de Pierre Assouline

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La République des livres
Javier Cercas à la recherche du point aveugle

Javier Cercas à la recherche du point aveugle

Le roman sans fiction, cet écrivain n’est pas le premier à s’y frotter mais il est de ceux qui lui donnent ses lettres de noblesse. Né à Càceres (Estramadure) en 1962 mais barcelonais depuis l’âge de 4 ans, Javier Cercas a d’abord enseigné la littérature hispanique à l’université de Gérone avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Empruntant tant au roman, au récit historique, au portrait, au reportage, à l’interview et à l’enquête journalistique, sa manière lui a permis de grandes réussites, encensées tant par la critique que par le public en Espagne mais aussi dans de nombreux pays. En témoigne la fortune des Soldats de Salamine ((2001), d’Anatomie d’un instant (2009) et de L’Imposteur (2015). Des livres souvent hantés par la guerre civile, de même que le tout dernier qui vient de paraître en espagnol. Outre son premier roman Le Mobile (Actes sud, 96 pages, 13 euros) publié ces jours-ci en français longtemps après, il publie également un passionnant recueil d’essais Le Point aveugle (368 pages, 20 euros) où l’on croise les ombres familières de Cervantès, Leiris, Flaubert, Vargas Llosa ou de Borges. Ses livres sont traduits de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic. Il nous a reçu chez lui le mois dernier.

Et vous, vous savez ce que c’est un roman ?

C’est… une bonne question ! En fait, la réponse est facile : un roman, c’est tout ce qui se lit comme tel. Même l’annuaire des téléphones ! C’est le centre de ce que j’appelle le point aveugle, ce point sur le disque optique à travers lequel on ne peut rien voir. Ce déficit visuel, ou si vous préférez cette zone d’obscurité, est au cœur de la littérature. Paul Valéry l’a écrit quelque part : ce n’est pas l’auteur qui fait le chef d’œuvre, c’est le lecteur qui y entre et se l’approprie, mais un lecteur vigilant et il utilise à son propos cette expression géniale : « l’innocence armée », ou encore « l’ingénuité armée », bref, cette faculté qui permet au lecteur de déceler dans un livre ce que son auteur n’était pas tout à fait conscient d’y avoir mis. Le point aveugle est une brèche qui permet au lecteur de s’engouffrer dans l’espace créé par l’ambiguïté. Cervantès savait ce qu’il faisait en écrivant les aventures de Don Quichotte mais n’était pas conscient de la manière dans laquelle nous les lisons aujourd’hui.

Etrangement, dans votre recueil d’essais Le Point aveugle, vous vous interrogez beaucoup sur la nature du roman alors que vous n’en avez pas écrit à proprement parler.

Kundera parle des deux temps de l’histoire du roman : primitif avec Cervantès et à sa suite Sterne, Fielding, Diderot, Rabelais et tous ceux qui ont compris l’incroyable nouveauté de Don Quichotte : la permission accordée d’écrire de la fiction dans une totale liberté ; puis il y eut un deuxième temps que l’on peut qualifier de flaubertien, qui réclame qu’on le considère à l’égal d’un art sérieux, car pour ceux cités précédemment, le roman n’était qu’un divertissement. Flaubert avait l’ambition de hisser le roman à un stade aussi élevé que la poésie ou la tragédie, d’en faire un genre noble. Il l’a donc voulu pensé, construit, cérébral, géométrique, trahissant la leçon de liberté de Cervantès. Mon idéal du roman tel que je l’ai mis en pratique dans mes livres opère la synthèse des deux : il emprunte à tous les genres sans se gêner mais avec la rigueur sans laquelle on ne peut composer après Flaubert, celui qui a tout changé.

Mais pourquoi Cervantès n’a-t-il pas eu d’héritiers dans sa propre langue ? Il a bien une descendance mais ailleurs

C’est d’autant plus étrange que lorsqu’un livre connaît un énorme succès commercial, il suscite aussitôt des imitations. Or il n’y en a pas eu en Espagne pendant trois siècles. La réponse se trouve dans l’épilogue du roman. Cervantès a créé une forme nouvelle d’ironie, qui n’est pas celle de la Grèce antique, et relève davantage du paradoxe. Le Quichotte est de toute évidence un fou mais doté d’une grande sagesse, d’une véritable intelligence, d’une belle lucidité. Son ironie, c’est la possibilité d’une vérité contradictoire. Mais pourquoi toute cette réussite littéraire n’a-t-elle pas fait d’émules en son temps et son pays ? Parce que les Espagnols l’ont lu comme un livre essentiellement comique. Leur lecture a été très réductrice : elle a retenu la drôlerie du personnage aux dépens et à l’exclusion de sa dimension tragique et pathétique. C’est d’autant plus regrettable que la leçon de Cervantès, c’est justement que la vérité est polyédrique, ambiguë, chose impossible à comprendre pour l’Espagne des lendemains du Concile qui était fermée, monolithique, totalitaire. Dans le même temps, la France et l’Angleterre ouvraient les esprits aux interprétations contradictoires. Je crois sincèrement que le roman est une arme de destruction massive contre la vision totalitaire du monde. Ceux qui prétendent détenir une vérité absolue sont prêts à vous tuer pour l’imposer. Les fanatiques ont horreur du roman.

