Ce qu’a prouvé Magellan
Qu’est-ce qui a poussé Stefan Zweig à s’intéresser à un navigateur portugais du XVIe siècle ? L’homme des grandes biographies — de Montaigne à Romain Rolland, de Verhaeren à Verlaine, de Marie-Antoinette à Marie Stuart —, dans sa fuite de Juif proscrit face à la montée de l’hitlérisme, découvre le Brésil qui fait bel accueil à l’immense romancier autrichien — de La confusion des sentiments au Joueur d’échecs. L’homme des froidures viennoises, subjugué par la majestueuse baie de Rio de Janeiro et séduit par la langue portugaise, se penche sur le navigateur qui, dans son périple, fit longue escale au havre de Guanabara, ce Fernão de Magalhães, devenu Fernando ou Hernán de Magallanes en espagnol et Fernand de Magellan en français. Cette métamorphose de l’identité n’était sans doute pas pour déplaire au passeur de tant de frontières. Et c’est là qu’il achèvera sa biographie de l’illustre navigateur, publiée en 1938. Quatre ans plus tard, après divers séjours à Londres et à New York, et au comble du désespoir devant l’effondrement de l’Europe et de l’humanisme, c’est au Brésil et à Petropolis qu’il mettra fin à ses jours.
Mais comme toujours, s’agissant de cette immense biographie Magellan. L’homme et son exploit (nouvelle traduction de l’allemand par Françoise Wuilmart, 19 euros, Robert Laffont), peut-être pourrait-on dire avec lui « Magellan c’est moi »(ici lire un extrait). Fallait-il qu’il porte le masque de cet homme secret, obscur, taiseux et immensément audacieux ? Capable de braver le destin et de tenter des coups à risque, à l’instar de ce joueur d’échecs qui, livré à lui-même, dans la solitude de sa geôle, finit à jouer contre lui, en allant au bout de sa schizophrénie. Mais vainqueur tout de même, il hissera haut le pavillon de la victoire, tel le galion Victoria, l’un des cinq bâtiments confiés au capitán general Magallanes qui sera le seul à rejoindre le port de départ après avoir accompli, en trois ans, le premier tour du monde de l’histoire, prouvant pour la première fois et à jamais qu’en poursuivant obstinément dans la même direction, que ce soit du côté où le soleil se lève ou du côté opposé, on doit forcément revenir au point d’où l’on est parti. Ce que les grands sages supposaient depuis des milliers d’années, et ce dont rêvaient les savants, est devenu une certitude grâce au courage d’un individu : la Terre est ronde, et voici un homme qui en a fait le tour.
Révolution copernicienne, donc. Et le scrupuleux biographe qu’est Stefan Zweig, qui a fouillé toutes les archives et lu tant de livres, nous dévoile toutes les péripéties de l’affaire, depuis la déception du grand navigateur dont le roi Manoel réfute l’ambition jusqu’au déni de nationalité de ce Portugais qui va non pas se vendre à Charles Quint, mais trouver en Espagne pâture à son ambition. Le détail de l’expédition est dressé avec une minutie de notaire. Puis c’est la mer, l’océan, la quête insensée de la route du Sud et de ce passage que les cartographes de ce temps supposait — toute découverte, n’est-ce pas ? naît d’une intuition — ouvrant sur le troisième océan, ce Pacifique, ainsi nommé par Magellan, reliant l’Atlantique à l’océan indien où tant d’îles regorgeaient de tant de richesses d’épices et d’or. Ce « Portugais de fer » épanchera là les seules larmes qu’il aura versées de sa vie : bonheur d’une découverte inouïe, joie immense d’une mission accomplie.
Pourtant Magellan ne triomphera pas au retour à Séville, car le destin, qui se joue toujours de l’espoir de l’homme — et Zweig est aux premières loges pour le comprendre et l’éprouver —, précipitera l’homme Magellan dans le piège d’un misérable conflit avec le roitelet d’une de ces îles philippines : le plus stupidement du monde, ce géant des mers sera terrassé par le plus minable des nains. Sic transit gloria…
Comme Moïse, cet autre meneur, Magellan ne foulera jamais lui-même la terre qu’il avait promise à ceux qui l’ont suivi.
