Godard, du côté de la littérature plus que du cinéma
En 1997, comme le Festival de Cannes s’apprêtait à célébrer son premier demi-siècle, l’envie m’a pris de marquer le coup en allant rendre visite à Jean-Luc Godard chez lui à Rolle pour une conversation sur sa dette vis à vis de … la littérature. L’éditeur Paul Otchakovsly-Laurens se fit l’intermédiaire. Godard accepta car, disait-il, il avait lu l’un de mes livres (la biographie de Daniel Kahnweiler, je crois) qui lui avait bien plu. Rendez-vous fut pris pour un samedi matin dans sa maison sur les rives du Léman. La veille, alors que tout avait été réservé, il fit savoir qu’il refusait. Stupeur et tremblement. Il m’appela : « Je viens de lire dans Le Temps que vous étiez un ami de Claude Berri et, voyez-vous, je ne peux pas serrer la main de quelqu’un qui a serré la main de Claude Berri. Dommage… ». Au magazine Lire, où la couverture et une dizaine de pages avaient été réservées pour cet entretien, ce fut la consternation trois jours avant le bouclage. Quelques heures après, il m’envoya un fax : « Bon, si vous voulez… ».
Le lendemain, je sonnais à sa porte comme convenu. Rien. Impossible d’escalader car les volets étaient clos. Je tambourinais à la porte du garage. Rien. J’appelais ses numéros ; on les entendait sonner à travers la porte. Mais en vain. Je m’assis par terre en m’adossant au rideau de fer en espérant qu’une idée de génie me vienne. Elle vint lorsque le rideau se leva au bout d’une demi-heure. Godard apparut en me tendant la main : « Je fais souvent ça, c’est un test car si un type veut vraiment me voir, il ne part pas… » Il me fit entrer dans un vaste hangar transformé en studio de montage. Pendant qu’il farfouillait, j’inspectais sa bibliothèque : celle d’un homme nourri dans sa jeunesse à tout ce que la vieille droite littéraire a pu produire (Morand, Rebatet, Montherlant, Mauriac, Bernanos et aussi Nimier, Blondin…), de grands classiques étrangers et d’autres choses plus modernes, plus récentes. Celle d’un grand lecteur qui, comme ses anciens amis de la Nouvelle vague, les Truffaut, Chabrol, Rivette, Rohmer, était fondamentalement un écrivain raté. Puis il m’installa face à un écran de télévision : « Je viens de terminer la partie de mon Histoire du cinéma pour Canal+ sur le néo-réalisme italien, tout ça… Regardez, vous me direz. Moi, je vais faire mes courses à la Migros ». Et il s’en alla en trainant son caddy, me laissant seul et enfermé. Quand il revint, je visionnais encore. Il s’installa derrière l’écran , alluma un cigare et me regarda regardant. Ce que je voyais, ce que j’entendais aussi quand la bande son et le commentaire étaient le film tout autant que les images, tout cela me stupéfiait par sa beauté, sa puissance d’incantation et la mystique du cinéma qui s’en dégageait. Puis on bavarda toute la journée. A table, comme on feuilletait le dernier numéro de Lire, il s’arrêta sur une rare photo de Maurice Blanchot à la fin de sa vie, cadavérique aux longues mains osseuses, prise à la dérobée sur un parking. Il la regarda, se pencha puis : »« Oh , vous avez vu, Nosfératu…. ». Qui d’autre que Godard…
Cette conservation me revient à la lecture d’un débat lancé hier par Paul Edel dans les commentaires de la « République des livres » sur ce chef d’œuvre que demeure Le Mépris, choc visuel inentamé par le temps, et par les interrogations de Pablo75 ce matin quant à la fidélité de Godard à la littérature plus qu’au cinéma… Retour à 1997…
Les cinquante ans du Festival de Cannes, ça vous fait quelque chose?
Je m’en fiche. Je ne lui dois rien. Je n’y ai jamais rien eu. Pourtant, j’y vais souvent. Quand on a un nouveau film, ça peut le faire connaître. Mais, aujourd’hui, les festivals de cinéma sont comme les congrès de dentistes. Discours, cocktails, repas, banquets, le maire, la femme du maire… C’est tellement folklorique que ç’en est déprimant.
De toute façon, pour vous, tout a commencé par des livres plutôt que par des films, non?
