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Comment j’ai publié ma première traduction

Comment j’ai publié ma première traduction

Par  Jean-Pierre Pisetta 

L’Institut supérieur de traducteurs et interprètes (ISTI) de Bruxelles était une école réputée et spécialisée en matière de traduction et je m’y suis inscrit à l’automne 1980, dans la section russe-italien. J’avais choisi l’italien parce que je le parlais déjà et voulais l’approfondir, et le russe parce que l’atmosphère des livres russes que je lisais à l’époque, en particulier ceux de Soljenitsyne, avaient le don de m’envoûter. En outre, les révélations contenues dans son Archipel du Goulag m’intriguaient tellement que l’étude de la langue et de la culture russes me semblait être le meilleur moyen d’en savoir davantage à ce sujet. 

Étant donné que ces deux langues sont enseignées à l’ISTI en partant de zéro (ce qui n’est pas le cas, par exemple, de l’anglais), aucun cours de traduction n’est prévu en première année. C’est donc sans avoir jamais traduit une seule ligne que je suis parti, à l’été 1981, pour un séjour d’un mois à l’université de Krasnodar, dans le sud de la Russie. 

Le soir, je prenais souvent le frais, sur le campus de l’université, avec une étudiante belge. Assis sur les marches d’un des bâtiments, nous observions éberlués des grenouilles – ou des crapauds ? (nous n’osions pas trop nous approcher) – grosses comme des lapins, qui sautillaient dans les allées en direction ou en provenance d’une étendue d’eau voisine. Nous nous parlions, entre autres, de nos lectures. J’étais en train de lire Lettera a un bambino mai nato (Lettre à un enfant jamais né) d’Oriana Fallaci, cette conversation entre une mère et l’enfant qu’elle porte dans son ventre, un livre dont on parlait beaucoup à l’époque. Je faisais part de mes impressions, au fil de ma lecture, à cette étudiante qui avait fini par devenir, soir après soir, ma petite amie. Jusqu’au moment où elle a eu cette phrase qui allait m’inciter à accomplir un acte – celui de la transmission, voire du partage d’un texte à quelqu’un qui n’y a pas nécessairement accès par manque de connaissances linguistiques – que je continue à perpétuer aujourd’hui : « Quand je rentrerai en Belgique, je verrai s’il est déjà traduit » (elle ne connaissait pas l’italien et je lisais la version originale).

Et, le plus naturellement du monde, comme si je lui avais proposé de lui offrir une glace (il faisait torride dans cette ville de Krasnodar), je lui ai dit : « Mais si tu veux, je te le traduis. » À quel point étais-je amoureux d’elle pour lui traduire un livre entier, dont la traduction était peut-être déjà disponible dans toutes les « bonnes librairies » du royaume de Belgique ? « Pourquoi pas ? D’accord », m’a-t-elle répondu. C’était aussi, de sa part, une sacrée preuve de confiance car, moi qui n’avais jamais rien traduit, allais-je être capable de mener à bien une telle entreprise ? Le livre ne comptait qu’une centaine de pages, mais c’était le livre d’un écrivain connu et mes connaissances en matière de traduction ne me permettaient pas d’en mesurer, à la simple lecture, la difficulté. 

À mon retour d’Union soviétique, je me suis mis immédiatement à l’ouvrage et, trois semaines plus tard, le livre était bel et bien traduit par mes soins, dans un cahier d’écolier à la couverture cartonnée rouge. Et c’est avec une certaine fierté – pas pour la qualité de la traduction mais pour être arrivé au bout de ce projet – que j’ai remis mon travail à ma mie. Elle a lu, a apprécié le roman mais, étant néerlandophone – même si elle parlait couramment le français –, elle n’a pas émis de jugement sur la traduction, d’autant plus qu’elle ne connaissait pas l’italien pour vérifier si des erreurs n’avaient pas été commises. 

Notre « relation » a duré environ deux ans, et nous nous revoyons encore de loin en loin. Et lorsque j’ai l’occasion d’aller la trouver à Courtrai où elle vit, je ne peux pas m’empêcher, à un moment où je suis seul devant ses rayonnages de livres, de m’assurer que le cahier à la couverture rouge est toujours là. Je le prends en main, le feuillette et le remets religieusement à sa place. 

