André Suarès ou le désespoir de Cassandre
Ne cessant de se proclamer lui-même « poète et musicien avant tout », André Suarès, non sans scrupules et déchirements ne reste pas enfermé dans sa tour d’ivoire. Bien au contraire, considérant à l’instar de Goethe que « celui qui refuse le rôle de citoyen » est le « rebelle », le « maudit » et l’ « hérétique chez les anciens », l’auteur du Voyage du Condottière n’hésite pas à prendre parti, fût-ce au péril de sa vie, car « plus haut est le poète, plus il est vrai et il doit voir clair ». Toute l’œuvre, imposante, de Suarès, le révèle obsédé par la guerre, la paix, les questions politiques, diplomatiques, militaires ; par tous les drames d’un « siècle de fer et de sang ».
Chroniqueur de grand talent, Suarès est redécouvert en 1925 par la revue Europe en tant que visionnaire méconnu – et censuré- de la guerre de 1914-1918. A la même date, il surveille de près les progrès du fascisme italien et loue la Société des Nations –« la Sainteteté de Genève »- tout en prônant la réconciliation franco-allemande, solution parmi d’autres de son « Principe européen », médité dès 1897, afin d’unir l’Europe contre la « barbarie mécanique » des Etats-Unis.
Réagissant en 1930, et l’un des premiers, aux symptômes avant-coureurs de la terreur nazie ; flairant, bien avant Jung, le « Réveil de Wotan », Suarès, attentif à toutes les menaces contre la paix, entreprend de lutter inlassablement –pendant quinze ans- contre tous les totalitarismes : « Rome, Berlin, Moscou, Tokyo ».
Son indignation culmine avec ses Vues sur l’Europe (Grasset, 1936 et 1939), livre au destin singulier, prolongé par En marge (1939), les Chroniques de Caërdal (Nrf, 1939-1940), Miserere et Guerre (1939). Dans Vues, ce pamphlet d’une extrême violence, seul en mesure de rivaliser avec Louis-Ferdinand Céline mais au pôle opposé, offre « tout simplement la réponse du plus profond mépris et de l’âme humaine à la bible des gorilles qui s’appelle Mein Kampf ».
De 1930 à la guerre et jusqu’à la victoire finale, s’élabore, à travers des écrits variés – drames, poèmes, essais, articles dans la presse- un cycle prophétique, un vaste Oratorio, une sorte de Passion – titre d’un livre en 1938- où Suarès « plein de feu et de larmes » fait entendre face à la « Bête », l’ « inhumain », la guerre, la « voix du genre humain », selon des perspectives eschatologiques
« Grande voix » (selon Bergson), qui, telle des orgues jouant sur une gamme immense de registres et de tons en proportion du cataclysme naissant, entend flétrir « la méchanceté bestiale et stupide des conquérants ». D’où ces accents inouïs, qui feront dire à Jean Paulhan, peu suspect d’exagération : « Rien n’est plus juste et plus modéré, rien n’est plus sage que ces pages terribles » (En marge, 1939)
Foudroyant les dictateurs, fauteurs de guerre (Point de paix avec Mein Kampf, 1935), prophétisant avant 1936 les aspects les plus terrifiants de la guerre totale –meurtres collectifs au nom de la race, génocides-, Suarès, sur un mode biblique, appelle des représailles divines contre la Bête maudite in invoquant Dieu ou « l’infaillible Nemesis ».
