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La République des livres

De Caracas en Orénoque

Par Albert Bensoussan

Petite Venise ou grande flaque d’eau (si l’on en croit l’étymologie de son nom), le Venezuela qui est le premier au monde en réserve de pétrole, est devenu aujourd’hui l’un des tout derniers, avec un taux d’émigration très élevé — selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), plus de 4,6 millions de migrants —, et montré du doigt par l’ONU pour ses violations des droits de l’homme, aujourd’hui comme hier. Jean-Louis Coatrieux, dans Natcho, l’enfant du barrio (Riveneuve, 2023, 262 p., 21 €) va saisir le problème  à la fin des années 80, le pays étant dirigé par Carlos Andrés Pérez, au programme néo-libéral, qui se distingua par la répression violente des révoltes populaires, notamment dans les cités-dortoir de Caracas, faisant plusieurs milliers de morts, ce qu’on a appelé le Caracazo. Mais ce que retient le romancier, grossissant l’image dans son objectif, c’est la vie quotidienne avec ses petites gens dans ce qu’on appelle à Caracas les barrios, et qui ne sont rien d’autre que les favelas de Rio ou les poblaciones de Lima : des bidonvilles.

Le fil du récit est cette main tendue d’un petit orphelin de dix ans, Nacho, issu de l’Italie où il a perdu ses parents dans un accident de voiture, et venu à Caracas avec sa grand-mère Vonna, une Italienne qui fut victime de la dictature mussolinienne. Coatrieux est très attentif au sort des réfugiés, puisque dans son précédent roman, Tu seras une femme, ma fille (Riveneuve, 2022) il avait fait d’une petite Juive autrichienne fuyant la persécution nazie, Erika Weiss, la protagoniste d’un récit sur l’exil et le royaume : « En 1945, le Venezuela apparaissait comme l’Eldorado », écrit-il ici. Mais qu’en est-il, justement, de ce paradis où trouvèrent refuge tant de réprouvés de notre Europe du XXe siècle ravagée par les guerres et les dictatures ?

Le regard du romancier fuit comme la peste le misérabilisme et tout ce qui pourrait ressembler à un message politique. L’idéologie n’est pas son fort, hormis un humanisme camusien qui est ce qui reste quand toutes les utopies se sont effondrées. Depuis Cours, Mounia, cours (Riveneuve, 2018), évoquant la fuite dramatique des migrants du Moyen-Orient vers l’Europe, Jean-Louis Coatrieux choisit l’enfant comme voix majeure ou fil conducteur. Sans doute, Saint-Exupéry et Le Petit prince ont-ils ouvert la voie. Une voix qui s’exprime ici dans l’aveu ou la revendication de Natcho, l’enfant « perdu » : « Je suis là ». Face à lui est la haute figure de l’intellectuel — professeur, journaliste, romancier — Humberto, que ce petit garçon va appeler Humb, dès lors qu’il sait qu’Hemingway était familièrement appelé Hem.

Entre les deux se noue une affection de père à fils, avec la bénédiction de la grand-mère Vonna, dont le mari a disparu dans les soubresauts de l’Italie mussolinienne, et qui l’a amené dans ce pays accueillant, après que ses parents, à la veille de se rendre au Venezuela avec l’association humanitaire Médecins Sans Frontières, à laquelle ils appartenaient, sont morts dans un accident. Cet Humb va dont le suivre dans ses études et son éducation, puis, lorsque Caracas s’effondrera sous le double fléau de la répression politique et des intempéries qui font glisser ces bidonvilles dans l’abîme ou le ravin, il l‘emmènera avec lui plus à l’Est, au territoire de son enfance, l’Orénoque et cette petite ville de Tucupita, oasis de paix.

Il y a dans ce récit une intemporalité voulue, seules affleurent les cicatrices des « accidents » de l’Histoire. On retiendra la morale du livre, qui est aussi la seule leçon du maître dispensée à l’élève :

L’histoire ne s’arrête pas aux dates. Pense plutôt aux hommes et aux femmes qui ont lutté de tout temps pour des causes justes. La liberté, l’abolition de la peine de mort, le respect de la nature. Et contre la pauvreté, l’exploitation des enfants, la haine. Il faut là beaucoup de courage. Voilà les lignes à suivre, car ces causes seront toujours sous la menace de fous.

