Hédi Kaddour transporte sa montagne magique à Nahbès
Cela se passe quelque part en Afrique du nord dans les années 20 au début des revendications d’autonomie. C’est à Nahbès autant dire nulle part puisque cette ville n’existe pas. Elle est imaginaire. Etant donné que nous sommes sous le protectorat, l’Algérie est exclue. Nahbès a un peu de la topographie de Meknès où Hédi Kaddour (1945) a vécu et enseigné pendant des années, et on comprend qu’il s’en soit imprégné ; et un peu de Tunis. C’est donc un mélange des deux pays, ce qui atténue sa portée réaliste pour augmenter sa vision allégorique. Même si, de par sa facture, avec Les Prépondérants (455 pages, 21 euros, Gallimard), il s’agit bien d’un roman classique, voire naturaliste, aux codes narratifs éprouvés.
Une équipe de cinéma américaine vient y tourner Le Guerrier des sables sous la direction d’un metteur en scène américain qui rêve de porter Eugénie Grandet à l’écran (que Rex Ingram a vraiment tourné en 1921). Le cinéma, entreprise satanique que la mise en images d’être humains. Cela paraît douteux car en ce temps-là, vers 60 av. T.B.A. (Tarik Ben Amar), ce genre de production se tournait dans le carton pâte des studios à Hollywood. Même Casablanca ne doit rien à Casablanca. Mais qu’importe au fond puisque le romancier a tous les droits, et je ne serais pas étonné que Hedi Kaddour nous sorte de son chapeau de magicien le titre d’un film américain entièrement tourné dans les sables entre les deux-guerres.
On s’aime, on se méprise, on se déchire, on se jalouse. La vie, quoi. Cela fourmille de personnages bien que, pour l’essentiel, un quintette domine. Côté arabe, le caïd, son fils, une jeune et belle veuve, un marchand âpre au gain ; ils ont nom Raouf, Rania, Belkhodja… Côté prépondérants, ce sont les notables de la ville, des « européens » comme on dit, le médecin, l’avocat, le contrôleur civil, des officiers… Ils s’appellent le docteur Pagnon (mais pas Eddy, comme le trafiquant chez Modiano) Jacques Doly, Claude Marfaing, Ganthier, Gabrielle Conti, Laganier. Certains sont perçus comme des ambassadeurs du lobby colonial favorable à la pérennisation, ils freinent toute propagation de l’éducation, de la culture et de la lecture car cela pourrait donner des idées. Ils se croient supérieurs, convaincus du génie de leur race. Mais trop habiles pour parler de supériorité, ils lui substituent leur prépondérance car « il y a du droit dans ce mot, de la valeur, du légitime ».
Depuis Waltenberg (Goncourt du premier roman, 2005), on sait son goût de la fresque ; en voilà un qui trouve son bonheur à tourner la roue de l’histoire à travers des histoires. Nahbès est sa montagne magique comme Waltenberg l’était déjà. En vérité, il l’a en lui et la transporte au gré de ses transhumances littéraires, de la vieille Europe au Maghreb. D’ailleurs Kaddour aime citer ce mot de Thomas Mann selon lequel le romancier est l’énonciateur. Lui est romancier qui aime le romanesque, ne recule pas devant le reproche de désuétude qui menace son projet littéraire et ose le roman-monde qui croise La Montagne magique avec les Trois mousquetaires. La souplesse de cette prose, sa fluidité, le plaisir évident qu’il a pris à planter le décor et à faire évoluer ses personnages, son talent de conteur, son goût de la chronique, son souci de la voix, chacun la sienne, font de ce roman naturaliste l’une des évocations les plus riches en personnage et des plus agréables à lire. Le roman de Kaddour ne manque d’ailleurs pas de personnages balzaciens tel le jeune et beau Raouf ou d’autres jeunes vêtus à l’occidentale qui se retrouvent au café La Porte du Sud pour critiquer à tout va.