Bien sûr. Il n’y a que des gens comme Claude Lelouch pour se souvenir avoir vu Citizen Kane à 5 ans. Moi, c’était plutôt Les nourritures terrestres. On me l’a offert à 14 ans pour mon anniversaire. C’est comme ça que j’ai découvert la littérature. Il faut savoir que ma famille était très stricte. Autant en emporte le vent et Maupassant y étaient interdits.
La littérature, ça venait plutôt du côté Godard ou du côté Monod?
Plutôt Monod. Ma mère lisait beaucoup. Mais le goût du romantisme allemand me venait de mon père, qui était médecin. Entre 13 et 20 ans, grâce à lui j’ai dévoré Musil, Broch, Thomas Mann. Mon grand-père m’a aussi marqué, beaucoup marqué. Il était banquier à Paribas. C’était un ami de Paul Valéry. Il avait tous ses livres. On appelait sa bibliothèque le «valerianum». Pour ses anniversaires de mariage, je devais réciter Le cimetière marin. J’aimais bien son Tel quel aussi. Moins sauvage que Cioran, mais l’époque était différente. Il avait de belles phrases Valéry, lui aussi.
D’autres écrivains ont compté?
Le Gide des Faux-Monnayeurs, le Green de Minuit etLéviathan, presque tout Bernanos, et puis Chardonne et Jouhandeau. Tout ça m’a marqué. J’allais oublier Malraux, son Esquisse d’une psychologie du cinéma, sa Psychologie de l’art, Les noyers de l’Altenburg et puis La condition humaine, un type de roman décrié mais qui me paraît inégalé. Ses articles critiques sur Baudelaire sont également inoubliables. Malraux, vraiment…
Il a eu le bon goût de ne tourner qu’un documentaire, lui…
Peu d’écrivains font du cinéma. Parce que c’est fatigant. En général, un bon écrivain n’a aucune raison de faire du cinéma. Il y a des exceptions, Marguerite Duras par exemple, que j’ai connue pendant deux ou trois ans. Mais elle a un peu trop systématiquement tiré sur la corde de l’originalité. Elle a essayé tous les registres. Et puis il y avait son avarice, son besoin de reconnaissance. Mais elle a fait un très bon film, un vrai film avec un peu d’argent, India Song. C’est mon préféré. Un bon film dans une vie, ça suffit, non? Surtout que c’était une pure littéraire, dans le meilleur sens du terme. Ecrire, il n’y avait que ça pour elle. Ça remplissait une fonction fondamentale. Ecrire, pas filmer.
L’échec de Bernard-Henri Lévy vous a surpris?
C’était sûr. Il n’est pas plus cinéaste qu’il n’est écrivain. Ça doit être un éditorialiste.
Finalement, le fameux trio Cocteau-Guitry-Pagnol a été l’exception plutôt que la règle. On ne voit guère d’autres écrivains de ce calibre qui aient été également grands derrière la caméra…
Cocteau exécutait des figures libres dans des exercices imposés. J’admirais encore plus le cinéaste que l’écrivain en lui. Chez Pagnol aussi. C’est le cinéaste en lui qui a découvert le secret du masque de fer en imaginant que le roi était toujours reconnu dans la rue à cause des pièces de monnaie reproduisant son visage.
Quel souvenir conservez-vous de votre adolescence?
J’ai énormément lu. Après, j’ai vécu. Mais dans ma vie d’adulte, je n’ai jamais retrouvé les émerveillements que Gide m’avait procurés. Il y a bien eu à 20 ans le choc de Dashiell Hammett et de Thomas Hardy. Jude l’Obscur, ce sont les surréalistes qui me l’ont fait découvrir. Mais depuis, je n’ai eu que des émerveillements de spectateur. Il n’y a guère que la relecture de classiques qui puisse m’éblouir encore.
Et les romans récents, vous les lisez?
Aucun. C’est trop nul. Je préfère l’histoire, les Mémoires, les sciences, la philosophie et surtout les biographies littéraires. Ça m’intéresse ce qu’on croit être les petits côtés des gens, l’attitude de Joyce ou de Conrad vis-à-vis de leur famille. Avant de lire la vie de George Eliot, je croyais que c’était un homme… J’aime bien aussi le journalisme d’investigation quand il est pratiqué par des écrivains, le Truman Capote de De sang-froid, le Norman Mailer de Miami et le siège de Chicago. En France, il n’y a guère que Gilles Perrault. Mon préféré, c’est Un homme à part sur la vie de militant d’Henri Curiel.
