de Pierre Assouline

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La République des livres
Baudelaire plus que jamais « n’importe où hors du monde »

Baudelaire plus que jamais « n’importe où hors du monde »

Et dire qu’on en est là : évoquer le génie de Baudelaire en contrepoint de celui de Houellebecq, parler de l’un pour établir des analogies avec l’autre, convoquer à son corps défendant l’ombre tutélaire de l’incontestable poète qui continue à dominer les lettres françaises depuis un siècle et demi pour consolider la réputation de celui que les medias veulent à tout prix nous vendre comme le Grand-Poète-de-son-époque… Quelle misère intellectuelle et quel triste signe des temps ! Il suffirait pourtant d’expédier la chose, et l’Autre autoconsacré par son propre pavé de l’Herne, d’une citation de Baudelaire échappée du Peintre de la vie moderne :

« Il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse, si minime ou si légère qu’elle soit »

Il y a de toute façon une excellente occasion de revenir au patron tout seul, sans un prétexte fallacieux : c’est l’exposition « L’œil de Baudelaire » qui se poursuit jusqu’au 29 janvier au Musée de la vie romantique à Paris pour le cent-cinquantenaire de sa mort. Un petit musée qui ne se pousse pas du col mais qui a un charme fou (surtout à la belle saison quand on peut y déguster d’exquises tartes aux fruits sous la tonnelle dans un petit jardin de roses et de lilas) et tire bien son épingle du jeu malgré ses moyens réduits. Le piquant de l’affaire est que l’une deux salles baudelairiennes a pour cadre l’ancien atelier d’Ary Scheffer, artiste par lui abhorré pour son éclectisme, peintre dont il méprisait la tristesse et qu’il évoquait en chef de file des « Singes du sentiment ».

Tout y concourt à montrer en quoi le poète a pu dire, dans Mon cœur mis à nu, revigorant empilement de ses colères, que la « glorification des images » était son unique et primitive passion. Il est vrai, mais le rappel est utile et c’est l’une des vertus de cette exposition qui n’en manque pas, que le tout premier écrit signé Charles Baudelaire qui fut publié sous forme de livre, n’était pas un recueil de poèmes : conçu dans l’esprit du Diderot qui inaugura un genre littéraire avec la critique d’exposition, ainsi que de Stendhal qui y excella, cet essai était consacré à la critique d’art des expositions de l’Académie des Beaux-Arts et s’intitulait Le Salon de 1845. Et comme ses maitres en la matière, au-delà du compte-rendu ponctuel, c’est bien d’une réflexion critique sur des problèmes d’esthétique qu’il s’agit.ob_481c5e_baudelaire-1844

 

Figure romantique par excellence du poète maudit, il plaide pour une critique poétique, subjective, de parti pris, exclusive mais ouverte contre une critique froide, algébrique, sans tempérament. L’exposition invite à s’immerger dans le paysage artistique des années 1845-1863  parmi les peintres de Baudelaire, les Delacroix, Ingres, Corot, Rousseau, Courbet ou Chassériau, qu’il les ait encensés ou blâmés. Sans oublier Manet bien sûr, avec qui il partageait la passion de l’Espagne et de ses artistes, celui qui incarne la génération montante et la modernité, ainsi que des caricaturistes au premier rang desquels Daumier en ses « vivantes monstruosités » qu’il élève au rang de grand artiste, ce qui était beaucoup plus risqué (et prophétique) que de louer Goya déjà fort acclamé à Paris. De quoi mieux appréhender son éducation artistique et les ressorts de sa sensibilité esthétique.

Volontiers pédagogique mais sans lourdeur scolaire, le déroulé rythmé en quatre temps (Les Phares, le musée de l’amour, l’héroïsme de la vie moderne, le Spleen de Paris ) offre déjà des clés pour déchiffrer les expressions qui jalonnent les écrits artistiques de Baudelaire : « beauté moderne », « conception double exprimant l’éternel dans le transitoire », « beauté interlope », « mérite de l’inattendu », notion d’étrangeté, pourquoi un tableau fait est préférable à un tableau fini, en quoi une œuvre respire l’amour, le romantisme de la couleur et la nature idéale de la ligne, la part de naïveté exigée d’un artiste etc Sans oublier, on s’en doute, « modernité », auberge espagnole si généreuse dans son accueil de toutes les interprétations, déviations, instumentalisations, alors que Baudelaire avait bien défini la mission du peintre de la vie moderne :

« Dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, tirer l’éternel du transitoire »

Baudelaire célèbre en l’imagination la reine des facultés contre le réalisme tenu pour une blague puisque le goût du Vrai ne peut qu’opprimer le goût du Beau, une imagination avec ou sans l’aide des drogues et autres paradis artificiels, son « accélérateur de pouls ». Au fond, Delacroix, représentant majeur du romantisme loué comme un « peintre universel », demeure celui qui domine son panthéon artistique, le peintre le plus proche de son intime inspiration, son frère en mélancolie puisque le poète à l’âme en prostration ne croit plus au pouvoir rédempteur de la poésie ; car, comme l’écrivent les responsables de l’accrochage , « Delacroix est comme Baudelaire le représentant ultime d’une époque révolue mais qui demeure, dégagé des stigmates de la nouveauté, la plus pure expression de la modernité ».

baudelaire3« Quel est donc ce je ne sais quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme ; et il a fait cela, – observez le bien, – monsieur, sans autres moyens que le contour et la couleur ; il l’a fait mieux que pas un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné. »

Se plaignant d’être considéré comme un excentrique, un dandy, un mystificateur, un farouche, il en est pourtant le premier responsable puisqu’il fut l’artisan de sa propre légende. Son musée de l’amour est bien là, entre ses deux extrêmes que sont la Vénus blanche (Madame Sabatier) et la Vénus noire (Jeanne Duval). La génération des poètes de 1860 (Verlaine ans co) avait beau se réclamer de lui, il ne les en a pas moins moins sévèrement jugés. Bien sûr, il est aisé avec le recul d’ironiser sur ses erreurs de jugement, ses louanges à l’art d’un Octave Penguilly L’Haridon, son optimisme quant à la postérité de l’oeuvre d’un Octave Tassaert, ou dans celle d’un Chassériau, d’un Chazal, d’un Catlin, alors même qu’il prenait ses distances avec Courbet ou écrivait à Manet attaqué pour son Olympia qu’il mettait trop d’orgueil à s’en plaindre d’autant qu’il n’était jamais que « le premier dans la décrépitude de votre art ».

A travers une centaine de lettres, articles, tableaux, dessins, gravures, photos, tout est fait pour montrer l’incessante conversation entre les poèmes et les œuvres d’art : influence dans l’association des couleurs (le rose et le noir) ou la conception de l’harmonie etc. Une imprégnation qui n’est jamais traduction ou transposition et dont on dirait qu’elle a pour unique objet de répondre à la question : qu’est-ce que la beauté moderne ? On l’y retrouvera de manière frappante dans ses portraits les plus variés : séries photographiques de Nadar ou Carjat qui nous le montrent tel qu’en lui-même, amer, ironique ; jeune au nez de priseur et aux lèvres impudentes, si Samuel de la Fanfarlo, dans une huile d’Emile Deroy (1844) ; pensif en lecteur absorbé dans un livre dans une huile de Courbet ; jusqu’à son autoportrait dessiné qui n’est pas le moins émouvant. Hostile à la photographie, aux journaux grands format et à la « rancuneuse énergie » de la critique, effrayé par le progrès, la modernité technique, industrielle et archirecturale, il n’en est pas moins fasciné par le nouveau décor urbain, fascination-répulsion pour la ville « grande barbarie éclairée au gaz »Nadar 1855

Outre le catalogue de l’exposition (29,90 euros, Paris-Musées), et naturellement l’œuvre même de Baudelaire (toutes éditions), la visite donne envie de retrouver l’un des meilleurs « petits livres » qui lui ait été consacré : celui du baudelairissime Robert Kopp Le soleil noir de la modernité (160 pages, 15 euros, Découvertes/ Gallimard) opportunément réédité dans une édition augmentée. C’est un admirable concentré, en peu de pages mais intelligemment illustrées, de tout ce qu’il y a à savoir en un tel format sur celui qui entreprit de faire de l’or avec de la boue, le traducteur d’Edgar Poe, le dandy sur les barricades de 48, le réprouvé des Fleurs du mal…