Il invente sa phrase, évite les phrases toutes faites déjà mâchées, le cliché. On bricole la langue à coups de « factoutoum ». C’est un rien suranné sans être démodé, avec ce qu’il faut de patine, plein d’humour et d’aventures, sans oublier la gravité qui sied lorsque les plus évolués des autochtones, séduits par les sirènes occidentales et américaines mais attachés aux trésors de leur culture immémoriale, sont freinés par une religion qui les inhibe de ses nombreux interdits, alors qu’ils sont déjà écartelés entre les rapports de soumission que l’arrogance des Prépondérants leur impose et un fort sentiment d’indépendance
Roman cultivé mais sans cuistrerie, bourré de clins d’œil mais sans trousseau de clés, qui se savoure même si on en perçoit aucun. Roman très sensuel, parfois fitgeraldien lorsqu’on croise des femmes reporters aux soirées au Grand Hôtel, sans couleur locale ni orientalisme, plus politique qu’il n’y paraît en ce qu’il donne envie d’aller « voir comment on fabrique ce qui vous domine », où l’on rêve aux plus beaux textes des premiers âges, ceux d’Abu Nuwâs, Djahiz, Badi’ Ezza « l’élégance avant les dévôts » ; c’est construit non dans le vrai mais dans l’aptitude au vrai (mais pourquoi donc ces titres de chapitres, pesants et inutiles !). Le comique et l’absurde l’emportent sur l’humour lors de l’épisode sur les jambes Ziegfeld, longues et fuselées comme les danseuses, mais attention, pas maigres. La manière dont il évoque les premiers colons, les pères des prépondérants, tranche avec le manichéisme politiquement correct dès qu’on touche à l’histoire de la colonisation :
« Ils avaient débarqué sur cette terre avec des vêtements noirs, un baluchon et ce qu’ils savaient faire ; un savoir venu de très loin dans le temps, avait écrit Gabrielle, des hommes aux mains vides mais qui avaient en eux des choses fortes. Ca n’étaient pas les plus riches qui traversaient la Méditerrannée, ni les plus malins, mais ils possédaient quelques uns de ces morceaux de savoir qui demandent des siècles pour se mettre en place dans la tête des hommes… »
C’est le livre d’un inconditionnel du Hameau de Faulkner, de L’Acacia de Claude Simon, les romans où ca avance et où on ne s’appesantit pas, où on a le souci du rythme. Hédi Kaddour est grand conteur, un peu trop prolixe (et encore, il avoue avoir supprimé des chapitres). Roman qui pourrait être aisément qualifié d’historique, à ceci près qu’il se sert de l’Histoire plus qu’il ne la sert, il est par moments si puissamment métaphorique qu’il permet de se projeter dans les contradictions de la Tunisie d’aujourd’hui. Quand on lit le livre d’Hédi Kaddour après celui de Mathias Enard, on est également admiratifs de leur souffle à tous deux, et on se dit que s’il manque aux Prépondérants un peu de la folie de Boussole, il manque à Boussole un peu du classicisme des Prépondérants, tant l’un paraît aussi désorganisé que l’autre est organisé, et les deux font d’excellents romans.
(« Européens au Maghreb dans les années 20 » photo D.R.)
603 Réponses pour Hédi Kaddour transporte sa montagne magique à Nahbès
Ô bien-aimée, écoute
L’histoire que te conte ton amant:
L’homme connaît le chagrin
Lorsque ses amis le trahissent
Il sait maintenant
Que ses amis lui sont infidèles
Et que leurs paroles
Ne sont que cendres.
Or il en vient une
Qui s’approche doucement
Lui fait doucement la cour
Et lui montre l’amour.
Sa main sous
Son sein lisse et rond ;
Qui a du chagrin
Trouvera le repos.
JJ, MdC, XVIII
DHH le 26, à propos de l’invention du terme Nostalgérie, de la nécessité d’en faire un livre. je ne sais pas si un copyright doit y être apposé, mais je l’ai rencontré sous la plume d’une auteur chroniquée ici, dont j’avais ensuite débattu avec un prof. de littérature comparée à Louvain et un Fox fellow à Yale Center for International and Areas studies. Une remarquable approche romanesque, intuitive, politique et sémantique de la décolonisation Algérienne. des trouvailles qui font mouche et qui m’avaient durablement marquée, « énamauration » pour dépeindre le double mouvement complexe de fascination repoussoir, entre les parties en présence : Annelise Roux, « Solitude de la Fleur », (Sabine Wespeisser, 2010).