En formules très elliptiques, étincelantes, il raille la politique imbécile, veule et impuissante des démocraties incapables de protéger la paix (« Pour un Etat, le plus grand crime est la faiblesse »). Il dénonce un désarmement funeste et irréaliste face à Hitler et fustige un pacifisme noble mais infirme qui fait le jeu des dictatures tout en réfutant les accusations de bellicisme, de psychose de guerre, d’ « hystérie ». Sa voix tonne pour avertir solennellement le monde entier de l’imminence des périls. D’où, également, ce ton véhément, ce génie satirique, pour stigmatiser la contagion fasciste, pour deviner dès avant 1936 les espoirs ignobles de certains admirateurs des fastes de Nuremberg, adversaires de la République, complices ou apprentis-sorciers de l’Ordre nouveau. D’où ce ton horrifié devant la propagation et l’utilisation du virus antisémite, et l’indifférence des peuples : « Nul ne crie contre l’enfer » (Après la nuit de cristal, 1938)
D’où ces plaintes, ces craintes de ne pouvoir conjurer l’affreuse catastrophe et ces accents désespérés d’une « inutile Cassandre » : « C’est peu de n’être cru : mais n’être pas ouï ? »
Mais l’espérance demeure qui se traduit en exhortations admirables pour juger la guerre au nom des valeurs de la paix, selon l’ordre chrétien : Liberté- Justice- Charité- Dieu, et Compassion « le maître mot de l’Homme ». Pour défendre, en termes gaulliens, dès 1933, le sens de l’honneur vis-à-vis des « saintes » petites nations ; pour exalter la résistance à toute servitude ; pour refuser de s’abandonner : « Je me sens un seul devoir : ne pas m’abaisser ».
Alors que tant d’intellectuels sont restés éloignés des joutes, par cécité ou prudence, pendant que d’autres se trompaient, ou se préparaient à collaborer, et que seule une poignée voyait clairement les périls, André Suarès, isolé, n’ayant pour tout bagage que son génie d’écrivain, son instinct, sa raison, son « ardeur pensante », et qui fait partie de cette poignée, a mené, lucidement, en plein accord avec le mouvement de l’Histoire, l’instruction de nos désastres.
Contempteur méconnu –on ne le cite pas dans les livres consacrés aux années 1930-, de tous les systèmes totalitaires ; clinicien, oublié, des prodromes de la deuxième guerre mondiale, Suarès, au sommet de sa réputation, vers 1935, a pris tous les risques, volontairement, qui lui vaudront- ceci éclaire cela- outrages, menaces et censures diverses -Daladier, Vichy et les nazis (liste Otto).
Obligé de fuir, et proscrit, à soixante-douze ans, par les lois de Pétain –en 1940, à cause de ses origines juives : traqué par la Milice et la Gestapo ; muni de faux papiers, Suarès connaîtra un sort tragique, unique chez un écrivain de son rang, dans sa génération.
Puisse l’histoire de la période de l’entre-deux-guerres se pencher enfin sur ce témoin capital, et purificateur, qui a fait « entendre, comme toujours, l’éternelle protestation de l’esprit ».
MICHEL DROUIN
P.S : Un grand colloque consacré à André Suarès se tient actuellement à Paris.
(« Michel Drouin » photo Passou ; « André Suarès » photo D.R.)
7 Réponses pour André Suarès ou le désespoir de Cassandre
Les écrits de Suarès restent encore aujourd’hui en grande partie inédits. D’autres n’ont pas été réédités depuis longtemps. Existe-t-il aujourd’hui un projet global et coordonné d’édition/réédition de cet ensemble d’un intérêt exceptionnel ?
Non, hélas. cela dit « Le voyage du Condotierre » est en poche, deux ou trois volumes de portraits de musiciens et d’écrivains, ainsi que des écrits politiques ont été récemment réédités par Michel Drouin chez Gallimard dans la collection blanche, et Bouquins/Laffont a publié un gros volume. Et comme vous le savez, tout dans cette oeuvre prolifique n’est pas d’une encre égale.
Le Livre de l’Emeraude se trouve encore . Cela dit, cette production a aussi son déchet, dont une Polixène calamiteuse.
Je crois que finalement l’étiquette de Génie littéraire payé par Jacques Doucet a nui au personnage. De meme qu’un certain gout du bien écrire. Par rapport au Surréalisme qu’il rate,me semble-t-il.
MCourt
De disponible ? N’oubliez pas « Idées & Visions » et « Valeurs » dans la collection Bouquins chez Robert Laffont. Puis « Remarques » chez la NRF.. Ou « âmes et visages » chez Gallimard…etc Etc..Il suffit de voir sur amazone..
Je suis en ce moment en train de découvrir avec stupeur et merveille le voyage du Condottiere. Cet article m’invite à lire le reste de l’oeuvre de Suarès.
Quel homme! pourquoi tant d’indifférence?
je reprends chaque fois avec le même intérêt un bouquin trouvé à la brocante, « Valeurs » (Grasset 9ème éd. 1930), pensées sans égales sur l’art, le style, etc…
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