Quels que fussent le support et la forme, il cherchait partout la poésie, ne vivait que pour la poésie et avait fait de l’art son idéal, à l’écart de la société, en marge des autres, tel que Courbet l’a représenté dans son grand tableau « L’Atelier du peintre » dans une allégorie de sa vie artistique. Baudelaire s’y tient si loin de tous qu’il manque de sortir de la toile, loin des élus qui « vivent de la vie », absorbé dans la lecture d’un livre, trouble-fête égaré dans le magasin d’images et de signes, ne se soumettant à d’autre gouvernement que celui de l’imagination et se royaumant dans le plaisir aristocratique de déplaire (à condition d’oublier le corps de phrase qui précède la fameuse expression : « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le… »). Qui dira jamais mieux que lui la jouissance qu’il y a à élire domicile dans le nombre ?

En nous invitant à aller voir au-delà du double stéréotype qui lui colle aux basques (poète maudit et provocateur dans la mystification), l’exposition contribue à le présenter comme le polygraphe de la modernité à travers ses critiques (ses comptes rendus des Salons de peinture demeurent une référence pour les historiens de l’art), de quoi enrichir notre image d’un auteur unique et protéiforme, comme ils l’étaient presque tous alors. Son injonction« n’importe où hors du monde » a assigné à la poésie la mission de plonger au fond de l’Inconnu (plutôt que l’Infini, ce fameux ailleurs, mais ça se discute encore) pour en extraire du nouveau. Sa solitude ne peut se comprendre sans une référence au mal romantique de l’Homme Supérieur. Son dandysme prend racine dans le culte de la différence, « stoïcisme aristocratique qui se pare pour se séparer ». I

l s’enivre d’humiliation et non d’humilité. Son orgueil, sa solitude présente, le soutient dans sa haine sauvage contre les hommes. Un orgueil assis sur le pressentiment d’une haute survie littéraire. Que lui importe de n’être pas aimé puisqu’il sera de ceux dont on se souvient, du moins est-il convaincu. Il « sait » qu’un jour les effets de sa contre-littérature, cette poésie d’intimité qu’il interpose entre lui et le public, s’estomperont pour laisser s’épanouir chez les lecteurs son génie profond. Sans conviction car sans ambition, le dilettante appliqué, qui porte haut le dogme de l’Art pour l’Art, ne méprise rien tant que la littérature socialisante. La démocratie peut-être, où des malheureux tombent « comme un papillon dans la gélatine » après s’être pris au piège de la souveraineté populaire, cette « tyrannie des bêtes ». A la suite de Georges Blin, maître de Robert Kopp, il faut lire le drame de Baudelaire comme un mouvement mystique marqué par le refus et l’absence de compromis, et le célébrer pour avoir introduit la conscience de la modernité mais avec une langue classique. Mais de grâce, si c’est pour vulgairement l’instrumentaliser au profit de pâles gloires contemporaines, qu’on lui fiche la paix !

L’écrivain Antonio Munoz Molina a visité à Paris l’exposition Baudelaire et il en tire des leçons sur notre regard

(« Baudelaire par Courbet », vers 1848, huile sur toile ; « Baudelaire par Emile Deroy », 1844 ; « Baudelaire » photographies de Nadar, 1855 D.R.)

 

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, Poésie.

1018

commentaires

1 018 Réponses pour Baudelaire plus que jamais « n’importe où hors du monde »

et alii dit: à

On n’est jamais excusable d’être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu’on l’est; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise.

« la fausse monnaie » a été commenté par Derrida

bérénice dit: à

c’est un peu con ce raisonnement, de l’éthique du mauvais ? la conscience du vice pour résumer la volonté de poursuivre dans une voie qu’on sait condamnable serait plus pardonnable que d’être mauvais par atavisme ou insuffisance mentale? Bof.

bérénice dit: à

déficience, pardon déficience mentale.

Jean Langoncet dit: à

Après tout, avez-vous vu Patterson, Bérénice ?

bérénice dit: à

non toujours pas.

Jean Langoncet dit: à

No hurries… Sortie en DVD et VF au printemps prochain dans la librairie de votre grande surface préférée

bérénice dit: à

J’irai vraisemblablement lundi, je n’ai rien vu depuis presque deux mois. Décembre a proposé de bons films sur Arte que je n’avais pas vus, là ça commence à manquer mais à force de tergiverser ou de procrastiner ou encore de tenter d’en trouver 1 dans la cohorte de films pour enfants et adolescents, je ne vais plus rien voir.

bérénice dit: à

Le dernier en date qui m’a procuré un plaisir et redonné le goût du cinéma est ce film  » still the water » avec ces images merveilleuses d’océan, cette humanité si bien rendue avec tant de pudeur et de retenue pourtant autour de cette femme qui va partir et ces adolescents. Quelle paix!