Alors, les héritiers de Cervantès, où sont-ils ?

Mario Vargas Llosa est à mes yeux le grand romancier classique de la langue espagnole contemporaine. Mais il demeure plus proche de Flaubert que de Cervantès. Et puis Milan Kundera… De toutes façons, tout romancier doit payer sa dette à Cervantès. Même s’il ne l’a pas lu ! Et même si, comme Martin Amis, il méprise la qualité de Don Quichotte et le trouve trop long ; il juge que nombre de pages sont superflues parce qu’il ignore le cocido, ce plat typique de chez nous dans lequel on met absolument de tout, une sorte de pot-au-feu à base de pois chiches, de différents légumes et de plusieurs viandes, ce qui donne quelque chose de délicieux et plébéien. Ce roman est un monstre omnivore, il avale tous les genres. Or je crains que nous n’utilisions pas toute la liberté que Cervantès nous a donnée avec tout ce qui la fonde : l’ironie, le scepticisme, la tolérance. C’est là mon seul dogmatisme !img_7046

Un cocido littéraire, votre Anatomie d’un instant, votre livre sur le coup d’Etat raté du 23 février 1981 ? Je dis « livre » faut de dire….

Il est vrai qu’il est un peu chronique, un peu essai, un peu reportage, un peu roman historique, un peu tout. Un roman en principe, c’est une fiction. Avec celui-là, j’ai pris la liberté d’écrire un roman sans fiction. De toute façon, le roman est par essence un genre hybride. Ce fut également le cas pour L’Imposteur et pour celui que je viens d’achever et que je publierais en février en Espagne. Tous des romans sans fiction. C’est l’équivalent de la non fiction novel telle que Truman Capote l’a définie pour De sang froid : une forme narrative qui a recours à toutes les techniques de l’art de la fiction tout en demeurant absolument factuelle. Le prochain particulièrement qui est le livre que j’ai toujours voulu écrire, dès le début. C’est une histoire très personnelle puisqu’elle tourne autour du passé franquiste de ma famille, des petits propriétaires d’Estramadure ; la figure centrale en est un jeune homme de 17 ans, grand lecteur à qui son maître avait révélé Ortega et Unamuno ; il est pourtant devenu phalangiste, il s’est engagé, s’est battu et il est mort au combat lors de la plus grande bataille de l’histoire de l’Espagne. J’étais honteux de ce passé, le nôtre, dont ma mère m’avait souvent parlé. Le destin de ce garçon, les raisons de son basculement m’ont hanté car je ne les comprenais pas ; de plus, on a toujours dit que c’était l’oncle de ma mère jusqu’à ce qu’on apprenne, entre tous les non-dits, qu’il était son frère aîné…. Dès qu’on parle de soi, on entre dans le mensonge. Marco, l’antihéros de L’Imposteur, s’était inventé un passé de héros afin de cacher sa vie dure et grise de franquiste. Il n’avait été ni brave, ni courageux, rien. Après la guerre, le général de Gaulle ne disait-il pas que « les Français n’ont pas besoin de la vérité » ? Je n’étais pas capable d’affronter mon passé familial. En fait, j’étais paralysé par un problème littéraire : j’avais l’histoire mais elle était toujours à la recherche de sa forme. Dans Les soldats de Salamine et dans Anatomie d’un instant, l’Histoire et la fiction se livraient à une lutte ; dans L’Imposteur, à une bataille ; dans le prochain, elles dialoguent enfin.