Nul doute que c’est cette fin misérable qui, dès le départ séduisit l’écrivain autrichien qui allait déjà au-devant de la mort, en parfait désabusement de l’homme et de ses bontés ! Dès lors, en ce combat funeste où le héros fait le sacrifice de sa vie, c’est bien ce qui demeure, l’objet de son ambition, le gage de sa victoire contre l’adversité, qui surnagera sur les eaux tumultueuses, d’où au dernières lignes ce qui n’est rien d’autre que le testament d’un humaniste désespéré et suicidaire qui ne sait, in fine, que brandir encore et toujours, comme un fanion tremblotant au bout dehors de foc, le chiffon rouge de l’espoir :
Magellan a prouvé à tout jamais qu’une idée animée par le génie et résolument portée par la passion s’avère plus forte que tous les éléments réunis, et qu’un seul homme, malgré son passage éphémère sur terre, est toujours capable de transformer en réalité et en vérité impérissable ce qui n’était qu’une utopie pour des centaines de générations.
À l’heure où les utopies semblent à terre et foulées aux pieds autant que les arbres séculaires de la forêt amazonienne, en rendant grâce à la magnifique traduction de Françoise Wuilmart, qui avait déjà su restituer en français le talent de Stefan Zweig dans ses multiples recréations verbales, sachons retenir, en dépit des vents contraires et des éléments déchaînés, qu’il y a toujours moyen de se frayer passage entre les rocs mortifères et d’accéder au locus amoenus pour peu qu’on ait, comme Magellan, chevillé au cœur, un souffle d’espoir.
Albert Bensoussan
8 Réponses pour Ce qu’a prouvé Magellan
Bonsoir,
Ai lu l’édition des Cahiers rouges chez Grasset.
Ce livre est génial.
Qq. précisions :
c’est lors de sa propre traversée en transatlantique qu’a germé cette idée chez Zweig. Le confort de son voyage l’a emmené à se projeter sur le pionnier, l’inventeur du détroit éponyme.
Sur cinq caravelles, une a coulé à Puerto Santa Cruz en Argentine. Au-dessus de Comodoro Rivaderia.
Deux capitaines ont trahi et ont rebroussé chemin vers l’Espagne, assez tardivement.
Une seule a trouvé le passage.
Ne sais plus pour la cinquième.
Lagellan s’est fait haché menu par les guerriers du roitelet. Il n’avait pour armure que la protection du buste et ils l’ont attaqué sur/par les jambes, non protégées. Les soldats de Magellan n’ont pu rapatrier le corps qui erre sur un petit bout d’île du Pacifique. Une terrae incognitae.
Autre remarque : fascination pour sa stratégie d’exploration. Lorsqu’il arrivait devant une baie (nombre des données cartographiques qu’il avait par avance étaient erronées), par exemple devant le rio de la Plata à Buenos Aires, il envoyait deux caravelles s’enfoncer en repérage. Deux attendaient à l’entrée le résultat, une faisait la navette.
Les difficultés ont surgi ultérieurement face aux mutineries et diverses tentatives de prise de pouvoir des autres capitaines.
In fine, je me demande si Magellan n’était pas le seul à croire en lui-même. À bon escient.
Dslée
Magellan s’est fait hacher menu par les guerriers du roitele
IL S EST EGALEMENT INTERESSE A L AMERIGO VESPUCCI ET A RACONTE L HISTOIRE D UNE MAL ENCONTRE; encore plus intéressant que son Magellan, avais je trouvé.
Bien à vous, M. Bensoussan
Magellan ou l’éloge du colonialisme ?
Quel mépris pour le « roitelet-nain » qui n’a fait que défendre son territoire !
CROIRE EN SOI ET MENER L’ENTREPRISE JUSQU’AU BOUT? MAGNIFIQWE UNIQUEMENT SI LE JEU EN VAUT LA CHANDELLE.