A propos, vous avez lu les Mémoires de Brigitte Bardot? Elle vous décrit comme «un intello cradingue et gauchisant» qui conservait son chapeau en toutes circonstances pendant le tournage du Mépris…
Non, non, je ne lis pas ça. Surtout maintenant, après ses déclarations… Avant, je la trouvais plutôt sympa avec ses animaux. A l’époque du Mépris, ça s’est très bien passé, il n’y a eu aucune dispute, c’était très agréable. Ce qu’elle écrit aujourd’hui, ça la regarde. Mais les souvenirs de Bardot, non! Autant lire ceux de Nadine de Rothschild. Je préfère lire les Mémoires de Jean-François Revel. Ou le dernier John Le Carré, ça satisfera mon goût de l’agent double. Je me suis toujours senti double. On ne vient pas de la terre et puis quand même, on y est. Le Carré est un sous-maître qui ne vaut pas Graham Greene, lequel ne vaut pas Conrad… J’ai récemment relu Le rocher de Brighton. Les premiers romans sont souvent les meilleurs, on en revient toujours là. Celui-là, je l’aurais bien tourné. Impossible: il était trop bon. Je ne pouvais pas lui faire ça. Il avait beaucoup de force et moi, je n’en ai pas. Il m’en aurait donné. Quand j’ai adapté Moravia, j’avais de la force: je me suis servi de ses faiblesses pour lui prendre sa base.
Mais vous avez au moins essayé d’en lire, des romans français contemporains?
J’ai essayé. A la gare de Lausanne, j’ai souvent pris des poches sur le tourniquet. Bof… Je fais quand même des découvertes, Léon Daudet, Alexandre Vialatte, Fernando Pessoa, des gens que j’ai lus sur le tard. En fait, je vais peu dans les librairies.
Mais Truismes alors, vous l’avez trouvé comment?
Comme l’éditeur est un ami, j’ai pensé que ce serait bien de prendre une option sur les droits cinématographiques pour deux ans, en ne payant pas trop cher tout en étant correct. Et je me disais qu’un jour, peut-être, je m’y intéresserais…
Mais vous l’aviez lu?
A peine. Ça m’a paru difficile. J’ai essayé de le revendre à d’autres mais ça n’intéressait personne. Dommage que Marie Darrieussecq ne soit pas une cinéaste. Son idée était originale. Elle aurait dû en faire un film plutôt qu’un roman.
Mais toute la presse a annoncé que vous alliez incessamment tourner le film!
Pas pour l’instant. J’ai relu le roman trois ou quatre fois en tant que producteur et non plus seulement comme réalisateur. Et là, ça m’est apparu non seulement difficile, mais cher. Peut-être qu’il faudrait en faire une pièce de théâtre. Ou une fable. J’ai quelques vagues idées de forme, de mouvement, de moments de scène. C’est trop particulier. A la réflexion, il vaudrait peut-être mieux en faire un dessin animé.
A cause de la métamorphose?
Même pas. Il suffirait de dire que la femme se change en truie. Mais est-ce que ça tiendra une heure avec un récitant? C’est le point commun entre le cinéma et le théâtre: le souci du regard de l’autre, des conditions dans lesquelles il s’exerce. On n’a pas le droit de se moquer.
De se moquer du monde?
De se moquer de soi.
Truismes vous paraît donc inadaptable?
Finalement, c’est peut-être la preuve que c’est un bon livre.
C’est votre théorie générale sur la transposition des romans à l’écran?
C’est ma théorie.
Pas un grand roman qui ait donné un grand film?
Je cherche… non, je ne vois pas.
Lolita, de Stanley Kubrick?
Moyen. De toute façon, Nabokov n’est pas un grand romancier.
Mais qu’est-ce que c’est, un grand romancier?
C’est Mme de La Fayette. En ce moment, je relis La princesse de Clèves pour un projet de film sur l’amour et l’Occident. Balzac, Stendhal, Flaubert, Tolstoï, Dostoïevski, Dickens, Thomas Hardy, Meredith, Virginia Woolf, les grands Américains… Voilà des écrivains, il y en a vingt à tout casser. Ils ont un style, c’est-à-dire un endroit où se pose l’âme, tandis que Günter Grass ou John Le Carré n’ont que du talent.
En vous suivant, on se dit que si Le mépris de Godard a été un grand film, c’est que Le mépris de Moravia n’était pas un très bon roman…
Son seul bon livre, c’était le premier, Les indifférents. Il annonce tout le cinéma d’Antonioni. Alors pourquoi Le mépris? Parce que le producteur Carlo Ponti avait les droits.
C’était un film de commande?