Deux ans plus tard, j’ai dû commencer mon mémoire de fin d’études supérieures. J’ai choisi de traduire le deuxième roman d’un auteur italien qui s’était fait connaître, quelques années plus tôt, avec un récit aussitôt porté à l’écran, Un borghese piccolo piccolo (Un bourgeois tout petit petit). Vincenzo Cerami deviendra plus tard le scénariste attitré de Roberto Benigni.  

Le roman en question s’intitule Amorosa presenza. Un roman étrange, unique dans la production de son auteur, une espèce de poème en prose dont je n’ai jamais pu faire paraître la traduction en français. À l’époque où je préparais mon mémoire, Vincenzo Cerami travaillait à Paris avec la troupe de théâtre qui avait interprété le film Le bal, d’Ettore Scola. Je l’y ai rejoint et l’ai rencontré à plusieurs reprises pour lui poser des questions sur son texte et sur son oeuvre. Je ne l’ai jamais revu depuis, ni ne suis parvenu à reprendre contact avec lui, malgré mes tentatives par personne interposée. 

Mon mémoire commençait par une introduction intitulée Vincenzo Cerami, vita e opere (vie et oeuvre). Elle était suivie de la traduction intégrale du roman Amorosa presenza, qui n’a guère enthousiasmé les membres du jury. Elle n’a pas enthousiasmé davantage la quinzaine d’éditeurs auxquels je l’ai envoyée depuis lors. 

Mais, entre-temps, une autre traduction était sortie de ma plume. J’avais proposé à une amie de Parme – qui s’intéressait à cette activité – de traduire un roman français en italien. Comme elle ne connaissait pas le français, je traduisais le texte chapitre par chapitre, lui envoyais mon travail par la poste et elle tapait à la machine ma traduction en y apportant les corrections stylistiques nécessaires. Il s’agissait du roman de François-Marie Banier intitulé Le passé composé. Nous y avons travaillé plusieurs mois et avons mené la traduction à son terme pendant ma dernière année d’études. Puis nous avons soumis notre travail à différents éditeurs italiens, sans succès. 

Je terminais donc mes études de traduction, à l’été 1984, avec, dans mes tiroirs (et sur une étagère de mon ex-petite amie), trois romans traduits de la première à la dernière ligne : je ne m’étais pas trompé en choisissant cette voie, fût-ce sur le tard. Mais le premier roman avait déjà paru en français, les deux autres ne recevaient pas d’accueil favorable auprès des éditeurs français ou italiens sollicités. 

Il était temps, par conséquent, de chercher un gagne-pain que j’ai trouvé presque aussitôt dans une école de langues. C’est ainsi que j’ai commencé une « carrière » de professeur d’italien. Dans mes moments de temps libre, je continuais à prospecter dans le domaine des textes italiens non encore traduits et j’ai entamé la traduction du septième roman d’un auteur à succès qui n’avait pas encore percé dans la francophonie, Giorgio Saviane. Son roman Getsèmani, allégorie sur un retour du Christ à notre époque, m’avait subjugué lorsque, à l’ISTI, notre professeur de littérature italienne nous en avait parlé. Les droits étaient libres – je m’étais informé auprès de son éditeur Mondadori – et je me suis donc lancé dans cette nouvelle aventure (et folle aventure : la traduction est terminée depuis trente ans et aucun éditeur francophone n’en a encore voulu). 

Je traduisais aussi, çà et là, de courts textes de Tolstoï que l’écrivain russe avait rédigés pour les élèves de l’école qu’il avait fait construire sur ses terres. Ces textes n’étaient plus disponibles en français et j’en ai préparé un recueil pour le dixième anniversaire de mes neveux, des jumeaux. Ma nièce, lorsqu’elle a déballé son exemplaire – relié, bien que sommairement, de mes propres mains –, m’a demandé, en le feuilletant, si c’était moi qui avais écrit ces histoires. Apprenant que je n’avais fait que les traduire, elle m’a dit : « Ah, je croyais que tu étais plus intelligent. » 

En plus des deux exemplaires que j’avais confectionnés pour mes neveux si encourageants, j’en avais préparé une dizaine d’autres à l’intention d’amis qui avaient des enfants. Parallèlement, je continuais à envoyer à des éditeurs des extraits des romans que j’avais déjà traduits ou que j’étais en train de traduire. 

Un matin de bonne heure (il devait être 8 h 05), mon téléphone sonne : je suis encore au lit. 

– Bonjour. Marc Bombaert à l’appareil. Je suis éditeur et votre traduction m’intéresse. 

