Dans un
pays où « tout est politique », le désintérêt pour la politique est lui-même éminemment politique.
Et si la poésie est lutte, le poète est aussi un lutteur.

Qu’en est-il des rapports entre Joyce et cette conception de la poésie basée à la fois sur le
nationalisme et l’engagement (ou le non-engagement) des mots et des corps.
Dans Ulysse, le personnage du « citoyen », modelé sur Michael Cusak, fondateur de l’association
athlétique gaélique (GAA) est un nationaliste républicain gaéolophone qui prend violemment à
partie Léopold Bloom, juif cosmopolite de Dublin lors d’une conversation au pub après
l’enterrement de Dingam. Prototype du nationaliste irlandais étroit et, comme de juste,
faouchement antisémite, « le citoyen » incarne ce que Joyce déteste au même niveau que l’Eglise
catholique, à savoir le nationalisme irlandais tel qu’il s’incarne politiquement dans le
« clochemerlisme » du Sinn Fein (nous-mêmes seuls), ou poétiquement, dans la nostalgie d’une
Irlande mythique, comme celle que mettent en scène les tenants de la renaissance irlandaise, WB
Yeats, Padraic Colum, John Millington Synge, dont le jeune Joyce satirisa l’hégémonie dans son
poème the ‘Holy Office’ (Le Saint Office) en 1905.

Il est vain d’essayer de rattacher Joyce à une catégorie ou une autre du nationalisme irlandais,
tant, en cela comme en toute autre chose, l’auteur de Gens de Dublin bouleverse les codes et crée
lui-même les termes de références de son œuvre. Le dernier poème du recueil Musique de chambre, publié en 1097, donne peut-être une indication sur la façon dont Joyce entrevoit les rapports entre poésie et politique, sur le rôle politique qu’il assigne au poète 1 :

He who hath glory lost nor hath / Celui que la gloire a déserté,
Found any soul to fellow his, /Qui n’a point trouvé d’âme pour le suivre,
Among his foes in scorn and wrath / Qui n’a que mépris et colère pour ses ennemis,
Holding to ancient nobleness / Et ne jure que par l’ancienne noblesse,
That high unconsortable one – / Celui-là, solitaire considérable,
His love is his companion / A son amour pour compagnon.

Dans son introduction à la nouvelle traduction de Chamber Music, Marc C. Conner remarque : « Ce poème est l’expression de la puissance du poète, de “l’ancienne noblesse” et du caractère
“solitaire” de la vocation poétique ; en même temps, il se contente de décrire le poète sans lui
attribuer une quelconque action précise – le poème ne contient aucun verbe principal. La
puissance du poète se résorbe dans la fidélité passive à « son amour ». Peu importe que cet amour
renvoie à la poésie, ou sa bien-aimée. Joyce exprime là une vocation qui mêle puissance poétique
et fidélité amoureuse (…)  2 ».

Il convient d’ajouter que cette posture « aristocratique » est liée 1/ à
la solitude du vrai créateur que fuit le succès & 2/à la défiance qu’il éprouve à l’égard de ses pairs (une version antérieure du poème figurait ‘friends’ – amis- au lieu de ‘foes’ !), à la condition de
paria (« unconsortable » est un hapax lexical bâti sur le verbe « to consort », qui signifie
« fréquenter », « frayer »), hors poème, il veut dire « infréquentable »). C’est là une vision du poète
très romantique, assez proche de celle du poète maudit par la société mais aimé des femmes et
des muses…On est aux antipodes d’un Lautréamont déclarant que la poésie doit être faite par
tous et non par un.

L’« aristocratisme » de Joyce est le produit de la prise de conscience d’un poète qui sent que ses
pouvoirs de création sont supérieurs à la moyenne et qui craint d’être le seul à le savoir (de son
vivant, son œuvre ne connut la reconnaissance qu’après avoir lutté pied à pied pour être édité, en
une autre incarnation du lutteur). Il est à la fois la cause et la conséquence de l’exil du poète, qui
vivra plus longtemps hors de son Irlande natale, condition si ne qua non de la pleine expression de
sa puissance créatrice.

En 1907, année de parution de Musique de chambre, Joyce écrivait de Trieste à son frère Stanislaus
qu’il ne souhaitait se « définir ni comme anarchiste, ni comme socialiste, ni comme réactionnaire  3 » (on notera que ces catégories sont celles de la politique continentale, non celles de la politique
irlandaise). « L’aristocratisme», (l’) «ancienne noblesse » de Joyce ne s’accommodent d’aucune
référence existante, et surtout pas conservatrice – ils sont joyciens avant tout.
Joycienne aussi l’ironie qui veut que ce féroce contempteur du nationalisme irlandais ait en un
sens été plus nationaliste que les nationalistes en minant graduellement avant de le fait exploser
l’instrument par excellence de la domination anglaise de l’île, à savoir la langue anglaise. Entre
Musique de chambre et Finnegans Wake, ce sont toutes les étapes de la subversion de la domination linguistique que parcourt l’œuvre de Joyce : la maîtrise des codes (poèmes, Gens de Dublin, Exils), la compréhension des usages de la distinction (Portait de l’artiste en jeune homme, dans lequel Stephen, double de Joyce, réalise le potentiel créatif de l’usage irlandais de la langue anglaise), exploration tous azimuts de la force créatrice de la langue (Ulysse), enfin, le dynamitage lexical et syntaxique de l’anglais (Finnegans Wake). L’œuvre de Joyce peut se lire comme une déclaration d’indépendance linguistique, poétique, artistique qui viendrait en parallèle et en écho de la proclamation de la République d’Irlande lue par Patrick Pearse devant la Grande Poste de
Dublin, le 23 avril 1916.

Double ironie, double paradoxe, comme souvent chez Joyce, « l’ancienne noblesse » revendiquée
par le poète et la lisibilité difficile de ses œuvres ultimes (Ulysse, Finnagans) fait de lui tout sauf un
auteur pour l’élite, mais bien le plus lu (fragmentairement, s’entend), le plus admiré et le plus
célèbre des grands écrivains de son pays. Chaque année en Irlande et ailleurs, le « solitaire
considérable » du dernier poème de Musique de chambre voit le nombre de ses traductions ou
retraductions étrangères augmenter (en chinois, en arabe, en français), et ses créations littéraires
s’incarner à l’occasion du Bloomsday, où les fervents de son œuvre se retrouvent toujours plus
nombreux et désireux de rendre hommage à leur écrivain préféré. La poésie joycienne, par
laquelle il faut entendre toute son œuvre, majoritairement en prose, est accessible à tous, et dans
un certain sens « faite » par tous dans la mesure où tous sont invités à se l’approprier, en
dépassant son proverbial hermétisme. Malgré la dose de snobisme qui s’attache à l’exercice, cette
ultime figure de l’ironie joycienne démontre le caractère subversif et donc éminemment politique,
de la poésie de l’auteur de Musique de chambre.

ROBERT BLOOM

1 Musique de chambre, Editions Caractères, 2016, p. 60-61
2 Ibidem, p. 16

3 Letters, ma traduction.

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, LE COIN DU CRITIQUE SDF, Poésie.

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