J’ai suscité la commande, comme pour tous mes films. J’avais été moyennement emballé par le roman. Je pouvais donc en faire quelque chose. Quand c’est très bon, on ne peut rien en faire. La preuve: ce que Schlondorff a fait avec Un amour de Swann, ou ce que James Ivory a fait de Henry James avec les Bostoniens ou de E.M. Forster avec Chambre avec vue, c’est nul. Les chefs-d’oeuvre, il faut les lire, pas les tourner. Faire un film avec le Voyage au bout de la nuit, ça n’a pas de sens. Quand on a des romans moyens tels que ceux de Hammett ou de Chandler, on peut tout juste en faire un film. Les rapaces d’Erich von Stroheim est un bon film parce que le roman de Frank Norris ne vaut pas grand-chose. John Ford s’est emparé de La route du tabac d’Erskine Caldwell mais ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux. A une époque, un King Vidor pouvait s’inspirer de Babbitt parce que Sinclair Lewis n’était pas Faulkner.
Pour autant, le cinéma ne s’est toujours pas émancipé de la littérature…
C’est vrai. Mais on peut dire aussi que la littérature, c’est souvent du cinéma. J’entends bien… je vois… c’est clair… Quand les romans disent ça, qui s’exprime? Le juge d’instruction, le savant, le journaliste d’investigation, saint Paul sur le chemin de Damas… C’est la légende d’un film intérieur.
Mais vous n’avez jamais été tenté de porter à l’écran ce que vous admiriez?
Justement, Les palmiers sauvages de Faulkner. J’y ai souvent pensé. J’ai renoncé parce que ça n’aurait pas été bon. Il ne faudrait prendre que l’histoire d’amour fou de ce couple qui sacrifie tout pour sa quête d’absolu, et laisser tomber l’histoire du vieux forçat.
Mais d’où vous vient votre théorie?
J’ai lu des livres et j’ai vu des films. Et puis c’est logique. Quand le travail d’écriture romanesque n’est pas très poussé, quand il souffre d’un défaut d’invention, le cinéma peut s’en emparer et s’en servir comme structure de base sans lui faire de mal. Alors Le rouge et le noir, on ne touche pas.
Quand vous lisez un roman, vous voyez des images?
Rarement. Si c’était le cas, je serais un mauvais cinéaste. Quel intérêt de voir une jeune fille penchée sur l’oreiller quand on lit Albertine disparue? Si je voyais des images, au sens où Paris Match l’entend, je serais aussi un mauvais lecteur. Il n’y a que Lelouch pour imaginer des plans en lisant Les misérables. Remarquez, il a éliminé le nom de Victor Hugo de l’affiche. Il a dû avoir peur que ça lui enlève des spectateurs, alors qu’on est en pleine médiatisation des noms! Il a dû craindre que ça fasse vieillot. C’est triste d’en arriver là.
Le dilemme trahison/fidélité qui a longtemps agité les adaptateurs doit vous sembler caduc?
On fait ce qu’on veut. Pour Le mépris, Moravia a été gentil. Il m’a dit: «Ça ne ressemble pas, ça va bien.» De toute façon, son avis, je m’en fichais. Je n’allais pas travailler avec lui.
Mais plusieurs de vos films sont des adaptations puisqu’on y trouve, à l’origine, des romans de Benjamin Joppolo, Dolorès Hitchens, Lionel White…
Que des livres quelconques, vous voyez bien…
Vous n’en diriez pas autant de Je vous salue Marie, puisqu’il s’agissait d’un livre de Françoise Dolto…
Mais L’Evangile au risque de la psychanalyse n’était pas un roman! Et je ne lui ai pris que l’idée. De même, pour mon dernier film For ever Mozart, je suis parti d’un article du Monde des livres dans lequel Philippe Sollers disait qu’à Sarajevo sous les bombes, tant qu’à y faire du théâtre, on aurait dû jouer Le triomphe de l’amour de Marivaux plutôt qu’En attendant Godotde Beckett.
Et les deux petits livres que vous venez de publier, c’est quoi au juste?
Pas des livres. Plutôt des souvenirs de films, sans les photos et les détails sans intérêt: «La voiture arrive…» Que des phrases prononcées. Ça donne un petit prolongement. On y trouve même des choses qui ne sont pas dans le film, ce qui est assez fort pour un souvenir. Ces livres ne sont ni de la littérature ni du cinéma. Des traces d’un film, proches de certains textes de Duras.
N’êtes-vous pas un écrivain raté comme tous vos amis de la nouvelle vague?