L’approche de Sansal est systématiquement moins fine, simplificatrice, plus commerciale.Hédi KAddour, meilleur candidat à mes yeux, quant à Anne-Lise Roux, je l’avais aperçue sur France 2 à l’époque et l’avais revu en backstage à un concert de Jean-Louis Murat!Une femme intelligente, sensible, d’un côtoiement extrêmement discret à l’écart du ramdam médiatique.
Marcello Fabri est le père de notre ami Mario Faivre du Kandoury.
Marcel-Louis Faivre naît le dix-sept juin 1889 à Miliana. Ses parents, de vieille souche franc-comtoise, s’installent à Alger en 1896, où son père décède quelques années après. Il poursuit ses études tout en travaillant pour gagner sa vie, et, très tôt, se met à écrire des poèmes et des récits. A dix-sept ans il collabore déjà aux rubriques culturelles des revues et journaux algérois et publie en 1909 son premier ouvrage » Hallucinations « . Il adopte à cette occasion le pseudonyme de Marcello-Fabri, sous lequel il sera connu, désirant souligner ainsi sa foi en la paix universelle et son appartenance à cette race méditerranéenne.
Son premier roman, » La Force de Vivre » parait en 1919.
Ce poète, écrivain, peintre, critique d’art fait partie du cercle des artistes d’Alger qui sont ses amis, dont Jean Pomier. Mais désireux de faire mieux connaître à Paris, capitale des Arts, les différents aspects de cet Algérianisme naissant, il y fait de fréquents séjours et noue des relations avec de nombreux artistes parisiens.
En 1915 Marcello-Fabri épouse une jeune fille lettrée et musicienne, Geneviève Germain, née à Blida, qui descend d’une famille de pionniers installés dans la Mitidja, à Ameur-el-Aïn en particulier.
En 1919, il s’installe à Paris, fonde » La Revue de l’Epoque » et publie plusieurs ouvrages. En 1925, après l’accueil assez froid de sa pièce de théâtre » Le Génie Camouflé « , il rentre à Alger, dont il avait durement ressenti la séparation pendant ces quelques années.
Cela lui avait inspiré un poème qu’il ne publiera que bien plus tard en 1938 dans un recueil » Les Chers Esclavages » et qu’il avait intitulé » Nostalgérie » . On trouve dans ce long poème des vers merveilleux et émouvants, qui prennent aujourd’hui une dimension toute particulière..
« …Alger, je t’ai rêvée ainsi qu’une amoureuse
toi parfumée, et soleilleuse, et pimentée ;
tu es plus belle encore d’être si loin, la pluie
d’ici, la pluie habille comme une magie
le gris du ciel, avec tout l’or de ton soleil… »
Il retrouve ses amis d’Alger sans perdre le contact avec ceux de Paris, et travaille avec acharnement dans sa villa du Mont-Hydra ; il crée » La Fédération d’Algérie des travailleurs intellectuels » dont il est élu président et qui rassemble le monde des Arts d’Algérie.
En 1937, retour à Paris où il fonde une revue littéraire et artistique, » L’Age Nouveau « , qui contribue à relier les deux rives de la Méditerranée, et publie d’autres oeuvres.
A la veille de la guerre, en 1939, il rentre à Alger et retrouve encore une fois ses amis. Mais la défaite et l’occupation le meurtrissent et il se replie sur lui-même, travaillant avec acharnement à plusieurs ouvrages. Le débarquement allié en Afrique du Nord de novembre 1942 le fait sortir de son isolement, mais sa santé, de nature fragile, décline et le poète s’éteint à Alger le 28 décembre 1945.
Son épouse poursuivra, sans relâche, ses efforts pour faire connaître son oeuvre ; elle s’éteindra en 1974.
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