de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres

Ma dette à Marc Ferro

Par Jean-Pierre Bertin-Maghit

Tu as été l’un des membres du jury de la thèse de troisième cycle que j’ai soutenue à Nice en juin 1978. Ce fut une rencontre. La confrontation de nos deux points de vue reste gravée dans ma mémoire : un affrontement verbal acide. Il faut dire que mon analyse des films français réalisés sous l’Occupation portait la marque des excès taxinomiques de la sémiologie triomphante des années 70. Néanmoins, dès les premiers mots  du professeur Ferro, «  j’ai pesté en lisant votre texte, vous ne pouvez pas savoir… J’ai lu votre texte avec fureur, il m’a fait franchement bondir », le jeune chercheur que j’étais avait compris que derrière cette colère mise en scène s’exprimait en fait une très grande générosité.

En 1979, tu acceptais de diriger ma thèse d’état. Ainsi s’engageait une relation d’estime et d’admiration réciproques qui a duré plus de 45 ans. Ta générosité  m’a accompagné tout au long de ces années. Elle commença à l’occasion des séminaires cinéma et histoire ou tu nous accueillais le samedi, salle 511, de 10 heures à 13heures, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales jusqu’à aujourd’hui. Elève de Marc Ferro, c’est bien en cette qualité que je tiens à m’exprimer aujourd’hui.

Tu as été pour moi, comme pour tous tes élèves, un passeur : « l’historien doit conserver, expliciter, analyser, diagnostiquer. Il ne doit jamais juger » écrivais-tu dans la préface de ta biographie sur Pétain. Tu ne pouvais pas choisir meilleur exemple pour nous donner une leçon d’honnêteté scientifique. Choisir un ouvrage dans lequel tu étais impliqué passionnellement. Malgré ta discrétion et ta pudeur, nous savions, en effet, que durant cette période tu avais, à la fois souffert des coups cruels qui ont frappé ta famille — juive — et connu tes premiers engagements dans la résistance et le maquis du Vercors. Pourtant, ton analyse était sans faille, elle dressait un portrait au scalpel de l’homme d’état.

 « Serais-je pour ? Serai-je contre ? A vrai dire, cette question ne m’a pas troublé », écrivais-tu alors.

C’est cette première grande leçon d’histoire qui m’a accompagné tout au long de ces années. Ce fut d’abord le monde du cinéma sous l’Occupation pour lequel tu as supporté, mes doutes, mes hésitations, mes interrogations, ma frustration et mon découragement chaque fois que des archives m’étaient interdites. Tes encouragements étaient toujours là pour me faire comprendre qu’il y avait moyen de contourner ces trous noirs, en posant de nouvelles questions afin de construire autrement les hypothèses de départ. Ton souci ; faire advenir le meilleur dans mes textes. Ce fut enfin ma recherche sur les films d’amateur tournés par les soldats en Algérie que j’abordais avec frilosité tant il était important de trouver la bonne distance d’analyse face à des archives liées essentiellement à l’espace privé. Nos conversations sur ton expérience algérienne m’ont été d’un grand secours. Tu me parlais à la fois comme personnage de cette histoire et historien des grandes guerres du XX° siècle. Grâce à toi, ses longs échanges me rassuraient ; grâce à toi, j’ai su comment aborder ces récits de l’intime.

Mais transmettre, c’était aussi pour toi faire prendre conscience. C’est par la réalisation de films d’histoire que tu nous as montré le chemin à suivre pour mener à bien cette mission. Tu avais compris avant tout le monde l’importance du cinéma pour l’historien. Film de fiction, documentaire, film de propagande, actualités cinématographiques, films d’amateur avaient la même importance dans la façon dont ils racontaient l’Histoire. A travers ton  histoire en images — rassemblée et analysée dans Théorème 31, ouvrage publié l’année dernière par l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel de Paris3 — ton œuvre audiovisuelle nous dévoile non seulement la force d’évocation des images sélectionnées autour des grands moments du XX° siècle mais nous montre surtout que partout dans le monde, ceux pour qui le maintien d’un ordre établi ou la prise du pouvoir passaient par la mise sous contrôle de l’image la confisquaient à leur profit . Cette leçon a nourri mon travail audiovisuel comme auteur de documentaires sur l’Occupation et récemment comme réalisateur. J’ai conçu Lettres filmées d’Algérie 1954-1962, des soldats à la caméra comme un geste de filiation que je pouvais t’offrir.

Je me souviendrai de nos conversations dans ton bureau toujours fructueuses, de tes questions intarissables, curieuses de mes projets. Tu étais infatigable ! Je me souviendrai du plaisir que tu éprouvais à me raconter la trame de tes prochains livres — tu pouvais avoir jusqu’à 9 projets en préparation ! Je t’ai écouté pour Le livre noir du colonialisme, Le Ressentiment dans l’Histoire, Le Retournement de l’Histoire, L’Aveuglement, une autre Histoire de notre monde, jusqu’à cet après-midi de l’hiver 2018. J’étais assis face à toi dans son bureau, j’allais partir : «  je ne t’ai pas raconté, j’ai une idée pour un prochain livre » me dis-tu — nous venions de parler pendant prés de trois heures d’autres projets !

Tu poursuivis : « Au lendemain de la guerre, je me trouve avec Vonie, à Rottweil dans le Bade-Wurtemberg. Notre quatre-chevaux tombe en panne. Personne dans les rues. Une dame âgée nous indique un garage. Un jeune garçon en salopette, qui ne devait pas avoir plus de dix ans, s’active sous une voiture et nous demande ce que l’on veut. La réparation effectuée, au moment de le payer, je l’interroge pour savoir où se trouvent ses parents. « Gestorben » (morts) répond-il. Cette simple anecdote sur ce passé lointain introduit ton dernier ouvrage L’entrée dans la vie… Tu concluais toujours avec ton petit œil malin par ces mots : «  tu vois, ça n’a jamais été abordé de ce point de vue » ! Je me souviendrai des rires que nous avions lorsque tu racontais les turpitudes du monde universitaire.  Je me souviendrai…

C’est une chance rare que d’avoir été ton élève. Merci Marc d’avoir accepté, il y a des années, de diriger ma thèse d’état et d’avoir toujours été aussi attentif au devenir de chacun d’entre nous.

Jean-Pierre Bertin-Maghit

(Professeur émérite en études cinématographiques à Paris3, Membre honoraire de l’Institut universitaire de France)

Cette entrée a été publiée dans Histoire, LE COIN DU CRITIQUE SDF.

2

commentaires

2 Réponses pour Ma dette à Marc Ferro

DHH dit: à

Un riche portrait du maître qui est aussi un autoportrait du disciple qu’il méritait

mc dit: à

On ne peut mieux dire, DHH.
Je vais me remettre au Petain qui en son temps n’est pas passé.
A vous.
MC

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*