Truffaut était plutôt un libraire raté et un critique dans la lignée des grands critiques d’art français de Diderot à Malraux, des gens qui avaient un style. C’est vrai que Rohmer et Astruc ont écrit. Mais quand on a vu des films, on s’est sentis enfin délivrés de la terreur de l’écriture. On n’était plus écrasés par le spectre des grands écrivains. Ecrire, j’y songeais au début. C’était une idée mais elle n’était pas sérieuse. Je voulais publier un premier roman chez Gallimard. J’ai essayé: «Il fait nuit…» Je n’ai même pas fini la première phrase. Alors j’ai voulu être peintre. Et voilà, j’ai fait du cinéma.
En passant par l’écriture, tout de même?
C’est vrai, puisque j’ai commencé à écrire sur les films avant d’en faire. Beaucoup de critiques dans les Cahiers du cinéma et dans Arts. Mais je n’envisageais pas le cinéma comme une forme d’écriture. C’était quand même une vision.
Et les scénarios alors?
Il fallait bien prendre des notes pour guider la fabrication du film, mais ce n’était pas écrire. Les scripts américains d’avant-guerre, écrits par des romanciers, avaient une forme qui les rendait dignes d’être publiés. Aujourd’hui, ce n’est pas ça. Ce ne sont plus que des dialogues de théâtre avec de temps en temps «intérieur jour» et «extérieur nuit». Aucun intérêt. On montre ça à des gens pour qu’ils investissent de l’argent dans un film. On se demande ce qu’ils voient quand ils lisent un script. D’ailleurs, ils ne le lisent pas.
En d’autres temps, vous auriez été nettement plus véhément! A 66 ans, la haine culturelle ne s’atténue-t-elle pas un peu?
Elle se manifeste plus rarement, moins violemment, mais elle est toujours là. Vous savez, la nouvelle vague n’avait jamais dit du mal des personnes. Uniquement des oeuvres, et preuves à l’appui.
C’est la lecture de Cioran qui vous a assagi?
Elle correspond à mon penchant pour l’aphorisme, la synthèse, les proverbes. Ce goût me vient peut-être des formules scientifiques. L’aphorisme résume quelque chose tout en permettant d’autres développements. Comme un noeud: il pourrait être fait dans d’autres sens, n’empêche que quand il est fait, le soulier tient aussi. Ce n’est pas la pensée mais une trace de la pensée. Alors Cioran, je le lis tout le temps dans tous les sens. C’est très bien écrit. Avec lui, l’esprit transforme la matière. Cioran me donne une matière dont l’esprit tire sa nourriture.
Mais qu’est-ce qui vous séduit tant dans les aphorismes?
Le côté gare de triage. On y entre, on en sort, on y revient. Si on trouve une bonne pensée, on peut y rester longtemps. Puis on l’emporte avec soi. Pas besoin de tout lire. Pessoa, que j’aime beaucoup aussi, est tout de même très noir alors que Cioran aide à vivre. C’est une autre forme de pensée que la pensée avec un début, un milieu et une fin. Ça ne raconte pas d’histoire, c’est un moment de l’histoire.
On peut voir ce que vous avez coché dans le volume d’?uvres complètes de Cioran?
Des choses comme ça: «Chaque pensée devrait rappeler la ruine d’un sourire»; «Nous sommes tous des farceurs, nous survivons à nos problèmes»; «Tout problème profane un mystère; à son tour, le mystère est profané par sa solution»; «La pâleur nous montre jusqu’où le corps peut comprendre l’âme»; «Tôt ou tard, chaque désir doit rencontrer sa lassitude, sa vérité…» Et puis il y a celui-ci aussi qui me plaît beaucoup: «Objection contre la science; ce monde ne mérite pas d’être connu.» C’est autre chose que les conneries de Georges Charpak. Les scientifiques qui se permettent d’écrire sans savoir écrire, ça non! La logique du vivant de François Jacob, c’était écrit. J’en suis resté à Buffon: le style est l’homme même. Levinas avait de belles idées mais il était incapable de les faire passer à cause du problème de la langue. Popper et Einstein pareil. Il y a une déperdition du savoir-écrire. Alors Cioran… J’avais oublié celle-là: «J’ai perdu au contact des hommes toute la fraîcheur de mes névroses.»
Vous êtes mélancolique?
Rêveur, plutôt. Et solitaire. Trop.
Avec quels créateurs vous sentez-vous une communauté de destin?