On sent qu’il vous a marqué, l’imposteur de L’Imposteur

C’est mon Moby Dick. C’est le bien et le mal à la fois. Le point aveugle de cette histoire, c’est de se demander pourquoi il a fait ça, pourquoi il a menti sur son passé et pourquoi tout le monde a bien voulu le croire. Et dans Anatomie d’un instant, c’est de se demander pourquoi Adolfo Suarez, le chef du gouvernement, est demeuré assis droit à son pupitre quand les putschistes de la Garde civile ont envahi le Parlement et qu’ils ont commencé à tirer à la mitraillette. Tous les députés se sont terrés sauf le vice-présent du gouvernement Manuel Gutierez Mellado, un ancien général franquiste qui en avait vu d’autres et Santiago Carrillo, le leader communiste endurci par la guerre et les décennies de clandestinité. Les députés de l’époque me détestent depuis ce livre : ils me reprochent d’avoir insinué qu’ils étaient des lâches. Mais j’en aurais fait autant qu’eux, je me serais carrément caché au sous-sol si j’avais pu ! Tout mon livre pose cette question de l’attitude de Suarez et je n’ai pas vraiment trouvé de réponse claire et univoque. L’énigme est non seulement intacte mais elle s’est épaissie avec ce livre. Tant mieux car le romancier, c’est celui qui ajoute de la complexité au monde. Pour mieux la déchiffrer, il doit rendre cette énigme insoluble. Quand le politicien tend à tout simplifier, le romancier décèle un problème là où personne ne le voit ; il nous complique la vie. J’ai voulu montrer que l’attitude d’Adolfo Suarez constitue l’essentiel de sa vie mais aussi de celle de son pays. Pareil pour Marco l’imposteur. Tout le monde savait dès 2005 grâce à un historien qui a montré que quelque chose dans sa biographie dysfonctionnait. Alors on l’a aussitôt diabolisé au lieu d’y aller voir, de peur d’y découvrir une certaine Espagne. Pareil pour Manuel dans mon prochain livre qui prend à rebrousse-poil une vision rétrospective de l’Histoire où tout le monde a été républicain ou anti-franquiste.

Est-ce cela qui vous a fait écrivain ?

Je viens d’un village pauvre d’Estramadure. Quand j’ai eu 4 ans, ma famille s’est installée à Barcelone où mon père était vétérinaire. Nous étions matériellement appauvris et déracinés car ce n’était pas chez nous, d’autant qu’on y parlait une autre langue que le castillan ; mais quand nous retournions au village, nous étions à nouveau des gens importants. Or sans ce sentiment du déracinement, cette sensation d’être devenu un orphelin, je ne serais probablement jamais devenu un écrivain. Pavese disait : la littérature est une défense contre les offenses de la vie, ou quelque chose comme ça. Elle m’a protégé ; elle a été mon instrument de survie. Ce livre vient du plus profond de ma vie puisqu’il me vient de ma mère à partir d’une histoire qui a baigné mon enfance par sa bouche. Or, dès lors qu’on est loyal avec ses obsessions, plus la littérature vient du plus profond, meilleure elle est. Je ne sais pas et j’écris pour savoir.

Votre famille est restée franquiste après la guerre civile ?

En cela, elle est très espagnole puisqu’elle relève du « franquisme sociologique ». Pendant quarante ans, comme la plupart des Espagnols, elle a accepté le franquisme. La contestation était inexistante sauf dans les derniers temps. Après seulement, j’ai découvert dans les livres que dès les lendemains de la guerre, ceux qui y avaient participé du côté des vainqueurs avaient été très déçus. Aussi quand la démocratie est arrivée au moment de la transition des années 80 tout le monde ou presque l’a acceptée. Mais jusque là, le sport national des Espagnols, ce n’était pas le football mais la guerre civile, remplacée le cas échéant par le coup d’Etat, ce qu’a exploré Anatomie d’un instant. Tout Espagnol a sa propre théorie sur le coup d’Etat du 23 février 1981. Sinon il n’est pas espagnol !

 Quel est le point aveugle de ce prochain livre ?

L’écrivain qui n’a pas le courage de trahir ses propres théories n’est pas un véritable écrivain. Quand j’écris, j’oublie tout ce que je sais, à commencer par les théories car elles empêchent d’écrire, pour me mettre entièrement au service de mon livre. Le point aveugle y est très évident, il vous sautera aux yeux… lorsque vous le lirez ! Mais moi, il ne m’est apparu que lorsqu’on me l’a dit. Car celui qui écrit est dans un état de semi-conscience, il cherche à donner du sens à une forme. Là, je me suis lancé à la recherche des traces d’un anonyme de l’Histoire pour tenter de comprendre ses motivations. Alors le point aveugle ? La vérité, c’est la recherche de la vérité sur ce personnage.

Dans Le Mobile, votre premier roman écrit en 1987 mais qui paraît aujourd’hui seulement en France, Alvaro le narrateur, c’est vous ?

C’est moi. Mais quel échec, ce livre ! J’étais inconnu ; il s’en est vendu une cinquantaine d’exemplaires dont quarante ont été achetés par ma mère. C’était un recueil de nouvelles d’apprentissage ; il y en avait cinq, j’en ai retirées quatre et c’est devenu un roman. Quand on débute, on veut toujours s’afficher comme écrivain. On se repend toujours de son premier texte. C’est presque le cas…

Tout écrivain est un intellectuel ?