Ma traduction ? Mais quelle traduction ? J’en avais au moins trois en lecture chez différents éditeurs. Quant à celui que j’avais au bout du fil, je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. 

– Votre traduction de Tolstoï : les contes pour enfants. 

Ça alors ! Un texte que je n’avais jamais cherché à faire éditer et qui était arrivé entre ses mains, m’apprend-il, par l’intermédiaire d’un des amis précités qui en avait acquis un exemplaire et lui en avait parlé.  Les choses allaient alors se précipiter. Cet éditeur débutant cherchait en fait un auteur phare pour lancer sa maison et l’idée de textes inédits – ou en tout cas introuvables – du grand auteur russe, destinés à des enfants par-dessus le marché alors qu’on le connaît presque uniquement pour ses grands romans, l’attire comme un aimant. Dès notre première entrevue et mon accord de publication, il contacte un illustrateur montant mais qui n’a pas encore publié de livres, une graphiste talentueuse pour qui ce sera aussi un baptême éditorial et, à peine trois mois plus tard, en l’an de grâce 1986, paraissait « Léon Tolstoï, Contes et récits, traduit du russe par Jean-Pierre Pisetta, illustré par Mario Ramos et mis en page par Isabelle Moreau », le tout chez Marc Bombaert éditeur. 

Mon rêve de publier un livre se réalisait enfin, même si le livre en question n’était pas celui que j’aurais souhaité voir paraître en premier. Ce qui me réjouissait néanmoins, c’était qu’il s’agissait d’une entreprise dans laquelle je m’étais lancé par pur plaisir, d’un cadeau à offrir à mes neveux, d’un véritable acte de partage, né d’une envie de leur faire découvrir des textes qui n’étaient plus disponibles qu’en langue russe. 

J’ai publié d’autres livres depuis ce temps lointain, mais aucune de ces publications n’a plus été vécue, pour moi aussi, comme un cadeau. 

Jean-Pierre Pisetta

(« Jean-Pierre Pisetta » et « Léon Tolstoï » photos D.R;)

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commentaires

4 Réponses pour Comment j’ai publié ma première traduction

Lavande dit: à

J’ai beaucoup aimé ce texte. Belle illustration du fait que le métier de traducteur est un métier de partage … mais bien ingrat !

Ed dit: à

Merci Lavande pour le conseil. J’ai beaucoup aimé ce récit, même s’il s’apparente à un parcours du combattant. Toutes ces histoires de passionnés qui « percent » dans leur domaine – souvent difficile, car constituant une sorte de niche – ont en commun d’avoir essuyé de nombreux échecs lorsqu’ils avaient une volonté de réussir, et de réussir alors qu’ils n’avaient rien entrepris pour provoquer leur premier succès (en l’occurence la publication de ces traductions de Tolstoi).

christiane dit: à

Ce qui est inouï, c’est la réflexion de votre nièce apprenant que vous n’aviez pas écrit le livre mais « seulement » que vous l’aviez traduit : « – Ah, je te croyais plus intelligent… ». Vous, qui racontez si bien vos motivations (permettre à d’autres d’accéder à un texte que vous appréciez et que sans vous ils ne pourraient connaître), vous traversez cette vie comme un contrebandier, un trésor dans la sacoche dont personne ne veut. Arbre lourd des fruits que personne ne cueille…
Vous êtes une passerelle mais personne ne veut traverser le fleuve qui mène d’une langue à l’autre…
Vous êtes diablement émouvant. Merci Monsieur.

Ps : j’aurais bien aimé avoir un traducteur espagnol/ français, le soir où répondant à l’invitation d’un ami écrivain, je dus traverser sans aide une conférence où tous les intervenants, y compris mon ami, parlaient espagnol ! J’ai bu la tasse plusieurs fois… Puis j’ai lu le livre écrit en français car mon ami est français mais son livre autobiographique, racontait une sorte de « parcours du combattant » en Espagne et les intervenants espagnols (?) étaient si heureux de l’honorer dans leur langue.

Ed dit: à

« Vous êtes une passerelle mais personne ne veut traverser le fleuve qui mène d’une langue à l’autre »

Exactement, les traducteurs sont des passeurs. Indispensables, mais qui récoltent l’ingratitude. On veut le produit fini, aprés la traversée, mais on se fiche du processus. La réflexion de la nièce est édifiante de par son innocence. Plus je réfléchis à ce billet, plus je me dis que grâce à son caractère purement individuel, il regroupe toutes les problématiques du traducteur (plus que de la traduction).

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