Et voilà la révolte de ceux qui n’ont plus les moyens de payer leur ticket de bus pour se rendre au travail, sans parler de l’inflation tous azimuts qui ruine les espoirs de survie. La description qu’en donne en eau-forte le romancier ne peut que rebondir à nos regards encore brûlés par les émeutes du printemps dernier dans toute la France :

Les habitants des ranchitos… descendent massivement dans le centre-ville… Les polices municipales, malgré les renforts de la police métropolitaine, n’arrivent pas à arrêter les violences… Des tirs de pistolet sont entendus… Les manifestants, la plupart masqués, brandissent des battes de baseball, des barres de fer, des machettes, et des planches en bois ou des couvercles de poubelles pour se protéger. Un commissariat de police et une succursale du Banco Obrero sont mis à sac… Les vitrines des commerces voisins ont éclaté et les portes des immeubles sont enfoncées. Les actes de vandalisme et le saccage se multiplient… Des scènes de pillage où les voleurs s’enfuyaient en portant vêtements, chaussures, téléviseurs. Ils côtoyaient des manifestants hurlant des slogans : « « Augmentation des salaires » ou « Baisse des prix de l’alimentation »…

Que reste-t-il quand vient le chaos ? Quand sa maison s’est écroulée ? La fuite, certes, ou disons le repli, le refuge. Ici, dans cette exaltation de l’enfance et de son paradis perdu aux bords de l’Orénoque, l’auteur laisse parler, dans sa plus belle encre, les croyances ancestrales et ces indiens — « indigènes » préfère-t-on dire — qui fascinèrent tant Claude Lévi-Strauss, et dont se réclament, en divers récits, les trois grands Latinos parrains de cette écriture, Alejo Carpentier, García Márquez et Vargas Llosa :

Les anciens disent que ceux qui ont tué ont cru atteindre le ciel. Ils se trompaient, ils n’ont pas vu la lumière de Kahuña. Ils sont restés ici, de ce côté de la Porte. Ils ont élu domicile au pays de la nuit, dans l’obscurité. Là vit aussi Nuna, la lune, nous l’appelons le ciel nocturne. C’est un pays sombre. De même, le ciel du jour, où se promènent le soleil, la pluie, le tonnerre, les oiseaux, les nuages, est un mirage. Le vrai paradis est invisible. Il n’y a pas d’étoiles là-bas et seul brille Wanadi, l’Esprit. Il n’y a pas non plus de nuit, pas de jour. Uniquement la lumière, rien d’autre. Les étoiles, la lune, le soleil ne vivront pas éternellement. Ils tomberont à la fin de cette Terre, ils mourront avec nous, avec Odo’sha.

On reconnaît là la mythologie et la  cosmogonie des Ye’kuana, ces indigènes de la famille Caribe qu’on trouve en Amazonie, au Brésil et, certes, au Venezuela. Cousins de ces Machiguengas amazoniens dont Vargas Llosa nourrit les pages hallucinées de son Homme qui parle. Et voilà, la terre va-t-elle périr ? Le soleil finir pour de bon par se coucher ? L’homme de science, le physicien pétri de mécanique quantique et de théorie électromagnétique, sourit dans sa sagesse et nous livre, en romancier, comme dans son précédent récit tenant la main d’une enfant cachée — Erika — jusqu’au salut bolivarien, la randonnée salvatrice d’un grand homme et d’un petit garçon qui portent, malgré tout, quand les hommes partout ne cherchent qu’à se détruire et que la nature apporte son lot quotidien de catastrophes climatiques, un flot d’espérance, un rayon de miel nourrissant encore la ruche humaine.

Et nous voilà, aux dernières pages, aux rives de l’Orénoque, le fleuve mythologique, au Malecón de Tucupita, ramenés aux maisons sur pilotis ouvertes à tout vent et à « ces milliers de ramifications courant dans la savane et dessinant tout autant d’îles que de nuages » qui renvoyèrent aux premiers Conquistadors l’image d’une autre Venise, touchant à « l’infini de la terre et de l’eau », comme « au premier jour de la création de l’univers ». Éternel retour et rêve de bonheur. Mais ne rêve-t-on pas pour se faire plaisir et effacer la misère quotidienne ? « Et pourtant, comme ce monde est beau ! », s’écrie finalement le narrateur. La littérature n’est-elle pas, ici comme ailleurs, la vraie vie ? Ce roman est aussi une lumineuse leçon.

Albert Bensoussan

(« Albert Bensoussan », « Barrio de Caracas » photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature de langue française.

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commentaires

2 Réponses pour De Caracas en Orénoque

Soleil vert dit: à

Très intéressante chronique !

Marie Sasseur dit: à

Très belle chronique, et surtout qui change des pseudo leçons d’espaniol lues dans des commentaires sur la rdl.
Roman « qui réconforte sur la puissance de la bienveillance et de la vie. »
Et c’est bon.

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