CE QUI FUT LE CAS POUR MAGELLAN. MAIS DANS DE NOMBREUX AUTRES, CELA PEUT FINIR EN CATASTROPHE POUR UN GRAND NOMBRE D’ÊTRES HUMAINS.
NOTE DE LECTURE MAGNIFIQUEMENT ÉCRITE COMME D’HABITUDE, CHER ALBERT BENSOUSSAN!
SOUDAIN JE SUIS PRISE d’un remords d’avoir évoqué D.Tamett sur la RDL,alors qu’il a écrit inspiré par Le joueur d’échecs de zweig un roman https://www.babelio.com/livres/Tammet-Mishenka/833797
évidemment, pour ne pas déshonorer mon étiquette de « vraie maman juive -et ashkénaze », j’ai inscrit mon fils quand il était à un club d’échec régional-ce qui lui plut beaucoup (comme à ses grands parents paternels! ) et il en a fait une métaphore essentiel pour sa -jeune vie(il est devenu canadien!)
merci de vos billets !
un peu en retard:je serai excusée, n’est-ce pas?
Q: Quels facteurs familiaux ont pu influer sur votre intérêt pour les langues ?
R: Bien qu’aucun de mes parents ne soit linguiste, ils grandirent dans la communauté juive de Buenos Aires et, dès l’enfance, parlèrent couramment l’yiddish, en plus de l’espagnol et, plus tard, de l’hébreu également. Une des cousines de ma mère et son mari, tous deux aujourd’hui décédés, se retrouvèrent à Los Angeles dans les années soixante-dix, et s’employèrent en qualité d’interprètes judiciaires (d’espagnol et d’allemand, en anglais).
https://www.le-mot-juste-en-anglais.com/2020/03/la-famille-hulserozenblum-linguistes-du-mois-de-mars-2020.html?utm_source=feedburner&utm_medium=email&utm_campaign=Feed%3A+typepad%2Fle-mot+%28Le+mot+juste+en+anglais%29
MËME LIEN/
R: J’ai obtenu un BA en littérature espagnole et anglaise de l’Université hébraïque de Jérusalem, perfectionnant encore ma maîtrise des deux langues. En fait, c’était la première fois que j’étudiais l’espagnol dans un cadre scolaire. J’ai étudié à l’Université Complutense de Madrid (Espagne) pendant un an et, à mon retour en Israël, j’ai décidé de devenir traductrice. Cette année-là, l’école de traduction et d’interprétation de l’Université Bar Ilan a décidé de ne pas offrir de programme espagnol-hébreu, si bien qu’une occasion exceptionnelle de suivre un programme anglais-hébreu s’offrit à moi. Trois ans plus tard, je décrochais un certificat de traduction/interprétation summa cum laude pour les deux programmes, ainsi qu’un Master en littérature anglaise.
Q: Comment avez-vous pu conserver votre maîtrise de l’hébreu à des fins professionnelles ?
R: J’ai suivi une formation d’enseignante d’hébreu seconde langue, en me disant que cela pourrait être un bon emploi d’été. Près de trente ans plus tard, je l’enseigne toujours. Je considère toujours l’hébreu comme ma première langue. Je lis surtout en hébreu, je ne traduis qu’en hébreu et j’essaie de m’immerger dans tous les médias hébreux.
Q.: Comme traductrice et interprète contractuelle du Département d’État, vous avez traduit et/ou interprété pour plus d’une haute personnalité gouvernementale.
A. J’ai moi-même interprété le président Obama à trois reprises, je crois : le discours qu’il a prononcé à Jérusalem devant des étudiants, lors de sa visite de 2013; à la Maison blanche lorsqu’il a reçu à dîner le Président Abbas, le Président Moubarak, le Roi Abdullah et le Premier Ministre Netanyahou en 2010; et au Département d’État, en 2011.
J’ai fait partie de l’équipe de traduction du discours d’Obama, au Caire en 2009, et des discours de Trump à Riyad et Jérusalem, en 2017. J’ai aussi interprété à la Conférence de paix d’Annapolis, en 2007, et à certaines auditions notoires, dans des tribunaux
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