Novalis, Nicolas de Staël… Des gens qui sont morts jeunes. Et tragiquement. Aujourd’hui, je me sens surtout proche d’Antonin Artaud. Je l’ai toujours aimé. Quand j’étais étudiant, je louais une chambre rue d’Assas à Paris, à Jean Schlumberger. Un soir, en 1947, André Gide est venu le chercher pour l’emmener à une soirée. «Vous permettez que je vous suive? …» Je me suis retrouvé au théâtre du Vieux-Colombier où j’ai assisté à la fameuse conférence «Tête à tête» d’Antonin Artaud. Il disait qu’il ne savait pas écrire mais qu’il écrivait quand même et qu’il fallait le délivrer en le publiant. Or, j’ai toujours pensé que je ne savais pas filmer. On ne me croit pas parce que j’ai connu le succès une ou deux fois. Or c’est pareil qu’Artaud. La différence, c’est l’argent.
Mais vous souffrez de la solitude?
a solitude n’est pas l’isolement. On est toujours deux en un. Il y a les autres en soi. Quand la solitude devient isolement, c’est dur à supporter.
C’est votre cas?
Un peu.
Mais vous en souffrez?
Un peu…
Mais vous l’avez voulu!
Ben oui. Je trouve peu de partenaires à mon niveau pour jouer au tennis et pour parler après. J’ai besoin de sport, mais pas sous l’angle volontariste. L’important, c’est le mental. Dès qu’on pense qu’on joue, on joue mal. C’est comme la mort de Porthos dans Le vicomte de Bragelonne, quand il a posé son explosif et qu’il revient dans le souterrain. Dès lors qu’il pense qu’il met un pied devant l’autre, il ne peut plus bouger. Parce qu’il a conscience de ce qu’il fait. Le château s’écroule. Comme il est costaud, il résiste plusieurs jours avant de succomber, écrasé par des rochers.
Alexandre Dumas, ça aide pour le tennis?
Heureusement qu’on a les livres et les films. Et encore, les films, on ne les trouve pas, ils sont mal distribués. Le livre, c’est un véritable ami. C’est très seul. Alors que le film n’est un compagnon qu’en pensée. Il faut aller vers lui et passer par une machine. Les livres sont disséminés autour de vous, vous pouvez les toucher.
Que vous donne la littérature que ne vous donnera jamais le cinéma?
Le livre, justement. On peut revenir en arrière. En littérature, il y a beaucoup de passé et un peu de futur, mais il n’y a pas de présent. Au cinéma, il n’y a que du présent qui ne fait que passer. A l’écran, le présent, c’est ce qui vous est présenté au moment où il s’en va. Tout ça, c’est frère et soeur. Ecrire, peindre, penser…: dans cette famille de l’art, le cinéma reste un étranger, un immigré, le serviteur. Il devient l’ami de la famille. J’en suis. Pourtant, je me sens inférieur à tous les créateurs que j’aime. Ça ne me gêne pas. Je sais que je suis dans ce monde-là. Eux ont droit au salon, moi à l’antichambre. Pas parce que je fais des films. Le cinéma est seul alors que les autres sont ensemble. Il vient d’un endroit qu’ils n’avaient pas vu.
C’est pour ça qu’un film et un livre n’auront jamais le même statut?
Je ne sais pas. Un film moyen, un film modeste sera toujours dans le même domaine que les plus grands films. Tout ça, c’est du cinéma. Alors qu’un roman moyen ne relève pas de la même littérature que les grands romans. Je ne me l’explique pas, mais c’est ce que je ressens.
Mais, finalement, que vous aura apporté la littérature?
Une façon de penser plus expérimentale. Le cinéaste pense avec les yeux et les oreilles, le peintre avec les mains. La littérature est un refuge. Elle a approfondi ma vision du monde. Les livres m’ont dit des choses que ne me disaient pas les vivants. La littérature a enquêté sur le monde. En ce sens, elle m’a donné une leçon de morale artistique. Je lui dois ça, une conscience morale. Contre la parole d’Etat, de gouvernement ou de pouvoir, elle est une parole. Non celle des partis mais celle des hommes un à un. Les livres sont écrits un à un. Aussi je fais des films un à un, parce que Kafka nous a demandé de faire du positif avec le négatif. La littérature a été ma marraine. Je la retrouve depuis que je me suis remis intensément à lire. Les films n’apportent plus ce contact avec le réel.
Depuis quand?
