de Pierre Assouline

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La République des livres
Pierre Birnbaum, fils reconnaissant de la République

Pierre Birnbaum, fils reconnaissant de la République

« Ca, il vaut mieux ne pas l’écrire… » Prudent, Pierre Birnbaum. On ne se refait pas. Il ne va pas être facile de mettre à nu son rosebud, ce détail invisible et profondément ancré qui le révèle mieux que tout aveu. Né à Lourdes en 1940, il est en quelque sorte un fils du miracle. Pas seulement en raison de la proximité de la grotte de Massabielle : un père juif venu de Varsovie, une mère juive venue de Dresde, des parents maroquiniers arrivés en France en 1933 et qui parlaient allemand à la maison… Pierre Birnbaum est un fils de la République mais un fils reconnaissant, tout à sa dévotion. Il a payé sa dette en publiant des livres de référence sur la sociologie de l’Etat – l’Etat français, cela va sans dire, car il est le seul selon lui à tenir pleinement son rôle. Dans les colloques, il est l’homme de l’Etat fort, qui a permis aux Juifs français de s’intégrer et de parvenir dans les sphères du pouvoir quand leurs coreligionnaires américains durent attendre le « New deal » de Roosevelt dénoncé d’ailleurs comme un « Jew Deal » en ce qu’il permit aux juristes juifs formés à Harvard de dépasser les frontières de leur Etat en accédant à Washington (voir FDR and the Jews de Breitman & Lichtman qui vient de paraître aux Etats-Unis), ainsi qu’il l’a analysé dans Les deux maisons (432 pages, 25 euros, Gallimard, 2012). Au cœur de l’imaginaire politique moderne, les deux républiques, la française et l’américaine, s’offrent comme des voies d’accès contraires au bonheur ; on y trouve des obstacles propres à chacune de leur logique. Dans la première, il n’y a d’identité que nationale dans un espace publique sécularisé; dans la seconde, les identités religieuses s’épanouissent mieux mais leur reconnaissance comme citoyenneté en souffre

Issu d’un milieu peu socialisé, ignorant des réseaux menant aux grandes écoles dont il ne connaissait même pas l’existence, la lecture des Bourgeois conquérants de Charles Morazé le poussa à la fin des années 50 vers Science Po (« Option Service public, évidemment ! ») puis en faculté de droit. Sociologue de formation, historien de profession, il est de ceux qui ont rapproché les deux disciplines jusqu’à la naissance de la sociologie historique. Raymond Aron fut son maître, tout sauf complaisant : quand il l’appelait pour le présenter, il prenait un malin plaisir à prononcer à l’allemande « Monsieur Birnbaôme ! ». Humiliant, mais passons, pas de plainte, il a horreur de ça. N’empêche, c’est déjà dur à encaisser de la part de celui dont on est proche, alors des autres… A sa soutenance de thèse en Sorbonne sur la structure du pouvoir aux Etats-Unis, Georges Lavau devenu plus tard son ami, l’interpella à la surprise générale : « Pouvez-vous nous parler de la structure du pouvoir en Israël ? ». Il ne se démonta pas face au mandarin : « Monsieur, je ne vois pas en quoi cela se rapporte au sujet de ma thèse ». Et après des fiches de lecture pour Pierre Nora chez Gallimard, une carrière universitaire. Nègre d’Aron et Bourdieu pendant un an (« Je rédigeais leurs fiches de lecture mais… ne l’écrivez pas… »), maître-assistant à Bordeaux avec François Bourricaud et Raymond Boudon, maître-assistant à Bordeaux avec François Bourricaud et son ami François Chazel, puis Paris-I, avec ses amphis d’étudiants et ses thésards auxquels il reste si attaché.

Et toujours, l’Etat, l’élite, le pouvoir. Sa spécialité, son étiquette. Jusqu’à la parution en 1988 de Un mythe politique : la « République juive ». De Léon Blum à Mendès France. C’est son outing. Notez qu’il avait toujours été juif ; mais qu’il en ait fait pour la première fois son champ de recherche a modifié le regard des autres sur lui. Certains de ses collègues se demandaient ce qui lui était arrivé alors qu’il avait tant de choses à dire dans son domaine, et l’enjoignaient de « rester avec nous ». En vain. Résultat : lui qui était au cœur de la discipline y participe moins depuis vingt ans. Tant pis pour eux. Pas de plainte : travailler et avancer.