Sant'Angelo Giovanni dit: à


…vive, tout les combats à s’inventer,!…
…la gloire de sa certaine sérénité,!…
…encore et toujours, du sang des mots,!…
…par ailleurs en tout dieux,!…
…suivant, what else,!…Ah,!…garde ses caniches,!…etc,!…
…ouvrons les portes des  » Janus  » en herbes économiques à têtes de lards circonstanciées,…
…le sel de la vie,!…tout terrains, hors normes,!…la guerre pour le plaisir,!…
…pour nos marchands d’armes,!…à nos rayons – lasers au travail,!…Ah,!Ah,!…
…et que çà saute,!…

D. dit: à

Bérénice, vous seriez à coup sûr impressionnée par le dernier Starwars sorti en décembre « Rogue one » (nom d’une opération), à voir sur grand écran avec Dolby surround en acceptant d’avoir les oreilles qui bourdonnent un peu pendant 2 heures. Il donne une bonne idée de ce qu’on sait faire de mieux en terme d’effets spéciaux et de recréation quasi-parfaite (plus rien à voir avec les premiers Starwars de la fin des années 70). Des scènes situées en périphérie de planètes fictives époustouflantes par leur qualité et leur réalisme, on ne sent plus du tout l’artifice kitch, on est à fond au cœur du film. Il faut essayer pour comprendre.
A voir en 2D, laissez tomber la 3D inutile et fatigante.
http://youtu.be/BtxEfZdBs-E

Sant'Angelo Giovanni dit: à


…il y a, mieux que çà comme  » effets  » spéciaux,!…

…hélas, çà peut nettement améliorer le fonctionnement des satellites actuels en orbites,!…

…comme disent les U.S.,…je ne suis pas payer pour çà,!…alors, allez vous faire foutre,!…avec vos minus d’imaginations ridicules,!…

…pourquoi, il va pas plus souvent au cinéma,!…parce que c’est de la tarte de merde,!…il n’y à rien,!…
…faisons semblant de croire, c’est un plus pour du foin à cheval,!…etc,!…
…sans rancunes,!…aux tapisseries ciné de l’histoire,…

Sant'Angelo Giovanni dit: à


…tient, voilà mes pythagoristes à pythagoriciens , avec mes Hippase de Mégaponte,!…

…Archimède, à ses fours et ses moulins,!…

…comme Vulcain, avec l’enclume et son marteau,!…un grand cocu volontaire comme il se doit,!…encadrer,!…dans l’or du monde,!…
…çà nous pousse des cornes à licornes,!…
…déjà, encore molles,!…
…Ah,!Ah,!…un effort,!…au centre de biais,!…3,14 ,…
…disciples pour du pain,!…etc,!…

JC..... dit: à

« Une porte peut être ouverte ou bleue »

JC..... dit: à

Charles Baudelaire ou Pierre Dac…?

JC..... dit: à

Comment se portent les Républiques de la Culture ?

ART ? … Scemama parle seul
CINEMA ? … Annelise vend ses navets
JAZZ ? … Kiosseff a coupé le son
ARCHITECTURE ? … Sabbah depuis octobre s’est tue
LIVRES ? … Salle Wagram plutôt que Sorbonne

Eppur si muove !

la vie dans les bois dit: à

Il ne reste que quelques jours, pour aller voir cette exposition au musée de la Vie Romantique.

La lumière y était trop obscure, les tableaux et dessins, comme une illustration, un prétexte, pour quelques « saillies » salonnardes de Baudelaire.
Le salon de l’amour, ne dépareillerait pas derrière un rideau rouge, où ne seraient admis, que les licencieux, petit comité de happy few, qui ne monte pas à Pigalle.

Idem, pour quelques reliques dédicacées du  » patron ».

Si, il faut garder un souvenir !
Qui dit aussi la pauvreté de Baudelaire critique d’art,  » hors ses murs »…

http://www.georgecatlin.org/

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