Il ne l’est que dès lors qu’il intervient dans la vie publique mais au même titre qu’un architecte, un professeur ou tout autre. Mais sa qualité d’écrivain ne lui confère pas automatiquement un statut d’intellectuel. Voltaire est à mes yeux le premier intellectuel avec l’affaire Calas. Il réunit les deux caractéristiques : le travail en solitaire d’un côté, la présence publique de l’autre. C’est très français. Ma génération entretient des rapports compliqués avec la figure de l’intellectuel. Quand j’étais jeune, je voulais surtout ne pas en être car il était déprécié, discrédité, dénué du moindre prestige. Camus disait que les idées trompées baignent toujours dans le sang alors que nombre d’intellectuels ont été d’une telle frivolité et d’une telle vanité ! Heidegger et les autres : tant d’intelligence au service de tant de barbarie. Sartre et la littérature dite engagée m’horrifiaient. Je trouvais ça populiste et démagogique. Mais depuis, j’ai évolué. Je revendique désormais une sorte de littérature engagée au sens où l’entendait Michel Leiris : la littérature comme tauromachie. Quelque chose de sérieux, ambitieux, total qui veuille changer le monde, qui engage complètement et non juste un jeu. La littérature doit démasquer la réalité cachée derrière les apparences. En ce sens, Kafka et Borges ont été et sont demeurés mes héros car leur littérature est très politique. Et quel plus grand engagement que le leur ?

Avez-vous le souci d’être compris lorsque vous écrivez ?

Je ne pense pas au lecteur car celui-ci n’existe pas. Chaque lecteur est différent. Au fond, le seul lecteur que je connaisse, c’est moi, et j’ai envie de le satisfaire, en espérant qu’il y en aura d’autres comme moi. Mais il m’est impossible d’écrire pour un autre que moi.

Mais quand vous dites d’un personnage qu’ «elle avait un geste de dévouement digne de Florence Nightingale », vous vous doutez, tout de même, qu’en Espagne et en France, nul ne sait à quoi vous faites allusion à moins d’avoir une solide culture historique anglaise et d’avoir lu Eminent Victorians

J’ai écrit cela quand j’étais jeune. A l’époque, je la connaissais par un livre en espagnol que mon père m’avait offert sur les héros de l’humanité. Ca m’avait marqué. Elle était l’équivalent de mère Teresa de Calcutta. Mais au fond, qu’importe. Je veux toujours écrire le meilleur livre possible, advienne que pourra. La première obligation de l’écrivain, c’est de se créer une tradition littéraire, en faire une lecture intéressée, s’y inscrire et voir ce qu’il peut y faire. Le philosophe Eugenio d’Ors disait que ce qui n’est pas tradition est plagiat. Picasso dit que l’originalité, ce n’est pas ressembler à personne mais ressembler à tout le monde. Pendant mes études, j’ai beaucoup lu la littérature, le théâtre et la poésie de l’âge d’or espagnol, les Gongora, Lope de Vega, Quevedo et les autres. Cervantès les avait lus et les a transformés. Il avait également avalé Pétrarque. Je crois qu’il ne suffit pas de tuer le père : il faut dévorer les maîtres en cannibale, mais en y ajoutant de la sauce piquante. Après seulement on peut écrire ce qu’ils n’ont pas écrit tout en sachant que sans eux on n’y serait pas arrivés. Sans les Vies imaginaires de Marcel Schwob, Borges n’aurait pas été ce qu’il fut. Il ne suffit pas de dévorer : il faut ensuite rendre hommage comme on ferait une déclaration de soumission.

Et vous, Flaubert ?

Au début, certainement. Mais ma chance, c’est qu’outre Cervantès et les écrivains du post-modernisme américain (Robert Coover, Donald Bartheme) qui étaient des expérimentateurs, ma langue natale m’a permis d’avaler tous les grands latino-américains. Mais ils ont tous fait ça. L’incipit de Cent ans de solitude est une phrase qu’on trouve presque mot à mot au milieu de Pedro Paramo de Juan Rulfo que tous admirent. Une imprégnation légitime. La tête de Cervantès était saturée de littérature. La littérature relève du cannibalisme.

(Photos Passou à Barcelone)

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères.

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commentaires

1 403 Réponses pour Javier Cercas à la recherche du point aveugle

JC..... dit: à

Chantal Bis dit: 23 novembre 2016 à 12 h 52 min
« Extrayez-vous ! »

Chantal, mon chou, extraie toi, ce sera déjà ça, et laisse les autres faire ! Tu n’es pas la Pythie de Trèfle

JC..... dit: à

JiBé,

T’es pas dans le coup ! On subit une guerre civile, on ne la réclame jamais…. ELLE EST LA !

Jibé dit: à

« ELLE EST LA ! »

Des problèmes avec sa chère et tendre, JC ?

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