Le cinéma a annoncé les camps de concentration, rappelez-vous La règle du jeu, Le dictateur… Mais il ne les a pas montrés. C’est la littérature qui l’a fait. Le cinéma a manqué à son devoir, il a failli à sa mission.
Et pour exprimer le bonheur, lequel des deux est le mieux placé?
Aujourd’hui, le cinéma plonge les gens dans l’erreur, dans la satisfaction. Il y a peu à en attendre. Les gens n’en ont pas vraiment besoin. Ils vont au cinéma parce que ça les fait sortir de chez eux. Ça leur donne du romanesque sans effort, très loin et très en dessous de Graham Greene.
A force d’être dans la marge, vous n’avez pas peur de sortir de la page?
Marginal, je le suis. C’est une constatation. Le risque, ce n’est pas de sortir mais de tomber de la page. Avoir le choix entre le suicide et l’ultrapauvreté. Ce n’est pas le cas, mais je n’en suis pas si loin. Car tout peut s’arrêter du jour au lendemain. Que je sois reconnu comme marge ou comme page pleine, je suis toujours dans le cahier. Pour l’instant…
(« Image extraite du « Mépris » et photos de Godard D.R.)
1 420 Réponses pour Godard, du côté de la littérature plus que du cinéma
Bloom, excusez mais je trouvais votre intervention ce matin cucul la praline, Phoebe quoiqu’il en soit et auquel me fait penser la déformation de son nom Philipbus est accordé â un de ses personnages.
heureusement qu’il a internet pour ceux qui ont la mémoire qui flanche.
The New Yorker
An Open Letter to Wikipedia
By Philip RothSeptember 6, 2012
Dear Wikipedia,
I am Philip Roth (…)
My novel “The Human Stain” was described in the entry as “allegedly inspired by the life of the writer Anatole Broyard.” (The precise language has since been altered by Wikipedia’s collaborative editing, but this falsity still stands.)
This alleged allegation is in no way substantiated by fact. “The Human Stain” was inspired, rather, by an unhappy event in the life of my late friend Melvin Tumin, professor of sociology at Princeton for some thirty years. One day in the fall of 1985, while Mel, who was meticulous in all things large and small, was meticulously taking the roll in a sociology class, he noted that two of his students had as yet not attended a single class session or attempted to meet with him to explain their failure to appear, though it was by then the middle of the semester.
Having finished taking the roll, Mel queried the class about these two students whom he had never met. “Does anyone know these people? Do they exist or are they spooks?”—unfortunately, the very words that Coleman Silk, the protagonist of “The Human Stain,” asks of his classics class at Athena College in Massachusetts.
Almost immediately Mel was summoned by university authorities to justify his use of the word “spooks,” since the two missing students, as it happened, were both African-American, and “spooks” at one time in America was a pejorative designation for blacks, spoken venom milder than “nigger” but intentionally degrading nonetheless. A witch hunt ensued during the following months from which Professor Tumin—rather like Professor Silk in “The Human Stain”—emerged blameless but only after he had to provide a number of lengthy depositions declaring himself innocent of the charge of hate speech.
A myriad of ironies, comical and grave, abounded, as Mel had first come to nationwide prominence among sociologists, urban organizers, civil-rights activists, and liberal politicians with the 1959 publication of his groundbreaking sociological study “Desegregation: Resistance and Readiness,” and then, in 1967, with “Social Stratification: The Forms and Functions of Inequality,” which soon became a standard sociological text. Moreover, before coming to Princeton, he had been director of the Mayor’s Commission on Race Relations, in Detroit. Upon his death, in 1995, the headline above his New York Times obituary read “melvin m. tumin, 75, specialist in race relations.”
But none of these credentials counted for much when the powers of the moment sought to take down Professor Tumin from his high academic post for no reason at all, much as Professor Silk is taken down in “The Human Stain.”
And it is this that inspired me to write “The Human Stain” (…)
cricri le croque-mort, toujours à prêcher le faux pour savoir le vrai.
« Philipbus » – son premier livre est un recueil de nouvelles, Goodbye, Columbus, 1959.
J’ignorais , cependant cela n’enlève rien à l’aspect presque enfantin de votre post, après tout possible de garder son âme d’enfant ou de la retrouver par intermittence et qui réussit à rendre pueriles des choses qu’on aurait voulues rendre serieuses et profondes, sans pour autant remettre en cause la sincérité des enfants. Sûrement la répetition de quelle chance et paradis m’ont semblé faussement naïve.
M’a.