Il aime l’Amérique, laquelle le lui rend bien. Il enseigne aujourd’hui à NYU après l’avoir fait durant sept ans à Columbia. Ah, New York, New York ! Son nirvana. Pas du tout blasé, il s’émerveille encore des lumières de la ville, de l’ouverture des bibliothèques la nuit et de son accès permanent à une banque de données de rêve. C’est d’ailleurs là, à Washington Square, qu’on lui a donné tout le temps nécessaire pour écrire son dernier livre La République et le cochon (Seuil, 208 pages, 18 euros), une analyse du retour en fanfare du porc dans le débat public, de l’enjeu politique du hallal et du cachère et de la nouvelle difficulté à partager la très républicaine « table commune » en consommant d’autres plats que ceux des autres. Les pages sur l’interdiction de l’abattage rituel en Suisse dès 1884 à l’issue d’un référendum et d’un article de la Constitution, puis dans le reste de l’Europe, en Italie fasciste, en Allemagne nationale-socialiste, dans la France de Vichy sont les plus neuves ; d’autant qu’en France, l’alimentation est un véritable marqueur identitaire ; pas seulement ce que l’on mange mais le fait de manger ensemble, la sociabilité du partage de la table. Pour les juifs et les musulmans, le cochon est par excellence la viande de l’Autre. Il symbolise l’ensemble de ce que la cacherout et le hallal rejettent, même si Adolphe Crémieux, président du Consistoire israélite dans les années 1840, mangeait du porc sans état d’âme. Et aujourd’hui ? A ses yeux, l’existence non pas d’une nourriture rituelle mais de menus végétariens à côté de menus volontiers charcutiers, dans les écoles publiques comme dans les banquets, partout où l’on partage la table, permettrait de dénouer les tensions, d’éviter les crispations et de résoudre une question qui n’a pas lieu d’être (il en dit davantage dans une conversation avec Victor Malka sur France-Culture)

Birnbaum se connaît peu de concurrents, en dehors de Maurice Kriegel, car « ces sujets », entendez les rapports entre les Juifs Français et le pouvoir, n’ont pas encore conquis leur légitimité. On lui fait crédit de l’invention de formules-concepts telles que « les fous de la République » et les « Juifs d’Etat » même s’il convient qu’il n’existe pas de brevet Lépine pour ce type de trouvailles. « Si vous pouvez éviter de l’écrire… » Décidément, il est précautionneux. Il n’y a pourtant rien d’extraordinaire à raconter qu’il a toujours reçu des lettres d’insultes anonymes, qu’il admire le Céline du Voyage au bout de la nuit, qu’il place l’Aurélien d’Aragon aussi haut qu’A la recherche du temps perdu. Certes mais… : « On ne va pas se plaindre, non ? On a une chance folle en France. Vous en connaissez beaucoup, des sociétés qui offrent de tels espaces de liberté ? »

Là gît son paradoxe : il n’a pas son pareil pour jeter un pavé dans la mare, mais dans le même temps, il fuit toute polémique. Des exemples ? Dans La France aux Français. Histoire des haines nationalistes (1993, 2006), il avait osé s’attaquer au grand André Siegfried et déboulonner sa statue dans un chapitre où il racontait son cours sur les crânes en 1942 au Collège de France – ce qui avait incité les éditions du Seuil à soumettre le manuscrit à leurs avocats. Evoque-t-on son audace qu’il tempère aussitôt : « J’ai le courage de travailler sur des choses difficiles et de les présenter mais pas le courage de les défendre en public. » Autre exemple : au lendemain d’un entretien télévisé au cours duquel le président Mitterrand avait prétendu sans être contredit que le statut des Juifs promulgué par Vichy ne concernait que les étrangers, il remplit toute la page 2 du Monde pour lui opposer un cinglant démenti textes à l’appui. Mais ne lui parlez pas des intellectuels médiatiques et autres bateleurs d’estrade, il balaie les noms connus d’un revers de main et passe aussitôt à autre chose. A ce à quoi il croit : le travail, la recherche, l’exigence, la précision, la minutie. Le reste n’est même pas littérature. Son imagination de chercheur lui vaut de trouver à chaque fois des angles nouveaux ignorés, oubliés ou négligés par les autres. Mais…

« Ca non plus, ce n’est vraiment pas la peine de l’écrire ! ». En fait, ni prudent ni précautionneux : « Plutôt austère ». A propos, et son rosebud ? Un drôle de mot, juste un mot, énigmatique à souhait, comme il se doit, mais qui dit tout : Omex. C’est le nom d’une commune pyrénéenne, dans la vallée de la Batsurguère. Quand il y vivait, elle comptait quelque 230 habitants. C’était pendant la guerre. Un couple de paysans sans enfant les avaient recueillis, lui et sa sœur. Ils les ont sauvés tandis que leurs parents se cachaient tout près, à Lourdes. Cela dura toute l’Occupation et nul ne les dénonça alors que tout le monde savait. Ce séjour lui fut une école de silence et de discrétion. Il lui en reste l’habitude de s’exprimer doucement. Devant notre perplexité, il fait signe de se rapprocher et, retrouvant sa diction d’enfant, murmure à l’oreille : « Faut paler tout doucement, y a des Allemands patout ». Devenu adulte, il a régulièrement rendu visite à ces héros simples. Il le raconte sans plainte ni larmoiement, mais avec un sentiment de nostalgie mêlé de terreur. Citer Omex, c’est leur rendre hommage. « Et ça, vous pouvez l’écrire. »

(« Square du Vert-Galant, île de la cité, Paris, 1953 » photo Henri Cartier-Bresson ; « Pierre Birnbaum » photo E.mannuelle Marchadour)

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