Ce n’ est pas l’écume de jours pour certains mais j’ecume de rage. Et c’est encore le moindre de leur inconvénient. Cloporte🐿️
la magnagna écume de rage, et je ne sais pas, mais je m’en tape le coquillard.
C était pour vous, j avoue que vous m’insupportez tant votre prétention lisible et votre bêtise inconsciente sont éclatantes ce qui n’ote pas un volume à votre incontestable appétit qui d ‘ailleurs rappelle l’ironie de Reiser dans vive les femmes.Apres je ne vous confierais pas même une plante en pot en garde.
Extraordinaire entretien. Merci beaucoup d’avoir patienté à sa porte.
😉 Jusqu’à quand une femelle (humaine) peut-elle aller au mâle ?
r. / longtemps
ch. / pas longtemps
lv. / jamais
cl./ 22 ans
b. / ça dépend
z. / toujours
dhh / métaphore inconnue en graisse
Vincent mit l’ane dans un pre et 120 dans l’autre.
hi-han
PS à 23 mai 2018 à 9 h 05 min
Pour revenir au fait que nous ne sommes pas responsables des opinions de nos parents ; ni des leurs fautes, d’ailleurs. Aux désormais lointains temps de mon adolescence, quelques-uns de mes amis étaient homosexuels. Mon père n’en faisait pas un problème, et lorsque je passais le weekend chez lui (deux par mois), je les invitais à la maison. Ma mère, par contre, m’avait défendu de les inviter à la maison (les deux autres weekends), j’ai donc dû gérer cette situation : j’ai exposé la situation à mes amis et aucun ne m’a accusé d’homophobie. Anecdote cocasse : un soir j’ai rencontré l’un des amis de ma mère à un concert, il était avec son ami ; ils étaient en couple ; j’ai préféré cacher la vérité à ma mère, car elle en aurait souffert. Pourtant elle était libertaire : j’ai commencé à fumer à 14 ans, elle le savait et n’a jamais rien dit ; vers les 16 ans, premiers joints, elle m’a demandé l’origine de « cette fragrance enivrante », sans plus. Chacun entretient avec ses parents les relations qu’il peut ; eux aussi, d’ailleurs, avec leurs enfants.
Enfin ! Baudelaire :
« Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta soeur, ou ton frère ?
— Je n’ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère. »
Assez drôle l’expression « film chorale », car le cinéma est pour sa nature un art chorale — collaboration d’un ensemble de métiers —, et c’est sa force.
renato, on parle de film ou de roman choral quand on n’y suit pas une histoire à travers un ou des personnages principaux, mais diverses histoires à travers une multitude de personnages. « Short cuts » de Robert Altman est un parfait exemple en la matière.
Jacques, vous parlez de Cast ou de Film Choral ; moi, à la suite d’Arnold Hauser, du cinéma comme Art Choral : divers métiers — de l’électricien aux acteurs — travaillent ensemble avec un fin commun.
« cette déclaration de Godard est à savourer »
Et celles-ci, Paul !
« Et les romans récents, vous les lisez?
Aucun. C’est trop nul. Je préfère l’histoire, les Mémoires, les sciences, la philosophie et surtout les biographies littéraires. »
« Mais qu’est-ce que c’est, un grand romancier?
C’est Mme de La Fayette. En ce moment, je relis La princesse de Clèves pour un projet de film sur l’amour et l’Occident. Balzac, Stendhal, Flaubert, Tolstoï, Dostoïevski, Dickens, Thomas Hardy, Meredith, Virginia Woolf, les grands Américains… Voilà des écrivains, il y en a vingt à tout casser. Ils ont un style, c’est-à-dire un endroit où se pose l’âme, tandis que Günter Grass ou John Le Carré n’ont que du talent. »
« N’êtes-vous pas un écrivain raté comme tous vos amis de la nouvelle vague?
Truffaut était plutôt un libraire raté et un critique dans la lignée des grands critiques d’art français de Diderot à Malraux, des gens qui avaient un style. C’est vrai que Rohmer et Astruc ont écrit. Mais quand on a vu des films, on s’est sentis enfin délivrés de la terreur de l’écriture. On n’était plus écrasés par le spectre des grands écrivains. »
« Les chefs-d’oeuvre, il faut les lire, pas les tourner. Faire un film avec le Voyage au bout de la nuit, ça n’a pas de sens. »
Ah ouin, d’accord, magnifique cet entretien avec passoul que j’avions oublié… Merci.
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…Pessoa, que j’aime beaucoup aussi, est tout de même très noir alors que Cioran aide à vivre,
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Bien vu !
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